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𝓢ohane


"Le chagrin ne s'exprime pas toujours par des larmes; il vous ronge le cœur."
- Pieter Aspe (via soul-and-blues)





Mon geste est régulier. Machinal, brusque, désespéré. Il me suffit de repenser au son prompt de la chair déchirée sous l'impact de mon épée, pour en avoir la nausée. Je m'évertue à frotter ma lame malgré ma frénésie, les mains oscillantes, tandis que le sang est consumé par les fibres de mon matelas. Tout n'est plus que confusion et anarchie. Le liquide écarlate glisse le long de mes doigts à mesure que je m'évertue à nettoyer mon arme. Plus je m'acharne, plus il s'arrime à ma peau tel un virus incurable.

Le regret est une chose qui m'horripile, pourtant j'y suis confronté en continu.

— T'as besoin d'aide ? M'interroge le soldat dont j'avais oublié la présence.

            Je pince l'arête de mon nez, le cœur lourd. Je n'ai aucune envie que l'on me remémore que dans mes relations aussi, je suis une source de déception. Non pas que cet homme dont le prénom m'échappe m'intéresse, mais il me permet d'oublier que je suis supposé épouser celle dont l'identité blanchira la mienne. Mon père me tuerait s'il savait que, contrairement à Isayah, je n'ai pas la moindre intention d'honorer mes vœux de mariage.

Qu'ils se persuadent que je peux m'éprendre d'une à une femme m'est égal. Mais qu'ils n'osent pas me contraindre à ruiner le peu d'existence qu'il me reste pour laver un honneur meurtri.

— Tu peux faire ça plus tard.

Ses doigts chauds frôlent mon dos, néanmoins son contact m'est insoutenable à présent. Il suffit que mon esprit se soumette à mes souvenirs, pour que l'étreinte humaine me répugne. Et cela arrive toujours, sans exception. Je ne peux me délecter d'un rapport, sans que l'amertume l'emporte. Alors je m'adonne à ce qui m'est interdit, pour contrer mon inhabilité à me satisfaire de ce qui m'est autorisé. Les histoires sans lendemain, les hommes, la surconsommation de substances illicites... Tout ce qui peut me détruire à petit feu, de façon permanente.

— Sors de ma chambre, soufflé-je, la voix éreintée.

Ses sourcils se rapprochent, dès lors que je lui fais un signe nonchalant de la main. Réalisant qu'il ne gagnera rien à essayer de me raisonner, il enfile son haut tout en me dévisageant.

— Très bien, se renfrogne-t-il en me saluant à contre-cœur. Alors on se voit aux sélections, votre majesté.

            La seconde qui suit son départ, je m'écroule sur mes genoux. Mon estomac se tord à la vue du sang, comme si j'avais de nouveau sept ans et que j'affrontais la déchéance de ce monde pour la première fois. Je rive mes paumes maculées de sang vers le ciel, la mémoire amputée par les images analogues à celles du passé qui l'inondent.

Je pourrais me convaincre que tout cela n'est la faute que de cet ingrat de campagnard. Que s'il avait été capable de se défendre, je n'aurais pas eu à me salir les mains. Que je ne me sentirais pas aussi mal, s'il ne m'avait pas surpris avec un autre homme - qui plus est s'avère être l'un de nos futurs adversaires. Que son inaptitude à faire preuve de respect est responsable de mon éréthisme. Cependant je me suis senti si miséreux, à l'encontre de ses yeux bleus, dépourvus de tout jugement... J'ai tant appréhendé un quelconque dégoût de sa part après mon accès de violence... Il me faut juste l'admettre : tout est de ma faute

Si j'avais été en mesure de convaincre le conseil, la violence ne régirait pas les rues. Si je n'avais pas été aussi faible, mon père pourrait encore me regarder droit dans les yeux. Et mon frère ne serait pas devenu mon pire adversaire.

Quoi qu'il en soit, je ne peux changer la personne que je suis, c'est pourquoi je traverse le couloir la rage au visage. Le fils d'Arès n'est plus là, mais s'il vit avec son père, alors je sais où le trouver. Sa chambre se situe – pour des raisons qui me sont inconnues – en face de celle de mon géniteur. Depuis quelques années, Arès est devenu à la fois son serviteur le plus fidèle et son confident. Je l'ai remarqué parce que j'ai perdu l'affection du seul adulte qui me considérait, et mon père en a hérité. Puis son fils est apparu de nulle part, et voilà qu'il fait de lui, l'homme que je voulais qu'il me pousse à devenir. Voilà qu'il s'en occupe comme s'il n'avait jamais connu d'autres enfants, sans même que celui-ci ne réalise l'intérêt que son père lui porte. Si tout ça n'est pas une énorme blague, alors qu'on m'explique : quel est l'intérêt à m'ôter les seules choses que j'acquiers dans mon existence misérable ?

Ma main percute la porte de ladite pièce, l'ouvrant à la volée. Une jeune blonde est assise au milieu du lit, les genoux repliés contre sa poitrine, tandis que ma cible l'étudie de l'autre extrémité de la salle. Les murs baignent dans un silence respectueux, comme s'il s'abstenait de prononcer quoique ce soit qui pourrait l'offenser après ce qu'elle vient de subir. Et moi, j'arrive les mâchoires serrées, sans me soucier des conséquences de mes paroles. Il s'amuse de mon intrusion, le regard inquisiteur.

— Mon absence t'est insupportable, seigneur Sohane ?

Il n'a aucune idée du niveau de rancœur que j'entretiens à son égard, pour des raisons qu'il ne pourrait même pas soupçonner. Alors, il ne se doute pas non plus du fait que sa personnalité légère renforce cette haine.

            — Rappelle-moi ton prénom déjà ?

