9

𝓐imé



Mon cœur s'est broyé sous ma peau.

Il a littéralement éclaté, je l'ai senti se fissurer, et malgré ça, je suis censé rejoindre Sohane dans la salle du conseil comme si je ne marchais pas avec un trou béant dans la poitrine. Si les chambellans étaient éveillés, ils dévisageraient mon torse et la traînée de sang qui s'en déverse. Suis-je le seul à avoir l'impression que toute cette situation est dépourvue de sens ? Qu'il n'y a pas la moindre personne qui soit foutue de me dire que je nage en plein cauchemar ? Comment son retour peut-il être plus douloureux que son départ ?

Comment ?

J'ai beau frapper mon front encore et encore, il n'y a rien qui m'empêche de réfléchir. Mes pensées se coupent la parole.

Sohane est en vie.

Sohane. Est. En. Vie.

Il est là, dans l'enceinte du château, debout sur ses deux jambes... et il me déteste.

Son cadavre ne repose pas dans la tombe que je n'ai presque jamais eu le courage de visiter.

Il me déteste.

Il est en vie depuis tout ce temps ?

N'est-ce pas ce que j'ai toujours espéré ?

Pourquoi j'ai l'impression que c'est encore pire que le croire mort ?

Parce qu'il ne m'aime plus.

— Aimé, ça suffit, me reprend Arsën. Ouvre ces portes, lève la tête et prétend.

— Je prétends tous les jours, mais là c'est impossible. Sohane est derrière ces portes, Arsën. Sohane !

La panique s'empare de mon corps, je suis sur le point d'étouffer.

— Non, c'est hors de question que tu me fasses une crise d'angoisse ici et maintenant. Je te demande, pour une fois dans ta vie, de m'écouter.

J'obtempère, ou plutôt, je tente de coopérer, de ne pas me laisser abattre par la douleur, mais elle se transforme et je ne sais pas comment gérer sa nouvelle apparence. Ce n'est plus un deuil, c'est une souffrance immuable qui creuse ma gorge dès que je me dis que ça ira mieux.

Ça ira mieux.

Parce qu'il est en vie, parce qu'il est de retour. Le problème, c'est qu'avant lui, mon bonheur ne dépendait que de moi, et puis il est apparu et a fait de moi un pantin dont il contrôlait tout, dont il contrôle tout. Demander à ce que ça aille mieux équivaut à prier pour qu'il disparaisse de ma vie, alors qu'il n'y est déjà plus. Enfin, il y est, mais plus comme avant.

On partage des souvenirs communs, et ils vivront toujours dans nos têtes, à défaut de se reproduire un jour.

Ce ne sont que des souvenirs.

Des souvenirs qui n'auront plus jamais lieu d'être.

Je souffrais de sa mort en sachant que je n'aurais plus l'occasion de rire avec lui, de l'aimer à cœur ouvert. Mais n'est-ce pas d'autant plus destructeur d'avoir conscience que c'est toujours impossible, même s'il se trouve en face de moi ?

Sans relever la tête, je réalise que les portes sont ouvertes lorsqu'un reflet de lumière éclaire mes chaussures. Plus rien ne me préserve du regard des membres de la cour, ni du sien. Je joue avec le bouton de la chemise que j'ai tout juste eu le temps d'enfiler, avant d'être interpellé par Rufus.

Je sursaute.

Je cherche sur son visage une once de tristesse qu'il pourrait partager avec la mienne, une once de culpabilité semblable à la mienne. Après tout, Rufus n'a jamais lancé de recherche. Lui aussi a abandonné. Mais il se tient droit sur son fauteuil, bien trop près de celui qui m'est destiné, comme s'il avait encore de l'importance, et son visage est pourvu de vanité.

Il n'apprendra jamais de ses erreurs.

— Veuillez prendre place, Votre Majesté.

Les pieds du fauteuil crissent contre le sol dès que je tire celui à mon nom. Le silence n'en est que plus malaisant. Ils peuvent me mépriser autant qu'ils le souhaitent, leur avis est ma dernière préoccupation.

— Ares est exceptionnellement dispensé de réunion, ajoute Rufus.

Mes doigts se resserrent sur l'accoudoir. Qu'est-ce qui le dispense de retrouver un homme qu'il a un jour considéré comme son fils ? Arsën glisse sa main sous la grande table ovale qui se dresse comme un océan entre nous et les hommes d'en face. Ses phalanges agrippent mon genou qui tressaute depuis que je suis assis, tandis qu'il attire l'attention :

— Il semblerait que ce soit la première fois qu'on ait affaire à une telle situation.

