4

𝓢ohane


« Je suis le mal que vous m'avez fait »
-Chamberland-








Soumets-toi.

Je cligne des yeux de manière répétée, incrédule face à la requête que mon père vient d'énoncer au beau milieu d'une réunion d'information. J'ai conscience qu'il ne m'accorde que très peu de respect, mais me reprendre devant des personnes qui me détestent, c'est leur tendre volontairement un bâton pour me frapper.

— Lorsque Isayah exprime une opinion, que tu sois d'accord ou non importe peu, Sohane. Tu te soumets.

J'ose à peine relever mon attention sur l'assemblée dressée face à moi, dont les expressions faciales sont déformées par l'amusement. Ils se satisfont de mon humiliation et ça me tue. Mais pas mon frère, le grand Isayah lui, m'adresse un regard désolé comme si je ne méritais que de la pitié pour être arrivé après lui. Debout de l'autre extrémité de la salle, il focalise son attention sur moi et me supplie à voix basse de ne pas me préoccuper des autres. Je lis sur ses lèvres qu'être à l'origine des idées de révolte ne m'apporterait que du mal.

Il a toujours été ainsi. Peu dédaigneux à l'égard des remarques que je subis en permanence, mais suffisamment attentionné et prévenant à mon égard pour que je ne puisse l'exécrer sans scrupule.

— Accepte Sohane, s'il te plaît, implore mon frère.

Comment peut-il me demander de flancher face à des idéaux qui banalisent des agressions ? Il est évident que je réagisse. Il est primordial que l'un d'entre nous fasse remarquer qu'autoriser la violence dans les rues ne résoudra pas le problème que créent les classes sociales. Ça ne fera que l'accentuer. Malgré ça, on me demande de m'écraser pour que mon aîné puisse être glorifié, alors j'acquiesce, le cœur comprimé par l'injustice.

Isayah est le premier espoir qui a ravivé en mes parents une étincelle éteinte depuis des décennies. Sans même qu'il en ait conscience, sa venue au monde a égayé tout un pays en quête d'un héritier qui succéderait à mon père avec efficacité.

J'ai horreur de l'admettre, mais il est parfait pour ce rôle. Humble, généreux, vaillant, intelligent... Alors forcément, il est vénéré pour des actions dont il n'est même pas à l'origine, et apprécié pour de nouvelles lois dont il ne connaît même pas l'existence.

Mais que connaît-il de la douleur ? De l'anxiété ? A-t-il déjà été contraint de dissimuler son visage derrière ses paumes tant la rage déformait ses traits ? Sait-il seulement combien il est asphyxiant de devoir réguler son souffle quand on est aveuglé par une haine ardente, qui menace de nous étouffer ? Ou la douleur de devoir refouler des larmes de frénésie après avoir déçu un proche ? Non, Isayah est l'enfant modèle, protégé depuis toujours de l'immoralité humaine.

C'est à moi d'endosser le rôle de l'enfant exécrable, que personne ne veut approcher à moins d'un mètre, de peur qu'il s'entête sans raison à détruire ce qui l'entoure. Je suis le fils qui échoue dans tout ce qu'il entreprend, et dont les seules réussites passent inaperçues à côté de celles de son frère. Vivre en tant qu'insensible et n'être guidé par aucune morale est une aberration ? Au moins je ne crains plus de désappointer tout le monde en permanence, puisque je fais tout pour que ce soit le cas de mon plein gré.

— Il est préférable que tu nous laisses conclure ce débat, seuls.

— Entendu, réponds-je sèchement en quittant la pièce.

Mes tympans perdent leur fonctionnalité lorsque je leur tourne le dos et que des ricanements s'intensifient. J'entretiens une colère intacte à l'égard de chaque personne qui vit ici et même si l'occasion de leur en faire part ne se présente jamais, les haïr en silence me suffit.

Pour l'instant.

Allons-y, autorisons les agressions et les meurtres ! Ils veulent être régis par le chaos ? Qu'il en soit ainsi, j'abandonne ce pays aux mains de ceux qui lui veulent du mal.

Jamais je n'ai lésiné une leçon, qu'elle me paraisse inutile ou non, négligé un adversaire en raison de son physique, ou bâclé un entraînement. Les ecchymoses qui stagnent sur mon corps peuvent en témoigner. Pourtant mon père ne reconnaîtra jamais que je fournis des efforts pour être suffisant à ses yeux.

Son indifférence blesse mon égo. La personne que je suis n'a aucun amour propre, quant à la personne que j'étais... Elle est morte avant même d'en arriver là. Si rien qu'aux yeux de mon géniteur je ne suis qu'une erreur, alors comment pourrais-je espérer créer des liens avec des personnes qui ne partagent pas mon sang ? Me faire une place au sommet de cette société ? Penser que l'on m'apprécie pour qui je suis ?

