5

𝓐imé



C'est étrange de croiser un étranger dont on sait tant de choses. Je traverse le couloir qui mène à l'infirmerie, et lorsque mon épaule frôle celle de Raven, je me décompose. Elle ne s'en importune pas et continue sa route, mais j'ai du mal à retrouver mes esprits. Ai-je tant changé ces dernières années ? Elle a cessé de m'adresser la parole à la seconde où mon crâne a été revêtu d'une couronne. Pour autant, est-ce qu'être roi signifie que je dois perdre tout ce qui comptait dans ma vie d'avant ?

J'ai essayé de lui parler, et puis j'ai abandonné l'idée. J'ai fini par croire que je ne méritais plus les personnes de mon passé et que Sohane était celui qui nous maintenait tous réunis. En refusant de fuir avec lui, je me suis condamné tout seul.

— Raven... l'interpellé-je.

Déjà partie...

Le cœur lourd, je pénètre dans l'infirmerie que j'ai côtoyée plus que ma chambre, à une époque. Tara me tourne le dos, elle ne sait pas encore que je suis entré, pourtant ses épaules se tendent. Sa blessure lui a coûté plus que deux jours dans un état léthargique. Désormais, elle a du mal à parler, c'est un peu comme si elle mâchait quelques-uns de ses mots et qu'elle ne pouvait pas prononcer les autres. Et puis, ce qui l'accable le plus, c'est de ne plus pouvoir exercer sa profession, car son bras ne répond plus. C'est à peine si elle parvient à bouger ses doigts. Parfois je me demande si elle n'aurait pas préféré mourir que de se retrouver dans un tel état. Pour certains, ce ne serait pas comparable. Mais être amputé de Sohane me fait le même effet : je ne vis plus.

J'aurais préféré mourir avec lui.

— Tara.

Elle ne sursaute pas. Pour autant, elle ne daigne pas se retourner. Je ne sais plus comment me comporter auprès d'elle. Elle ne me blâme pas pour ce qui lui est arrivé, mais pour ce que je porte sur ma tête, à l'instar de tous les autres. Cette couronne est une condamnation. C'est un poison qui ronge mon corps à petit feu. Je ne me permets pas de la toucher pour la faire réagir. Je me contente d'attendre qu'elle me concède son attention.

— Aimé.

Ma poitrine se comprime. Elle et Raven sont les dernières personnes qui arrivent à me faire sentir misérable.

— Tu as besoin de quelque chose ?

— Tu parles beaucoup mieux ! m'exclamé-je.

Mon entrain n'est pas réciproque. Elle n'ose même pas me faire face et ses doigts se compriment le long de son corps. Tara ne fait confiance à personne, encore moins aux hommes, et même si j'ai réussi à gagner son respect un jour, aujourd'hui elle se frigorifie lorsque je m'approche de trop. Je ne comprends pas qu'elle pense que je puisse lui faire du mal, en sachant que je l'ai toujours protégée, mais je suppose que c'est au-dessus de ses forces. Tout comme c'est au-dessus des miennes d'épargner les Vylnesiens qui s'introduisent sur nos terres alors qu'ils m'ont pris Sohane.

— Tu sais, je parle correctement depuis deux mois maintenant, admet-elle en se tournant de trois quarts.

Un sourire forcé redore ses lèvres.

— Je suis content pour toi.

— C'est gentil. Tu as parlé à Raven ?

Je secoue la tête, le regard bas. Raven m'ignore jour après jour. L'ignorance est plus douloureuse que la confrontation. Je ne sais même pas si elle m'évite pour une chose que j'ai faite, que j'ai dite, ou le simple fait que je sois roi.

— C'est compliqué, Aimé... Elle blâmait le roi pour les inégalités dont on était victimes, que ce soit toi n'y change rien pour elle.

— J'ai accordé l'accès des femmes au sein de la garde royale ; j'ai instauré l'obligation d'une parité hommes-femmes parmi les serviteurs ; j'ai déployé tous les moyens à ma disposition pour éliminer ces inégalités...

Son air tendre me prend enfin en considération. Elle m'accorde l'ombre d'un sourire sincère avant de recouvrer l'air triste qui assombrit son visage.

