8

𝓢ohane


Mon nom est Kihara et, si entre ces murs il présuppose la dévotion, aujourd'hui il n'est plus qu'une chaîne qui entrave mes chevilles. Même à travers la cagoule qui couvre ma tête, je discerne une moquette de laine carmin dont je n'ai aucun souvenir, si ce n'est qu'elle n'était pas là lorsque j'étais encore au palais. L'odeur d'encens qui me brûle les narines provient de cires dont je ne connais pas même le nom. Les voix des soldats qui m'entourent me sont si étrangères, que je ne suis pas sûr d'avoir rejoint le palais que j'ai quitté.

Rien de ce que je perçois ne m'est familier, hormis la voix du seul homme que j'ai laissé m'approcher. Sauf que même lui, n'a plus rien à voir avec celui que j'ai un jour connu. Son ton est moins assuré et ses choix sont aussi indécis que s'il avait rajeuni. Cela-dit il semble avoir davantage de pouvoir.

Mon père a-t-il fait de lui son bras droit ?

Il tourne les talons et s'apprête à quitter la pièce, suivi d'un homme aux cheveux noirs, dont les vêtements clairs font ressortir sa peau. Je ne sais pas pourquoi voir son haut en lambeau me fait contracter la mâchoire, ni pourquoi je serre les poings lorsqu'il essuie la lignée de sang qui longe sa joue. Tout ce que je sais, c'est que la rage éclot dans ma gorge, une rage qui lui est destinée et dont je ne suis pas sûr de pouvoir me débarrasser.

— Plutôt lâche de se dédouaner de ses responsabilités, assené-je.

Aimé se fige sur place. Ses larges épaules se tendent et son souffle perturbé ralentit les mouvements de sa cage thoracique. Il ne répond rien, mais il ne s'en va pas pour autant. Il n'a plus aucune influence sur moi, pourtant je suis frustré à l'idée d'appréhender à ce point sa réaction.

Il n'est pas le seul à sentir la moiteur imprégner ses paumes, moi aussi j'entends les battements de mon cœur accélérer jusque sous mes tempes ; en particulier lorsqu'il fait volte-face. Je n'entends même pas ses pieds fouler le sol avant qu'il ne se trouve au-dessus de moi, perché sur mon corps agenouillé. Avaler ma salive est douloureux, ou plutôt, assez déroutant pour que je refuse d'admettre que de la sueur longe mon front.

Il n'a plus aucune influence sur moi.

Dans mes souvenirs, il n'était pas aussi grand, pas aussi large. Il n'avait pas les cheveux aussi bouclés, ni les yeux aussi gris. Son teint n'était pas aussi halé, ses pommettes n'étaient pas aussi saillantes. Il n'était pas à ce point, tout ce qui faisait que je perdais mes moyens, sans qu'il n'ait à prononcer le moindre mot.

— Les esclaves sont censés se taire, claque-t-il en retour. Pas donner leur avis.

Je retiens ma respiration, refusant que ma voix soit altérée par le tremblement de ma poitrine.

— Ça tombe bien, je n'en suis pas un.

Ses sourcils se froncent et son regard se perd à mon niveau, vide comme s'il remettait toute sa vie en question.

— Entre ces murs, si.

— Pour quelle raison, mon origine ? Plutôt hypocrite, pas vrai ?

Il m'a l'air si différent de celui qu'il était, pourtant je sais tout de lui. De son angoisse muette à sa confusion assourdissante, je vois tout ce qui le tracasse même à travers une couche de tissu, même après deux ans de silence, même s'il ne dit pas le moindre mot.

— Ferme-là, si tu ne veux pas que je t'ouvre la gorge en public.

— Viens me le dire à une distance qui se respecte, chuchoté-je.

Aimé n'est pas difficile à convaincre. Il se penche vers moi et lorsque ses lèvres effleurent le lobe de mon oreille par-dessus la cagoule, il glisse :

— Bienvenue à Mahr, ici tu n'as plus qu'à attendre la mort.