Je ne suis pas du genre à quémander de l'attention. Je ne pense déjà pas mériter celle de mon frère. Ça me tue de l'admettre, mais je ne serais pas contre une oreille attentive et réceptive. Rien qu'une personne qui ne m'abhorrerait pas, et dont la présence - même si elle s'avérait être apathique - pourrait m'être d'un réconfort inespéré. Je ne demande pas un ami, simplement quelqu'un qui partagerait mes idéaux, et qui ne m'éviterait pas juste à cause de mes accès de rage incontrôlés.

— Ton tour viendra, déclare-t-on dans mon dos.

Je n'ai pas besoin de me retourner pour reconnaître la voix de mon frère.

— Certes, lui accordé-je tout en longeant l'allée principale. Quand ton corps pourrira dans une tombe.

J'aimerais ne pas regretter chaque mot qui sort de ma bouche la seconde qui suit, pourtant j'agis constamment sous l'impulsion. Je ne sais plus différencier ma soif de vengeance de mes convictions erronées. La rage que j'entretiens à l'égard de ce peuple, de celle que j'ai pour mon frère. Tout est flou, et je ne fais qu'accumuler les erreurs. Je pourrais revendiquer le fait que j'ai toutes les raisons du monde de me comporter ainsi, au vu de mon passé. Or les circonstances atténuantes ne justifient pas les fautes, elles les amoindrissent par défaut.

— Sohane, je suis là.

Sa main ornée de bague encercle mon épaule d'une étreinte fraternelle, mais tout ce qui parachève mon esprit, c'est l'idée qu'il puisse ne pas me détester.

Comment peut-il ne pas détester ?

Comment peut-il encore croire que je mérite son affection ?

Parfois, lorsque mes nerfs sont mis à rude épreuve, l'appel du vide est si prenant qu'il m'est difficile de ne pas y céder. Isolé dans la forêt, je m'oblige à concentrer mon attention sur mon souffle et fixer un point à l'horizon, toutefois rien ne peut assouvir le sentiment d'injustice qui tiraille mon corps.

Les mains tremblantes, je m'empare de mon épée et écrase la lame de celle-ci contre un tronc d'arbre. Puis je réitère mon geste. Je heurte le bois comme s'il incarnait mon père. Je crache ma haine à travers des coups non réciproqués, non sans en subir les conséquences. La transpiration suinte sur mon front et me brûle la peau, mais je persiste à déverser une rage sourde qui fermente en moi en percutant le tronc. Encore et encore, sans jamais trouver la force d'esprit de m'arrêter avant que des dégâts irréversibles ne m'handicapent.

Je ne m'arrête que lorsque mes jointures sont si pâles qu'elles ne peuvent plus tenir mon épée. Si anémié que j'en tombe à la renverse. Ma poitrine valse au rythme de mes respirations. Je profite de l'éclaircie du soleil pour fermer mes paupières, comme si le ciel me gratifiait pour un effort destructeur. Seulement, à l'instant où je pense pouvoir jouir de quelques secondes d'accalmie après une crise de démence, une voix rauque venue de nulle part décide de me les bousiller, et déclare :

— Tu sais plutôt bien faire usage de tes mains, pour un bourge.

La seconde qui suit, je me redresse sur un coude, les sourcils froncés par la nouvelle intensité de luminosité à laquelle je dois m'adapter. En visualisant le physique de mon interlocuteur, un soupir exaspéré s'échappe de ma trachée. Ce n'est nul autre que l'imbécile qui a interrompu l'assemblée d'hier matin, sans manquer de glavioter du sang sur mes chaussures. Aux dernières nouvelles, il ne fait que errer dans les couloirs du palais, comme s'il cherchait avec désespoir quelque chose qui soulagerait sa frénésie.

Il se tient face à moi, une épaule appuyée avec nonchalance contre un arbre et les bras croisés sur son torse. Sa posture condescendante souligne le regard bleu et plus que arrogant qu'il m'impose sans scrupule. Cela-dit, j'y cerne aussi de l'incertitude. Quant à l'arc inflexible que forment ses lèvres, il ne fait qu'appuyer son besoin de paraître intouchable, mais est trahi par sa crispation.

— Bien vu, soldat. Et tu sais un peu trop faire usage des mots, pour un illettré d'agreste.

Je dépoussière mes genoux en me relevant, m'avance vers lui le menton haut et plante mon épée dans le sol en me dressant à son niveau. Constater qu'il contracte ses mâchoires m'arrache un rictus de satisfaction. Celui-ci s'intensifie lorsqu'il réalise qu'il est obligé de relever son regard pour ne pas fixer mes clavicules, quitte à admettre que je le dépasse.

Il ne vacille pas, ne recule pas et ne détourne pas le regard. Soudain, son assurance égalise la mienne, et ce constat me met un coup au moral. Je serre les dents et secoue la tête pour oublier que je ne parviens même pas à intimider un putain d'homme du peuple.