— Je constate que la mémoire est ton fort, se moque-t-il. Aimé, à votre service mon prince.

Il marque ses paroles d'une révérence furtive, une paume plaquée sur le cœur et l'autre masquée dans son dos. Son ton est sarcastique, hautain, et me donne une affreuse envie de lui trancher la gorge.

— Non, le désintérêt l'est. Dis-moi, Aimé, as-tu un penchant pour la mort ?

J'ignore la présence de la femme lorsque je m'avance vers lui, passant ma main pleine de sang à moitié séché sur mon visage. Je dois avoir l'air fou. Les yeux cernés par l'hystérie et les joues parsemées de cruor. Peu importe, il me faut un moyen d'extérioriser avant de frôler la démence.

— Pour souhaiter intégrer la garde royale avec une telle médiocrité, tu dois bien refouler des pulsions suicidaires, complété-je.

Je dois l'admettre, j'ai passé ma semaine à l'observer. Chacune de ses séances d'entraînement est répertoriée dans mon esprit. De ses échecs les plus cuisants, aux quelques victoires déplorables qu'il est parvenu à obtenir. Ma curiosité morbide l'a emporté, craignant d'être concurrencé par un moins que rien, je n'ai pu m'empêcher de vérifier que ses accès de confiance étaient illégitimes.

Bien sûr, ces journées de travail ne l'ont pas ménagé et il s'est amélioré, toutefois, jamais ce ne sera suffisant. Il lui faudrait plus que de simples stratagèmes ridicules pour convoiter une place au sein de la garde royale. Il se comporte comme un enfant immature, à qui on ne peut rien refuser. Comme s'il pouvait accaparer le respect du palais entier à travers de faibles sourires équivoques à l'égard de mon frère. Comme si acquérir le respect de mon père - uniquement en raison de son lien de parenté avec Arès - lui assurait la réussite.

S'il ne peut comprendre de lui-même que sa présence entrave la mienne, je me chargerai de lui en faire part. Personne ne remporte les sélections. Certains parviennent à survivre, mais ça n'équivaut en rien une victoire. Le jour où il le comprendra, peut-être qu'il cessera de forcer son destin, quand rien ne le contraint à rester ici.

Mes doigts s'échouent sur son menton, tachant sa peau basanée au passage. Il dévisage mon geste sans cesser de reculer, d'un air communiquant un dédain qu'il s'évertue à masquer. Quand la pression que j'exerce s'intensifie contre sa gorge, il empoigne mon avant-bras. Sa paume me compresse avec brutalité, sans effort, au point qu'il pourrait me créer un hématome sans s'en rendre compte. Voici mon problème majeur avec la violence : je renie son existence, jusqu'à ce qu'elle me rappelle qu'elle est à part entière de mon identité. Mes pupilles s'obstruent d'un voile noir, dilatées par une rage dont je ne peux me débarrasser. Une rage que je rive désormais sur lui.

— Tu comptes m'étrangler sous les yeux de cette gente dame ?

— Non Aimé, je compte te tuer sous les yeux du public. Au moment où tu t'y attendras le moins.

— Très charmant, murmure-t-il tout en glissant ses doigts froids le long de mon bras.

Son index se fraie un chemin sous les chaînes argentées qui encerclent mon poignet. D'une délicatesse perturbante, il enroule le métal autour de ses phalanges, le regard perçant. Puis la seconde d'après, il tire profit de sa prise pour me faire pivoter sur moi-même. En prenant conscience qu'il se sert de mon propre bras pour m'étouffer, la frustration borde mes traits. Mon dos est plaqué contre son torse et il m'est impossible de m'en dégager, malgré mes maintes tentatives.

Sa force est considérable.

— J'attends de voir comment tu vas t'y prendre, me susurre-t-il à l'oreille.

Mon avant-bras est si endolori, que je ne me rends pas compte que mon os se fêle sous sa poigne. S'il brise mon membre d'appui, c'est lui qui risque d'avoir l'occasion de m'ôter la vie. Je ne peux me permettre de me présenter aux sélections avec un bras blessé, d'autant plus que j'accumule les concurrents depuis ma naissance. Aucun d'entre eux ne se gênerait de m'achever à la première occasion.

Son souffle s'échoue sur ma joue et je focalise mon attention sur cette impression de familiarité. Un effleurement léger. Rares sont les fois où une sensation s'apparente à un centième de la douceur que ma mère m'offrait. Pratiquement inexistantes. Son souvenir fait crisper mes paupières, m'évitant au passage d'endurer le regard humide de la blonde face à moi. Dès lors que le silence se fait trop plombant et que je sens les larmes me monter aux yeux, je me débats de nouveau.

— Lâche-moi !

Sans se faire prier, il coupe court à son emprise. S'est-il rendu compte que mes épaules tremblaient plus que voulu ?

Je prie que non.

Je jette un dernier coup d'œil à la femme crispée sur le lit, dont les lèvres scellées m'évoquent une timide compassion. Cela-dit, je n'affronte pas Aimé avant de quitter la pièce. Je refuse de découvrir sur son expression faciale une trace de pitié qui justifierait le fait qu'il n'ait pas insisté plus que ça avant de me libérer.

Au cœur de la forêt, le temps s'est rafraîchi. L'air me fouette la peau malgré aux dépens de ma tunique et je m'en satisfais. Un soulagement silencieux déferle à l'instant où le ciel est divisé par des zébrures incandescentes. Le tonnerre éclate, accompagné par une pluie drue qui s'abat sur mon corps étendu au sol. Je me réjouis de l'humidité qui me débarrasse du sang, avec la vague impression d'être lavé de toute ma défectuosité.











Sohane, Sohane, Sohane...

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