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Bonne lecture !







































𝓢ohane




























La souffrance caractérise mon existence. Je l'ai toujours su, depuis l'instant où j'ai vu ma mère périr, jusqu'à ce que mon père admette qu'il ne me considérera jamais comme son fils. Mais être trahi par l'homme que j'aime ? C'est une forme de douleur à laquelle je ne m'étais pas préparé, ou plutôt, dont je pensais pouvoir me relever. Le regard d'Aimé, dépourvu de toute trace de compassion, hante encore mes nuits, même après peut-être deux ans. J'ai très peu de souvenirs de ce qui s'est produit entre le moment où mon cœur s'est brisé, et celui où il a été transpercé, mais la lame qui m'a ôté mon dernier souffle n'aurait pas pu m'abattre plus qu'Aimé.

            Ce qu'il y a de plus lamentable, c'est que je suis toujours au même endroit. Mon corps est retenu captif de cette cellule sombre depuis le jour où j'ai cru perdre la vie, mais le réel prisonnier, c'est mon esprit. Il est enchaîné aux évènements de cette journée pitoyable ; au fait qu'Aimé ait refusé de partir avec moi ; qu'il m'ait évité après avoir appris la vérité ; qu'il ne m'ait plus regardé droit dans les yeux ; et qu'il ait préféré aller se battre contre son propre peuple plutôt que de vivre une vie dans l'anonymat, avec moi.

            — Eh, le patricien, m'interpelle Casey, l'homme enfermé dans la cellule conjointe depuis plus longtemps que moi. Il y a un soir où tu arrives à dormir comme tout le monde ?

            Il a conscience que c'est impossible, mais il persiste à me poser la question chaque jour. Je ne dors presque jamais, et lorsque c'est le cas, ce n'est pas pour très longtemps. Il y a toujours un cauchemar qui m'attend au tournant. Je déteste Aimé de m'avoir blessé. Je suis le premier à me faire du mal, mais il a réussi à me détruire jusqu'aux os. Casey insère son bras entre deux barreaux, dépose sa main sur mon épaule, et même s'il n'effleure ma peau qu'une futile seconde avant que je ne bondisse de surprise, je sais que j'y penserai le reste de la journée.

            La luminosité laisse à désirer, il n'y a pas la moindre fenêtre ici, pas la moindre bougie, et je me lasse de laisser mon imagination orner les murs de décorations morbides, à l'instar de celles qui couvraient les couloirs du palais. On ne voit qu'à moitié, même quand il fait jour à l'extérieur. Je hais cette cellule, pourtant je ne vois pas ce qui diffère de ma chambre au palais. Après tout, j'y étais enfermé de la même manière. Toujours isolé, toujours perdu dans mes pensées. Du moins, avant qu'Aimé ne débarque au palais et devienne mon centre d'intérêt après des années de déprave.

            — T'es pas très bavard ce soir, constate-t-il.

            Je ne l'ai jamais été.

            — Enfin, tu parles plus quand tu dors que quand tu es éveillé, tu le savais ?

            C'est aussi une des raisons pour lesquelles je déteste m'endormir ; mon esprit ne me suit jamais dans le silence. Si je peux l'asservir lorsque j'ai les yeux ouverts, c'est lui qui a l'ascendant quand ce n'est plus le cas.       

— Qui est Aimé ? Ça fait deux ans que tu rabâches son prénom, s'enquit-il. Isayah aussi, mais lui, je crois que c'est l'ancien prince héritier de Mahr.

            Aimé. Que c'est douloureux d'entendre son nom de la bouche de quelqu'un d'autre, ça me rappelle qu'il n'est pas qu'un mirage grotesque et qu'il m'a vraiment délaissé. Que fait-il en ce moment ? Pense-t-il à moi, ou jouit-il du trône que mon père lui a probablement légué sans une once de culpabilité ? Si c'est le cas, n'a-t-il jamais supposé que j'aie pu survivre ? Peut-être qu'il en a conscience, qu'il sait que je suis ici et qu'il m'y laisse pour n'avoir aucun obstacle entre lui et le trône.