— Mettre face à face un roi héritier et son imposteur ? C'est vrai que ce n'est pas commun, ironise le camarade de Sohane, dont la présence n'a rien d'indispensable.

Si je pouvais pousser la table contre lui jusqu'à ce qu'elle cisaille sa gorge trop ouverte, je le ferais.

— Sohane, je crois que ton copain n'aime pas qu'on lui rappelle qu'il est assis à ta place.

Ses yeux remplis de prétention s'arriment aux miens et ma patience vole en éclat. C'en est trop pour moi. En deux ans, je n'ai jamais autant été pris au dépourvu par mes propres sentiments. Je suffoque. Le monde autour de moi se resserre, comme si les murs eux-mêmes conspiraient à m'étouffer. Les mots d'Arsën résonnent encore dans mon esprit, ses coups, ses reproches, son engouement à m'aider à retrouver goût à la vie. Mais je n'arrive plus à distinguer la colère de la douleur, la rage de la tristesse. J'ai donné ma vie, sacrifié chaque parcelle de moi-même pour une illusion, pour un fantôme. Et maintenant, ce fantôme est revenu, bien vivant, avec cet autre homme à ses côtés. Cet homme qui n'a de cesse de me provoquer, de me rappeler que j'ai tout perdu.

Je ne suis pas infaillible.

Ma poitrine se contracte. Mes mains tremblent. Mon regard vrille. Quelque chose se brise en moi, définitivement.

Je m'empare du dossier de la chaise, surpris par son poids, et la lance par-dessus la table jusqu'à ce qu'elle s'écrase contre son crâne. Il a à peine le temps de mettre ses mains devant son visage avant que l'impact ne lui fasse perdre toute notion et tout équilibre.

— C'est le trône que tu veux ? craché-je, alors qu'il retrouve ses esprits, le nez en sang. Aucun souci, mais sache que le pouvoir ne vient pas avec.

Je ne prends pas la peine de jeter un coup d'œil en direction d'Arsën, dont le désespoir doit ruisseler aux coins des yeux. Je me contente de rester debout, les mains appuyées devant moi, pendant que Casey daigne enfin se faire petit.

— Sors d'ici, ordonné-je.

Il découvre son nez dont l'arête difforme ne fait que saigner et hoche la tête, avant de déserter la salle.

— Très bien, maintenant qu'il est possible d'avoir une conversation convenable, quelles possibilités s'offrent à nous ?

C'est la première fois que je m'impose entre ces murs, que j'ose hausser le ton, soumettre mon opinion et d'un coup, la salle est bien silencieuse. Il n'y a pas un seul des hauts gradés du conseil qui ose me remettre à ma place comme ils en ont l'habitude, ou me donner le moindre conseil.

— Tu y as pris goût, pas vrai ?

Mes épaules se tétanisent en une fraction de seconde. Je n'ai pas l'habitude d'entendre la voix de Sohane, même si elle est chargée de dédain et que je suis incapable de le regarder. Il s'adresse à moi et je perds tout mon courage, toute mon assurance.

Quand il s'est adressé à moi avec une cagoule sur la tête, j'ai pensé que mon imagination me jouait des tours. Je me suis dit que j'étais fini si je commençais à entendre sa voix. Il s'est avéré qu'elle lui appartenait vraiment. Mais je ne m'y fais toujours pas, je continue de penser que mon corps repose au cœur de mon matelas et que le réveil sera le plus difficile de toute ma vie.

— Avoir du pouvoir, précise-t-il. Tu as fini par aimer ça.

Je prends une grande inspiration, les ongles ancrés dans le bois de la table.

— J'ai l'air de jouir de la situation ?

— Tu as l'air de savoir ce que tu fais.

S'il s'agit de l'impression que je renvoie, tant mieux, mais c'est bien la première fois que l'on me dit ça.

— Deux ans à apprendre à gérer un pays ne laisse pas indifférent.

— Deux ans à laisser les autres diriger le pays à ta place, pendant que tu penses porter toute la douleur du monde, en ne faisant rien de tes journées ? Si tu le dis.

Je perds de nouveau le contrôle, mais cette fois, ça s'apparente à une rancœur qui m'est familière. Une haine que j'éprouvais envers lui, le jour de notre rencontre. Comment peut-il me blâmer à ce point ? Me haïr à ce point ? Il n'a peut-être plus rien de celui qu'il était, je ne peux peut-être plus prétendre être irréprochable, mais ai-je à ce point fauté ?