J'attends qu'il recule pour écraser mon front contre son nez. S'il y a bien une chose qui ne changera pas, que je sois en position de me défendre ou au pied de la mort, c'est que je ne laisserai personne me parler ainsi. Je ne les laisserai plus, du moins. Il écarquille les yeux et couvre ses narines couvertes de sang. Les soldats se précipitent sur moi et me saisissent de partout, à tel point que je manque d'étouffer. Je régule ma respiration dans l'espoir de ne pas pleurer devant eux, mais il n'y a rien de positif que je puisse assimiler au fait d'être maîtrisé de cette manière sans pouvoir me débattre. Au moins, Aimé ne peut pas sentir mon torse trembler, il n'entend pas mes battements de cœur tambouriner comme s'ils fuyaient la mort. Il n'y a que les soldats qui prennent conscience de ma faiblesse.

— Attendez, lâchez-le, ordonne Aimé.

Ses lèvres sont couvertes de sang, sans parler de son arcade ouverte, de sa joue égratignée, et des hématomes qui recouvrent son torse. Il a l'air d'avoir été passé à tabac quand il tend sa main et saisit le tissu qui recouvre mon visage. Je secoue la tête, redoutant l'instant où plus rien ne me dissimulera. Où plus rien ne me préservera de la fatalité. Je ferme les yeux d'appréhension pour les rouvrir quelques secondes plus tard et découvrir Aimé agenouillé face à moi.

Je ne l'ai jamais vu aussi désemparé. Je ne crois pas avoir vu un jour autant de perplexité dans le regard de quelqu'un. Il porte une main à sa poitrine, alors que des geignements hachés lui échappent à chacune de ses expirations. La masser n'a aucun intérêt, ça ne l'empêche pas de manquer d'air à mesure que je le fixe comme s'il n'avait jamais importé. Comme s'il n'était qu'un étranger dont la réaction me semble juste disproportionnée. C'est un supplice de conserver une expression neutre, alors que ses paupières sont tant écarquillées, que je crains qu'il en pleure du sang. Ses sourcils bruns engouffrent ses yeux, mais je devine la couche humide qui floute sa vue.

Il agonise face à moi, et tout ce que je parviens à penser, c'est que je préfère ses gémissements de douleur au silence de son absence.

— Aimé, l'interrompt l'homme vêtu de blanc en posant sa main sur son épaule. Reprends-toi.

Celui-ci lève son regard dans sa direction et lui transmet d'un simple échange visuel la déchirure qui divise tout son corps. De son cœur à sa bouche, dont il ne parvient même pas à se servir. Je ne sais pas s'ils sont proches, ni quel type de relation ils entretiennent, et à vrai dire, je ne tiens pas à le savoir. Tout ce qui me tue à l'heure actuelle, c'est que je suis face à Aimé, après deux ans d'absence, et qu'il ne me regarde pas.

Je veux que tu me regardes comme si tu me découvrais pour la première fois, que tu t'enduises de mon apparence pour te remémorer qu'elle a été tienne un jour et qu'elle a péri à-même le sol où tu l'as abandonnée.

Regarde-moi, putain.

— Aimé, l'interpellé-je à mon tour, sans réelle intention de lui adresser la parole.

Je veux juste qu'il me regarde, mais lorsqu'il le fait, je le regrette presque instantanément. Ses yeux étaient-ils déjà injectés de sang avant mon arrivée ? Ça me tue de le voir ainsi, ça me tue d'être face à lui et de prétendre le détester alors que je meurs de son désintérêt, ça me tue de ne plus rien savoir de ceux qui l'entourent. Mais ce qui m'asphyxie le plus, c'est d'être incapable de lui cracher au visage ce que j'ai ressassé ces deux dernières années dans ma cellule sombre. J'ai eu deux ans pour entretenir ma rancœur, pour imaginer toutes les injures dont je pourrais l'assaillir, pour qu'au final, je sois incapable de prononcer son nom sans que ma voix ne se brise.

— Sohane... susurre-t-il à peine tout en approchant le bout de son index de mon visage.