— C'est plus implicite que ça, Aimé. Je ne pense pas que tu te sentirais un jour en danger par le simple fait d'être regardé avec insistance. Je ne te le souhaite pas, en tout cas.

J'ai conscience que ça l'est et je me sens si impuissant que j'en ai la nausée. J'aimerais pouvoir faire plus, mais je ne peux pas rebâtir l'éducation de tous les hommes du pays.

— Ce qu'il y a, c'est que tu côtoies des hommes qui ont fait du mal à plus d'une, un mal considérable. Elle trouve insupportable que tu puisses converser avec eux, manger à leur table, les fréquenter comme si leurs actes ne posaient aucun problème.

— Je ne m'en étais... je n'avais pas réalisé...

— Je sais, il existe des pourritures partout. C'est difficile d'accepter qu'il y a forcément une personne de notre entourage qui n'est pas aussi bien intentionnée qu'on le pense.

Je m'étais tellement focalisé sur mes mauvaises actions à moi, que j'étais persuadé que le mal ne pouvait venir que de là. J'aurais préféré que ce soit le cas, car je ne peux rien faire pour ce qui leur est arrivé auparavant. Je ne peux pas renvoyer tout l'effectif du palais sans preuve à l'appui de ce que j'avance, et puis je ne suis même pas sûr d'en avoir le droit. Je prends les décisions majeures, mais le conseil est toujours là pour agréer ou non.

— J'irai lui parler, assuré-je. Mais toi, ça va ?

— À part le fait que je ne puisse plus soigner mes patients parce que j'ai une main en moins, je m'en sors. Et toi, Aimé, comment tu te sens ?

Sa voix s'est adoucie, elle est sincère, c'est pourquoi mon cœur s'emballe. Elle fait référence à Sohane, et contrairement à ce que tout le monde croit, je ne suis toujours pas prêt à parler de lui. C'est une blessure qui ne cesse jamais de saigner.

— J'essaie, du mieux que je peux.

Elle s'apprête à ajouter quelque chose mais est interrompue par l'entrée brusque d'Arsën. Celui-ci plaque sa paume sur son cœur dès qu'il m'aperçoit.

— Heureusement que tu devais me retrouver au palais, me réprimande-t-il. C'est fou de devoir te materner à ce point.

— Tu vois bien que je suis là, pourquoi tu t'excites ?

— À ton avis ? s'exaspère-t-il. Il y a de plus en plus d'intrusions Vylnesiennes sur nos terres, t'es aussi naïf qu'un enfant, mais je dois être rassuré quand tu disparais ?

Je cesse d'écouter avant qu'il ne finisse sa phrase. C'est toujours la même chose avec lui, rien de ce qu'il a à me dire ne changera de ce qu'il me rabâche tous les jours. Et puis, je n'avais pas fini d'échanger avec Tara. Je n'avais même pas remarqué qu'elle était capable de s'exprimer comme avant, tant je redoute nos conversations.

— Pardon pour le dérangement, madame, s'excuse-t-il auprès de Tara avant de saisir ma nuque d'une main.

Arsën m'oblige à sortir de l'infirmerie, non sans détruire mes cervicales. Pris de court, je ne peux que me lamenter et m'accrocher à ses doigts comme si j'étais en capacité de le faire lâcher prise.

— Qu'est-ce que tu me veux encore ?

— Tes gardes te cherchent.

Il me lâche avant que qui que ce soit ne puisse nous voir. Sans lui, je n'en serais pas là, mais il prend de plus en plus de libertés. Je reste son roi, il ne devrait même pas être autorisé à me tutoyer.

— Garde la tête droite et assume tes décisions.

Je serre la mâchoire, la poitrine en feu. S'il y a bien une chose que je hais par-dessus tout, c'est gouverner et être responsable de tout ce qui se passe dans l'enceinte de ce pays. En entrant dans la salle de réception, un flux de rancœur navigue de mon estomac à ma gorge lorsque j'aperçois trois Vylnesiens à genoux. Je ferme les yeux pour tenter de canaliser ma rage, même s'il n'y a qu'une image qui me vient en tête : le corps blessé de Sohane qui s'éteint dans la neige maculée de son sang.