— Tu ne mérites pas d'être roi. Tu ne maîtrises rien, tu n'y as jamais été préparé, pas comme moi, assène-t-il.

— Tu y as peut-être été préparé toute ta vie, en attendant tu ne l'es toujours pas, rétorqué-je. Cesse tes jérémiades, Sohane, tu n'as plus l'âge de faire des caprices.

La pointe de la plume qu'il tient en main se fend dans le bois de la table et l'encre se répand sur sa surface.

— Ce n'est pas aussi simple, s'interpose un membre de la cour en voyant que la discussion s'envenime. Un individu qui n'accède pas au trône par droit de naissance voit sa vertu s'éroder.

— C'est-à-dire ? l'interroge Sohane.

— C'est-à-dire que le règne a été légué à Aimé, alors que vous deviez en hériter. Vous avez perdu votre héritage. Votre nom n'a plus d'importance, il ne signifie plus rien.

Un rictus se dessine sur le visage de Sohane. Un rictus amer qui reflète sa frustration. Il penche la tête en avant, et alors que je crains de voir des larmes s'échouer sur la table, un rire sincère lui échappe, si bien qu'il en vient à essuyer ses paupières.

— Ce putain de nom a été un condamnation toute ma vie parce qu'il m'assimilait à cet enfoiré, s'exclame Sohane en pointant Rufus du doigt. Et vous me dites qu'aujourd'hui il ne me permet même pas d'obtenir ce qui me revient de droit ?

Si ce n'était pas Rufus, j'aurais agi tel le roi que je me dois d'être. J'aurais pris sa défense. Mais il est vrai que Sohane a raison sur un point, c'est un enfoiré. Alors je reste muet et m'assois sur le siège vacant à côté de moi.

L'ancien prince héritier avance dans ma direction, le bout de ses doigts longe les dossiers des fauteuils des membres du conseil tandis qu'il joue avec la plume brisée de l'autre main. Personne ne sait à quoi s'attendre, si ce n'est à un affront brutal. Le silence plombant me prend à la gorge, jusqu'à ce que Sohane pose sa paume chaude sur mon épaule et appuie sa hanche contre la table. Je lève la tête, la mâchoire emprisonnée au creux de ses doigts rêches. Il se contente de m'offrir un sourire mesquin, un sourire rouge qui fait tâche avec la noirceur qui drape son regard.

Et malgré tout, malgré sa haine et les mots crus qu'il me jette à la figure, j'ai juste envie de pleurer quand mon regard croise le sien. Des larmes perlent au coin de mes yeux et je pince mes lèvres pour ne pas les plaquer sur les siennes.

— Dis-moi Aimé, souffle-t-il en dirigeant ma tête vers l'assemblée. Tu leur as dit que je suis mort par ta faute ?

— Arrête, Sohane...

— Tu leur as dit que tu as laissé leur prince héritier mourir dans la neige comme une bête sauvage ? ajoute-t-il contre mon oreille. Que tu l'as attiré par des caresses chaudes pour mieux l'achever d'une lame dans le cœur ?

Le poids de ses mots me contraint à baisser la tête, mais il accentue la pression qu'il exerce sous mon menton et m'oblige à faire face aux coups d'œils indiscrets qui n'ont pas la moindre idée de ce qui est dit.

— Je n'ai jamais voulu ça, murmuré-je.

— Leur as-tu décrit comment tu m'as regardé saigner sans une once de regret dans les yeux, comment tu m'as condamné à une mort lente et glaciale, alors que je croyais encore en tes mensonges ?

— Je t'en supplie, Sohane, par pitié, arrête.

Lorsqu'il se tourne face à moi et que je me rends compte qu'il est encore plus petit et fébrile qu'avant, mon cœur se serre. Je n'aurais jamais voulu, je n'aurais jamais pu imaginer, ni concevoir de lui faire du mal.

— T'en avais quelque chose à faire de ma pitié, quand j'ai perdu toute dignité à te supplier de ne pas m'abandonner ?

Je me laisse aveugler par la pression qu'il exerce sur ma nuque, pour rapprocher mon visage du sien, jusqu'à recevoir la pointe fendue de sa plume dans la jugulaire. La douleur est lancinante, peut-être autant que celle qui obstrue mon cœur. Je bloque son poignet avant qu'il n'ait le temps de m'achever, même si mon corps n'est déjà plus en état de continuer.

— Ça fait mal, pas vrai ?

Le col de ma chemise est tellement maculé de sang qu'il s'accole à ma nuque, à tel point qu'il alimente ce sentiment de culpabilité et de honte qui s'arriment à ma peau.