Je décale mon visage, pour que jamais son doigt ne le touche, et quelque chose se brise dans son regard. Pourtant il se résilie et laisse son bras tomber le long de son corps. Puis, sans qu'il ne laisse le moindre mot échapper ses lèvres, sans cligner une seule fois des yeux, sans émettre le moindre geignement, des larmes ruissellent sur ses pommettes rougeâtres. Des lignées de larmes se suivent et s'accumulent jusque dans son cou et il ne cherche pas une seule fois à les essuyer ou à les dissimuler.

Ce serait inutile, tout le monde a conscience qu'il pleure à n'en plus finir, quelle que soit la raison.

Son ami s'abaisse une nouvelle fois à son oreille et murmure :

— Tu ne peux pas rester à genoux, Aimé.

Celui-ci baisse la tête et se laisse faire lorsque l'homme vêtu de blanc le saisit par l'aisselle et l'incite à se redresser. Il n'a même pas l'air d'en avoir conscience en réalité, il est ailleurs, je le vois à la façon dont ses iris peinent à s'attarder sur le moindre élément. C'est à peine s'il est conscient d'être éveillé. Surtout qu'il perd l'équilibre dès qu'on le lâche et qu'il serre sa tête entre ses paumes, comme si la douleur était insoutenable. Je suis étonné qu'aucun des soldats n'ait encore osé prendre la parole. Peut-être qu'ils ne me reconnaissent pas, peut-être qu'ils ne se souviennent pas de moi, que mon existence a été aussi insignifiante que ma soi-disant mort.

— Tu es bien silencieux, le provoqué-je d'un air indifférent.

Aimé n'est même plus démuni, il est aberré. À courts de mots, à court de patience et de lucidité. Il repousse la main de son camarade et essuie le sang qui macule ses joues tremblantes, avant de sceller ses lèvres.

— Un peu pâle aussi. Tu as vu un fantôme ?

S'il n'était pas aussi expressif, je me demanderais si mon retour lui procure la moindre émotion, je ne saurais s'il est peine perdue d'essayer de lui adresser la parole, s'il est passé à autre chose ou s'il se souvient de moi. Mais Aimé ressent avec son corps, et lorsque son cœur hurle de douleur, il le transmet avec ses yeux. Il est doué pour persuader les autres de quelque chose et faire le contraire, du moins il l'était, mais il est incapable de dissimuler ses sentiments. Il est déboussolé, c'est plus qu'évident.

— Je t'ai connu plus bavard.

— Veuillez vous adresser au roi de manière convenable, ordonne un des soldats en s'emparant de mes mains pour les lier dans mon dos, tandis que mon cœur s'effondre au sol.

Roi.

Au roi.

Je m'adresse au roi.

Alors, pendant que je peinais à dormir dans le noir complet de ma cellule, dans un pays ennemi qui m'a laissé souffrir d'une blessure mortelle jusqu'à ce que je ne puisse plus la supporter. Pendant que je mourrais de froid chaque soir, que je priais pour que quelqu'un me vienne en aide. Pendant que je contenais mes larmes dès que les soldats me lavaient sans mon accord et que j'espérais que mon pays parte à ma recherche malgré l'absence de mon corps pour justifier ma mort, Aimé se faisait couronner. Aimé recevait la bénédiction de mon père pour gouverner mon pays. Aimé était acclamé par mon peuple, tandis que je pourrissais auprès du sien. J'éclate de rire, un rire amer que je ne peux contenir plus longtemps.

— Oh, dans ce cas, veuillez pardonner mon irrespect, Votre Majesté, rétorqué-je d'un ton tranchant.

— Non, enlevez-lui ces liens, il n'a rien à faire à genoux, s'agace Aimé.

Le fait qu'il soit incapable de s'adresser à moi m'énerve d'autant plus. J'espère que la honte et la culpabilité meurtrissent ses tripes dès qu'il pose les yeux sur moi.

— Non, non, au temps pour moi, ironisé-je. Qu'on me ramène en cellule d'ailleurs, j'y suis comme chez moi maintenant.

Le roi n'apprécie ni mon sarcasme, ni la souffrance qu'il dissimule. Il pince l'arrête de son nez entre son pouce et son index, quitte à se couper la respiration.