            — Maintenant que j'y pense, l'homme qui t'a déposé ici n'arrêtait pas de prononcer ce même nom, lui aussi. Aimé.

            Mes paupières s'écarquillent. Qui à Vylnes pourrait le connaître, si ce n'est sa mère décédée ? Personne n'est censé savoir qu'Adalsine a eu des héritiers en son absence. Peut-être qu'ils ne le connaissent que de nom, pour ses exploits ou ce qu'il a fait sur le champ de bataille ?

J'ai atterri ici à la suite de la bataille où j'ai été gravement blessé. D'après Casey, nous sommes dans les cellules du donjon royal Vylnesien. Quel honneur. Ils ont soigné mes blessures les plus critiques et m'ont enfermé entre ces barreaux avant que je n'ouvre les yeux. Je n'ai aucune idée de ce à quoi ressemble ce pays, ou du chemin retour jusqu'à Ase. Ce qui est sûr, c'est que leur expertise médicale est bien supérieure à la nôtre. Il y a tant de choses que l'on pourrait apprendre les uns des autres, c'est dommage qu'il n'y ait aucun moyen de faire entendre raison aux hauts gradés de nos deux nations.

            — Ah, ça te fait réagir quand je parle de lui ? J'ai enfin le droit à une réaction de ta part ?

            Je m'allonge sur le banc de terre cuite qui me sert de lit et fais mine de chercher le sommeil afin qu'il me laisse tranquille.

            — Pourquoi ça ? Il est important pour toi ? Tu n'as pas l'air serein quand tu rêves de lui pourtant, je dirais qu'il s'agit d'un ennemi.

            C'est une bonne question, je ne sais plus où me situer aujourd'hui. Aimé compte-t-il pour moi ? Est-il un ennemi ? Si je le revoyais, serais-je capable de lui pardonner ? Et serait-il capable d'en faire autant ?

            — Allez Sohane, réponds-moi, je m'ennuie.

            Se trouvant toujours sans réponse, il soupire. Rares sont les fois où j'ai daigné lui adresser la parole. Je ne peux me résoudre à lui faire confiance, même s'il est retenu ici contre sa volonté, tout autant que moi. Tout ce que je sais de lui, c'est qu'il est né sur ces terres et qu'il a été enfermé à cause de ses idéologies. Pour lui, Vylnes est une dictature et devrait envisager un traité de paix avec Mahr. Ce n'est pas tant que je suis du même avis que lui, mais j'ai la bonté d'esprit de ne pas le clamer sur tous les toits dans un pays où je sais que c'est interdit. Pour autant, même si nous ne conversons que quelques fois, nous savons que nous devons nous évader aujourd'hui.

            Notre garde se tient debout devant nos cellules, dos à nous. Ce n'est plus qu'une question de secondes avant qu'il ne prenne sa pause et soit remplacé par son camarade. Il s'agit d'un nouveau, en charge depuis deux semaines à peine. Navré pour lui qu'il endosse la fuite du prince Mahr, mais il me tarde de retrouver mes terres, et mon trône par la même occasion. Il n'est pas incompétent, son seul problème, c'est qu'il parle trop. On peut me reprocher de ne pas être assez ouvert, mais au moins je ne livre pas des informations confidentielles au prisonnier le plus important du royaume. Peut-être que cela lui semblait futile, pourtant apprendre que demain aura lieu le couronnement du nouveau roi de Vylnes m'a alerté sur le coup.

            D'après le nouveau, il ferait partie des descendants de l'ancienne lignée royale Vylnesienne. Sauf que hormis Aimé, je sais que c'est impossible, ils ont tous été assassinés. De toute manière, un nouveau roi au pouvoir, quel qu'il soit, signifie que le palais est accaparé par les préparatifs et que l'attention n'est plus autant focalisée sur nous.

            — Bonsoir Lohan ! s'exclame Casey en apercevant le jeune garde qui prend la place de son supérieur.

            On ne perçoit que son ombre, on ne sait même pas à quoi il ressemble, mais sa désinvolture ne trompe personne.

            — Bonsoir Casey, le salue-t-il en retour après s'être assis sur le tabouret face à ma cellule. Sohane.