Ça ne fait pas mal.

Ça tue.

Pour autant, la douleur ne domine pas la rage. Je le saisis par le cou et projette son front contre la table, tout en coinçant son bras dans son dos afin qu'il ne puisse plus bouger. Je ne tiens pas à le blesser, mais je ne le laisserai pas en faire autant sans me défendre. Je baisse alors ma garde, mais il contre-attaque et enfonce son pied dans mon genou, provoquant ma chute. Les membres du conseil se sont relevés, tentant de nous raisonner ou de nous séparer, je ne saurais le dire. Je me retrouve sur le dos, vulnérable, alors qu'il s'empresse d'enjamber mon bassin et d'agripper mes boucles. Son nez est à quelques centimètres de ma gorge ensanglantée tandis qu'il tâte le sol d'une main à la recherche de sa plume, lorsque je lui glisse à l'oreille :

— C'en est presque excitant.

Il se fige sur place, les yeux grands ouverts comme s'il prenait tout juste conscience d'être assis sur moi et je profite de sa confusion pour m'emparer de la plume.

— C'est ça que tu cherches ? assené-je en plaçant l'extrémité sous sa pomme d'Adam.

Un membre du conseil crie plus fort que nous, alors que Sohane s'apprête à m'arracher un doigt de ses dents. Nous le servons tous les deux de notre regard le plus meurtrier, même si nous sommes tous les deux en tort.

— Si votre majesté accepte que son règne soit remis en question, en vue du retour du prince héritier et malgré l'insipidité de son nom, j'ai une proposition à faire.

Sohane s'écarte de moi, intéressé.

— Dites-moi, ordonné-je.

— Votre rivalité est flagrante, et le peuple a besoin de distraction. Les derniers combats d'arène remontent aux sélections d'il y a plus de deux ans, alors je propose que vous vous affrontiez dans l'arène.

Comment le règne d'un pays entier peut être remis en question au sein d'une arène de combat ? Comment peut-on décider de la légitimité d'un roi en fonction de ses aptitudes au combat ? Le monde repose-t-il à ce point sur la violence ?

— C'est possible ? demande Sohane.

— Non. Même si Aimé venait à perdre la vie, cela ne signifierait pas que Sohane hériterait du trône. Ce serait au conseil de décider du prochain souverain. Cependant, si Sohane gagne le soutien du peuple, son nom pourrait retrouver de la valeur. Si, lors du duel, Sohane triomphe et tue Aimé, le conseil aurait la légitimité de transférer le pouvoir à un homme reconnu et apprécié par la population, jugé digne de diriger le royaume. C'est ainsi qu'Aimé a été choisi, suite à la volonté de Rufus. En résumé, si Aimé l'emporte, tout continuera comme avant. Si Sohane s'impose, il accédera peut-être au trône.

Mais Rufus, lui, n'est pas mort en me léguant le pouvoir.

— Même si vous le désiriez, vous ne pourriez pas transmettre la couronne à Sohane sans le confronter, déclare-t-il. Nous nous y opposerions. Sohane n'a aucune légitimité aux yeux du peuple, et une figure royale faible et dépourvue de respect plongerait le royaume dans le chaos.

Je l'admets, le jour où Rufus m'a demandé de reprendre le trône sonne, encore aujourd'hui, comme une sombre blague sans fin. Une parole au cœur d'une salle plongée dans l'obscurité, un serment derrière un auvent noir, un couronnement morbide et je me retrouvais à la tête d'un pays dont je ne partage le sang que de moitié.

Sauf que cela fait deux ans que je ne vis plus.

Depuis que je le connais, Sohane nourrit une obsession maladive pour la couronne. Il l'avait mise de côté, un instant, lorsqu'il m'a supplié de tout quitter pour fuir avec lui. Mais maintenant qu'il est revenu, il n'y a plus rien d'humain dans son regard. Il est consumé par la vengeance. Il est redevenu ce soldat froid et impassible que j'ai rencontré à l'origine, prêt à tout pour attirer l'attention, pour obtenir du pouvoir, quitte à mépriser son aîné pour des raisons illusoires.

Ça me déchire, mais j'ai déjà fait l'erreur de ne pas me battre pour lui et je l'ai perdu. Cette fois, je n'hésiterai pas. S'il veut le trône, s'il veut m'affronter, qu'il en soit ainsi. Je ferai tout ce qu'il voudra. Mais je refuse de croire qu'il aura la force de me porter le coup fatal. 

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