— Libérez-le, crache-t-il.

— C'est fou, ça fait deux ans que je rêve d'entendre ces mots.

— Libérez-le, répète-t-il d'un ton mauvais.

Après une hésitation marquée, l'homme qui m'avait lié les poignets délie la corde en cuir qui les emprisonnait, et j'en profite pour rapprocher ma main de ma bouche, comme si je voulais glisser une information secrète, alors que je tiens à ce que tout le monde nous entende.

— Ils ont mis un peu de temps avant d'obéir, tu feras attention, c'est important d'avoir de l'autorité.

Il ignore mes remarques. Il le fait si bien que je fulmine de l'intérieur. Son attention est concentrée sur tout ce qui l'entoure, sauf sur moi, et je me retiens de l'étrangler.

— C'est impossible, murmure-t-il.

Il écrase sa tête entre ses mains et fait les cents pas dans la salle, à m'en donner le tournis.

— C'est impossible, putain.

Il me fait presque peur.

— Tu étais mort, ajoute-t-il comme s'il se parlait à lui-même.

— La prochaine fois, tu penseras à prendre le pouls, ou à écouter la respiration. Tu sais, les banalités ?

— Je l'ai fait, bordel, je l'ai fait tellement de fois... Mais tu étais entre mes bras, inerte et... je n'avais même pas la force de te porter tant tu étais lourd, si lourd, si froid, si mort...

Les larmes lui remontent aux yeux et cette fois, il pleure à voix haute. Il dissimule ses sanglots au creux de son coude, essuyant l'humidité qui noie son visage du revers de la main, tandis que garde le silence. J'ai imaginé sa réaction face à mon retour de nombreuses fois, et j'avoue que le voir dans cet état ne m'est venu à l'esprit que de rares fois et ça ne m'a jamais laissé indifférent.

— Comment... comment tu vas ? souffle-t-il d'un coup, sans contexte, aussi calmement que la brise qui effleure les vitres, alors que je suis prêt à imploser.

Il me prend au dépourvu et même s'il n'ose pas croiser mon regard, il s'agit d'une question si anodine, mais que seul lui peut rendre spéciale, qu'une boule se forme dans ma trachée.

— On ne peut mieux.

— C'était stupide comme question.

— Un peu.

— C'est juste que... murmure-t-il en m'accordant ses yeux désemparés. Je ne me suis jamais préparé à ce que tu me regardes comme ça. Je ne me suis jamais préparé à ce que tu reviennes, Sohane. À ce que ton retour soit plus agonisant que ta mort.

Sa voix étreint le sol, elle caresse la tapisserie et se loge à mes genoux, puis effleure ma mâchoire comme si de tous les individus qui remplissent la pièce, elle ne m'était destinée qu'à moi. Après tout, peut-être que moi aussi, mes yeux transmettent ce que mon cœur porte.

— Tu ne dis rien ?

— Je n'ai rien à dire.

— Enfin, tu ne veux pas savoir...

— Ça ne m'intéresse pas, le coupé-je. Tu es en vie, tu n'es plus bras-droit, tu es roi, tout le monde se porte bien, mon père le premier, Arès sûrement aussi. Tant mieux, mais ça ne m'intéresse pas.

Il ravale sa salive, et dans le silence assourdissant qui se creuse davantage chaque seconde, il susurre :

— Ton absence est agonisante.

Je hoche la tête en douceur, le temps d'ingérer l'information.

— Tu m'as manqué à en mourir, ajoute-t-il.

— D'accord.

— C'est tout ? Enfin, je veux dire... ça fait deux années entières que tu as disparu, je te croyais mort et tu es si... indifférent.

Mes ongles pénètrent mes paumes jusqu'à ce que du sang s'écoule le long de mes doigts. Je n'ai jamais su gérer mes émotions, et aujourd'hui n'y fait pas exception. Je meurs d'envie de le ruer de coups, mais même ainsi, il n'endurerait pas un tiers de ce que j'ai subi ces dernières années.

— Tu pensais que j'allais t'accueillir à bras ouverts, quand tu as déduit que j'étais mort sans même avoir mon corps ? asséné-je. Tu n'as même pas essayé de me chercher et je suis censé te réconforter, c'est ça ?