            Je hoche la tête.

            — Quoi de nouveau ce soir ? Le haut peuple s'amuse sans nous ? s'enquit mon camarade de cellule.

            — Je ne suis pas sûr qu'on ait un jour de nouveau l'occasion de célébrer quoique ce soit.

            — Pourquoi ça ?

            — Le roi, il n'est pas ouvert au débat : les réunions sont interdites, d'autant plus celles qui ont pour intérêt de faire la fête.

            — Même si la fête est en son honneur ? s'estomaque Casey.

            — Je le crains.

            Il n'est même pas encore officiellement sur le trône, que le peuple perd déjà de son droit de réunion. Mon père n'est pas le seul homme sans cœur à avoir obtenu trop de pouvoir, au final. J'ai l'impression qu'on ne le concède qu'aux pires personnes.

            — Vous avez de la chance d'être ici, c'est l'anarchie au-dessus.

            — Au-dessus ?

            — Vous êtes dans le donjon souterrain du palais, vous n'étiez pas au courant ?

            — Disons que je n'étais pas vraiment concentré sur le paysage quand on m'a emmené dans ma cellule, ironise Casey.

            Ça risque d'être plus ardu que prévu si de l'autre extrémité des escaliers, on atterrit dans la salle de réception du palais. La partie difficile n'est pas de sortir de prison, si ça ne tenait qu'à ça, il y a bien longtemps que j'aurais tué un garde et volé les clés. Ce qu'il y a de complexe, c'est d'échapper à la surveillance de tout un pays, de ne pas être dénoncé par le peuple, et d'atteindre la frontière sans savoir ce qui en est aujourd'hui. Si on a perdu la guerre, la frontière a reculé, si tant est qu'elle existe toujours et que Mahr n'appartienne pas à Vylnes. Je suppose qu'on en aurait entendu parler si c'était le cas, mais tout de même, ça me tue de ne rien savoir du monde extérieur.

            — Alors, qu'est-ce qu'il se passe pour que tu aies l'air aussi dépité ?

            Casey sait comment tenir une discussion, c'est pourquoi c'est lui qui est chargé de le divertir.

            — C'est juste que tout le monde a la tête ailleurs ces derniers jours, personne n'a envie de froisser le roi alors on garde le silence et on exécute.

            Ils le qualifient déjà comme leur roi, c'est pour dire l'emprise qu'il exerce sur eux.

            — On ne croise plus personne dans les rues, le peuple reste enfermé, tout le monde se préserve.

            — Vylnes perd de sa vitalité, et ça te brise le cœur.

            Je lève les yeux au ciel, Casey me tend. Il lui suffit d'employer un ton mielleux et de se montrer à l'écoute pour charmer le moindre de nos visiteurs, et je suis une victime collatérale de discussions pleines de tendresse depuis deux années consécutives. J'abhorre les relations humaines, ça me donne envie de vomir.

            — Je vous envie, vous n'avez aucune idée des problèmes extérieurs, ils ne vous concernent plus.

            C'est bien là le problème, abruti.

            Je m'avance en silence vers les barreaux qui me séparent de Lohan.

            — Tu as de quoi boire ? demande-t-il en se penchant vers Casey.

            — Ma timbale est au sol.

            Le garde s'approche de la cellule de Casey pour ramasser son verre vide, cependant il n'a pas le temps de se redresser car j'enfonce mon coude dans sa nuque.

            — T'aurais pu être plus doux, me reproche Casey en tendant son bras pour saisir les clés. Il n'a rien fait de mal.

            — Ça va, tu n'as qu'à le border jusqu'à ce qu'il se réveille, ça m'ira tout aussi bien si tu arrêtes de me coller aux basques.

            Son silence me dérange, j'entends tout ce qu'il fait, que ce soit chercher la bonne clé ou ouvrir la grille. Il s'empresse d'en faire de même avec la mienne dès que ses pieds touchent le sol, alors qu'un courant d'air frais congèle mon corps. Je me frigorifie sur place lorsqu'il saisit ma main et m'attire dans son dos, à la recherche de l'issue de sortie. Avant qu'il ne m'embarque avec lui, j'arrache mon poignet de son emprise et tâte du bout des doigts les objets entassés dans le panier en osier qui décore l'entrée.