— On les a capturés ce matin, à...

— Faites-en ce que vous voulez, le coupé-je.

Les soldats n'exécutent pas mes ordres sur le champ. Ils s'adressent de brefs regards hésitants et l'un d'entre eux fait un pas dans ma direction.

— Votre majesté, sans vouloir vous manquer de respect, ne pas prendre de décision ne vous est pas favorable.

Je hausse un sourcil, les bras croisés sur mon torse. Je n'ai pas la patience de subir plus de reproches aujourd'hui.

— Les troupes commencent à spéculer à votre sujet. Ils disent que vous êtes lâche. Vous devez nous ordonner quelque chose, que ce soit de les assassiner ou de les enfermer, vous devez prendre une décision.

Ils spéculent à mon sujet aujourd'hui, ils me haïront demain, puis ils supplieront mon aide lors de la prochaine attaque Vylnesienne. Quels que soient mes actes, il y aura toujours des individus enclins à critiquer. J'ai conscience que déléguer à d'autres le sort des intrus témoigne d'une forme de lâcheté. Il est manifeste qu'ils sont destinés à une condamnation. Pourtant, peut-être est-ce là ce que je recherche sans pour autant l'admettre ? De cette manière, je peux me convaincre que je ne suis pas responsable de toutes ces vies perdues, bien que cette conviction soit fausse. Je suis responsable.

— Faites-en ce que vous voulez, réitéré-je d'un ton sec en leur tournant le dos.

Mon dos s'abat contre la porte dès que je l'ai refermée, le regard si bas que je ne perçois que les chaussures de mon second. Je n'ai pas la foi de l'écouter déferler son mécontentement, je veux Sohane. Je me laisse glisser jusqu'au sol, les doigts plaqués sur mon œil invalide comme s'il pouvait encore pleurer. Arsën s'accroupît face à moi en gardant le silence. Ses grands yeux bruns sont emplis d'empathie, même si je le pense incapable de compatir quoique ce soit. Il s'assoit à mes côtés, tout en déposant sa large main sur mon crâne.

— Tu fais de ton mieux.

Mon nez me pique et je refuse de laisser Arsën me voir pleurer une fois de plus. Mon visage se réfugie au sommet de mes genoux repliés contre mon torse, tandis qu'il en profite pour frotter mes omoplates en douceur. Malgré tout, je lui suis reconnaissant d'être là pour moi depuis que Sohane n'est plus. Je n'aurais pu supporter une totale solitude. Je me serais ôté la vie dès le premier jour si Arsën ne m'avait pas obligé à sortir.

— Tu n'as pas demandé à devenir roi, encore moins à dix-neuf ans, me rassure-t-il. Tu as le droit à l'erreur.

— Je ne pense pas qu'ils m'en accorderont encore beaucoup.

— Tu es en deuil, Aimé. Que celui qui n'a jamais mal agi, alors que la douleur le rongeait, soit le premier à te blâmer.

Cette excuse n'est plus valable aux yeux du royaume. Je devrais m'en être remis après deux ans et-demi. D'autant plus que pour eux, je n'étais que le bras-droit de Sohane. Je n'ai aucune raison de m'accrocher autant à lui. Personne ne sait qu'il était, qu'il est, l'homme que je veux aimer toute ma vie.

— Va te reposer, je te laisse jusqu'à demain. Après, je serai à nouveau sur ton dos.

Je ne me rends pas dans ma chambre, c'est la sienne que je cherche avec désespoir. Je n'allume pas de bougie, je ne ferme pas la fenêtre, je n'enlève aucun de mes vêtements. Je me contente de m'effondrer sur le matelas de Sohane et de couvrir mon corps de ses couvertures. Son odeur disparaît avec le temps et mon cœur se broie à l'idée que je l'oublie, à l'instar de son sourire, du marron exact de ses yeux... Je me replie sur moi-même, les bras enroulés autour de mes jambes, dans l'espoir que cette étreinte s'apparente, ne serait-ce qu'un peu, à la sienne. 

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