Je crache le sang qui afflue sous ma langue et focalise mon attention sur lui en m'assurant qu'elle regorge de haine.

— N'agis pas comme si tu étais celui qui avait souffert, Aimé.

Le fait qu'il ait l'air déçu de m'entendre prononcer ces mots est encore plus dévastateur que s'il les avait acceptés et validés. J'aurais préféré qu'il avoue n'avoir pas souffert, plutôt qu'il se résilie à l'idée que je ne le connaisse pas si bien que ça, après tout. Son silence est plus démonstratif que n'importe laquelle de ses remarques et son camarade en a conscience, lui aussi. Il dépose sa main sur son épaule avant de murmurer des mots inaudibles à son oreille.

— Emmenez-le en salle de réunion, ordonne-t-il à mon égard. Gardez l'autre prisonnier en attendant.

Qu'Aimé donne un ordre me passe mieux au travers de la gorge que s'il s'agit d'un étranger dont je ne sais rien, qui remplace mon frère ou moi-même. Je n'attends pas qu'on m'autorise à me redresser pour défaire les liens qui restreignent mes chevilles et me mettre debout.

— S'il va en cellule, j'y vais aussi, déclaré-je.

Personne ne s'y oppose, pour autant Aimé se penche sur le corps soumis de Casey et lui accorde une œillade amère.

— Ah oui ? Et peut-on savoir de qui il s'agit ? demande-t-il, tout en tirant sur l'une des boucles qui masque la vue de mon coéquipier.

Je connais assez Casey pour savoir qu'il s'agit de son moment de gloire.

— Casey Salis, votre majesté, répond-il tout en effectuant une révérence exagérée. Bras-droit de notre cher Sohane. Enfin, depuis que vous ne l'êtes plus, de ce que j'ai cru comprendre.

Un rictus mauvais apparaît aux coins des lèvres de mon camarade. Il ne peut s'empêcher de provoquer la personne en face de lui, qu'il s'agisse de son voisin de cellule, ou d'un roi. Même en étant agenouillé, il préserve une prestance intimidante qui va de pair avec sa confiance démesurée. J'ai l'impression de faire face au Aimé que j'ai rencontré il y a deux ans, qui n'avait que faire du jugement des autres et qui ne craignait pas ceux qui avaient plus de pouvoir que lui. Le pire, c'est que de les voir face à face ne fait qu'exacerber leurs ressemblances.

— Merci pour tes services éprouvants, mais il n'a aucun besoin de bras-droit ici, encore moins s'il est Vylnesien, réplique Aimé. Alors tu peux l'attendre en cellule, si tant est qu'il se souvienne de toi d'ici demain.

Il lève une main et l'un des soldats s'exécute. Qu'est-ce que ça lui fait d'être en possession du pouvoir ? Je n'aurais jamais déduit qu'il était devenu roi avec une telle accoutumance, mais maintenant que je le sais, je ne vois que ses larges épaules voûtées comme s'il passait ses journées assis sur le trône. Je ne vois que sa tête dressée à l'instar d'un homme qui a conscience de tenir la vie d'autrui entre ses doigts, et ses cicatrices qui commencent à s'estomper parce qu'il n'a pas l'occasion d'en recevoir de nouvelles. Lui qui est resté en retrait, reclus au milieu de ces murs. Ça me tue. Ça me tue tellement que je finis par penser qu'il l'avait prévu depuis le début. S'il s'était rapproché de moi pour mieux me voler le trône, s'il avait prié ma mort en sachant qu'il en hériterait ?

— Aimé, sifflé-je, j'ai dit qu'il n'ira nulle part.

L'homme qui ne peut se résoudre à le lâcher depuis qu'il est entré dans la pièce le saisit par le bras et s'écrit :

— Aimé, c'est toi qui donnes les ordres aux autres ici. Toi et toi seul.