            — Qu'est-ce que tu fabriques ?

            — Je récupère ce qui m'appartient.

            Mes doigts s'attardent sur la sensation familière que me procurent de petits rubis incrustés dans le manche d'une épée. Ma poitrine se serre lorsque j'engaine mon épée dans ma ceinture. Un geste que je n'ai pas effectué depuis si longtemps que je me demande si je suis encore capable de me battre. Dans ma cellule, je n'ai pas cessé d'entraîner mon corps, de le garder habitué à l'effort au point de prendre de la masse musculaire, mais je ne servirai à rien si j'ai perdu mes aptitudes au combat.

            Même nos respirations sont inaudibles pendant qu'on monte les marches une à une. Dès que Casey rencontre la porte, il lance :

            — T'as une arme, passe devant.

            Un soupir m'échappe alors que je le devance. Il lève ses deux pouces en l'air, accompagnés d'un sourire niais en sachant que je suis désormais le premier en ligne de mire si nous venons à être attaqués. J'entrouvre en douceur la porte, surpris de constater que le couloir plongé dans l'obscurité sur lequel nous tombons est en effet désert. Je m'aventure de plus en plus loin en laissant mon dos glisser contre la paroi, ne serait-ce que pour avoir une meilleure visibilité.

            — Tu n'as pas envie de savoir qui est ce fameux roi anonyme ? murmure Casey à mon oreille, plus proche que je ne le pensais.

            Je m'écarte sans lui accorder le moindre regard. Si après avoir attendu sa liberté pendant des années, il veut se retrouver prisonnier pour satisfaire sa curiosité, qu'il fasse comme bon lui semble. Au bout du couloir, j'atterris à l'entrée d'une pièce spacieuse et en face de moi, repère les portes principales du palais. Il aurait été plus judicieux d'emprunter un accès plus discret, mais je ne connais rien à la disposition de ce château, alors je dois me contenter de prendre un énorme risque. Je n'ai pas le droit à l'erreur. Si je me fais attraper aujourd'hui, les conditions dans lesquelles je serai retenu captif ne seront plus aussi laxistes et la possibilité d'un jour regagner Mahr s'envolera pour de bon.

            — Tu as peur ? m'interroge Casey, à priori toujours derrière moi.

            D'un geste las de la main, je lui indique de se taire s'il ne veut pas que je l'égorge sur place. Il acquiesce en retour, puis me surprend à saisir mon épée et traverser la pièce principale sans encombre. Ses pas sont décis, il n'émet aucune hésitation lors de son passage, jusqu'à ce que ses bottes en cuir noir butent contre celles d'un soldat. Ma poitrine se contracte. Celui-ci dévisage Casey si longtemps que je me demande s'il va finir par laisser tomber, mais dès lors qu'il s'engage à empoigner son arme, mon camarade de cellule lui assène un coup violent à la tempe avec le manche en fer forgé de mon épée. Le garde s'effondre net, du moins jusqu'à ce que Casey adoucisse sa chute en le réceptionnant entre ses bras. Il fait glisser son corps tout en m'incitant à le rejoindre.

            — Enfile ça, m'indique-t-il après avoir arraché la cagoule du Vylnesien. De nous deux, t'es celui qui est le plus susceptible de nous mettre dans la merde.

            Les cordons en cuir m'étouffent, j'ai du mal à supporter le tissu qui m'encombre à moitié la vue et me couvre le nez. D'autant plus que mes cheveux ont repoussé et masquent davantage mes yeux.

            — Allez viens, on n'a pas de temps à perdre.

            Je récupère mon épée lorsque Casey saisit mon avant-bras pour me tirer jusqu'à la sortie. Les portes sont grandes ouvertes, la liberté s'étend face à nous, pourtant, si c'est aussi simple, je ne peux m'empêcher de penser que le pire reste à venir. Et je crains que ce ne soit à Mahr que ça se produise.








Je pense qu'on l'attendait tous celui-là

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