Je ne sais pas pourquoi je suis si près d'eux, ni pourquoi inconsciemment, je continue de m'approcher. Mais malgré toute la volonté que ça requiert, je m'empêche de m'introduire dans leur échange et de retirer la main parasite qui s'accroche à Aimé. C'est perturbant de revenir dans un endroit qui n'a plus rien à voir avec celui que j'ai connu. Enfin, c'est déroutant de retrouver une personne qui, autrefois, me faisait sentir chez moi n'importe où, et de ne plus savoir aujourd'hui si je suis légitime d'être blessé. Déroutant de ne plus être le premier vers qui il se tourne pour chercher du réconfort, se référer, et demander conseil.

— Peut-être, mais lui me donne les miens, Arsën, répond-il à voix basse.

Ledit Arsën prend son visage entre ses mains et expire tout l'air de ses poumons, aussi affligé que s'il perdait une bataille pour laquelle il s'est démené corps et âmes. Aimé, quant à lui, a un mouvement de recul lorsqu'il me fait face, perturbé que je ne sois plus à ma position de départ. Il place son poing sur ses lèvres puis se racle la gorge, tandis que je recule d'un pas.

— Si tu veux garder ton bras-droit à tes côtés, qu'il en soit ainsi, concède-t-il en fixant un tableau perdu à sa droite.

Je hoche la tête, perplexe.

— Il y a un souci ?

Sans pour autant m'accorder son attention, il plisse les paupières d'un air dépité, la mâchoire cisaillée de tracas muets.

— Fais chier, Sohane, murmure-t-il. Évidemment qu'il y a un souci.

À cette distance, je suis le seul qui puisse l'entendre, et peut-être que je suis naïf ou que je ne fais pas l'effort de comprendre. Peut-être que ma rancœur m'empêche de tendre l'oreille ou qu'il ne parvient pas à s'exprimer, mais je peine à savoir ce qui le taraude à ce point. Il passe une main nerveuse dans ses cheveux et frotte son crâne quitte à se brûler la peau, sans que je ne parvienne à trouver l'élément qui l'accable autant.

— Enfin Sohane, s'exclame-t-il, sidéré.

Ses paumes s'ouvrent entre nous comme s'il tentait de m'expliquer un problème inéluctable.

— Je n'ai aucune idée de ce que je dois faire. Tu es là, en face de moi. Je suis roi et tu n'es pas mort, et tu m'adresses la parole comme si de rien n'était, et j'ai l'impression qu'on m'arrache le cœur une deuxième fois, et...

— Ça suffit, tranché-je. Tu t'égares.

Ses yeux grisâtres s'arriment aux miens, froids et tranchants, aussi galvanisants que s'ils avaient été façonnés dans le seul but de faire perdre tout espoir à ceux qu'ils croisent. Je l'ai connu moins susceptible, plus maître de ses émotions.

— Ravi que mon sort fasse autant polémique, mais je commence à avoir mal aux genoux, intervient Casey.

Le regard d'Aimé longe les environs et se plante sur le corps ligoté de mon ancien camarade de cellule. Son impassibilité m'est étrangère, il n'a rien à voir avec celui qui me crachait ses doutes au visage il y a quelques minutes.

— Je te déconseille de te faire remarquer tant que tu es entre ces murs, menace-t-il. Je n'ai plus la patience de supporter les insolents de ton acabit.

— Le pouvoir rend donc vraiment amer, tu t'en sors indemne, m'adresse Casey d'un sourire narquois. Quoique...

Aimé s'empare de mon poignet et tente de poursuivre notre échange, mais mon esprit est ailleurs. Je m'arrache à son emprise avant même d'avoir conscience d'en être l'otage. J'ai l'impression de remuer une lame inflexible dans son torse, tandis qu'il recule tout en levant ses mains comme s'il tenait à me montrer qu'il n'avait pas l'intention de me surprendre. Sa tête s'effondre au creux de ses paumes avant qu'il ne désigne la porte du menton d'un geste latent.

— Emmène-le avec toi dans la salle du conseil. Tu connais le palais, implore-t-il avec désespoir, comme si le fait de nous avoir dans son champ de vision lui était insoutenable.





Je pense qu'on attendait tous ce moment...
Les choses sérieuses peuvent commencer maintenant

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