Je ne me souviens pas de son prénom, et à vrai dire, c'est la dernière chose dont je me soucie à l'heure actuelle. Mais la manière discrète qu'il a de mouvoir ses lèvres en un son inarticulé me laisse penser qu'il connaît le mien, et - comme tous les autres - qu'il l'utilise pour se persuader qu'il a de toute évidence l'ascendant sur le pauvre petit Sohane. Le prince non voulu. Le fils de trop. Celui sur qui il est si facile de spéculer sans en subir les conséquences, parce que personne n'est foutu de prendre sa défense.

Il se racle la gorge, mal à l'aise face à mon silence, alors je reporte mon regard sur lui. Du sang séché couvre sa joue constellée de légers grains de beauté, et je constate que sa plaie est bien plus alarmante qu'elle n'y paraissait hier.

— Qu'est-ce que tu fous là ? Besoin de te familiariser avec ton milieu d'origine ? Le questionné-je en pointant la terre infertile du menton.

Il me répond d'un simple rictus mauvais. Je sais que sa présence au palais est issue de l'attaque qu'a subi son village, qu'il y a tout perdu, et que c'est un sujet fâcheux, mais je ne peux m'empêcher de le provoquer.

— Les villages environnants sont comblés de verdure. Mais je suppose que c'est difficile d'imaginer qu'il y a une vie ailleurs, quand tu n'as jamais mis un pied en dehors de ton palais de deux mètres carrés.

C'est à mon tour de serrer les dents. Alors, non seulement ses préjugés sur moi sont bien plus erronés que la moyenne, mais en plus, il semble persuadé d'avoir raison. En attendant qu'il réponde à ma question initiale, je masse mes mains endolories, tout en me demandant s'il sait combien ce qu'on raconte sur moi n'est tiré que de vieux évènements extrapolés. N'y a-t-il aucune personne qui – par curiosité ou malsanité – serait assez mature pour s'assurer de la véracité des propos qui circulent à mon égard ? Aucun individu n'a jamais eu vocation à essayer de me comprendre.

Je ne sais ce qui traverse l'esprit des enfants qui détournent le regard lorsqu'ils m'aperçoivent, des parents qui me tuent par leurs mots, ou de ma famille que je déçois par ma simple existence. Ne savent-ils pas que je me déteste déjà, sans qu'ils aient besoin de me rappeler qu'eux aussi ?

— Affronte-moi.

Sa supplique m'arrache à mes pensées intrusives. Un large sourire excédé se dessine sur mes lèvres, avant que je ne sois pris d'un fou rire tant sa requête me semble illusoire. Je me racle la gorge, décontenancé par le sérieux avec lequel il agit, mais ne cesse pas d'étirer mes commissures pour autant, les sourcils hauts.

— T'affronter ? Pour quoi faire, te rappeler que tu aurais dû mourir avec ta mère ? Te briser les os d'un coup ? me moqué-je.

— Tu as l'air persuadé que je serais incapable d'en faire de même.

— Parce que c'est le cas.

Ses yeux bleus scintillent d'un éclat de détermination, surplombant la courbe de ses lèvres, étirées par le désir de rivalité.

— Prouve-le.

D'un coup de menton, je lui indique de s'emparer de mon épée, bien qu'il s'agisse de ma favorite, et que la savoir entre les mains d'un inconnu me fait serrer les dents. Le duel semble inégal à premier abord, puisqu'il est armé et pas moi. Mais lui comme moi savons que je m'en sortirai sans grande difficulté. C'est d'ailleurs pourquoi je me demande quelle pulsion suicidaire l'a encouragé à concevoir un combat contre moi.

À l'instant où il lève l'épée si haut que je pourrais l'injurier au niveau du bassin avant qu'elle n'atteigne mon corps, je sais que c'est gagné d'avance. Alors je croise mes mains dans mon dos avec insolence, conscient que je n'aurais même pas besoin de m'en servir pour l'achever. Ma vulnérabilité d'apparence le déstabilise, pourtant il s'entête à vouloir créer l'impact entre la lame et mon corps, et j'aime ça. J'aime qu'il ne se préoccupe pas du fait qu'il pourrait m'ôter la vie si je commettais la moindre erreur d'inattention, et que, bien au contraire, il s'en satisfasse.

Après avoir esquivé son coup de justesse, je sais avec précision jusqu'où le poids de mon épée le contraindra à poursuivre son geste circulaire. Profitant de sa vitesse pour m'assurer que l'entrain du mouvement qui était supposé me trancher en deux à l'origine, lui fasse opérer au moins un demi-tour. Quand se retrouve dos à moi, il me suffit de le faucher d'un coup de pied sans qu'il n'ait le temps de comprendre ce qui lui arrive, pour que son corps s'écroule, lâchant l'arme. Je me laisse tomber sur un genou, afin de comprimer son dos contre le sol tout en récupérant mon épée, sans manquer de la flanquer sous son cou.

Sa main se redresse, non pas pour écarter l'épée, mais pour couvrir son œil blessé. Il n'aurait jamais dû me provoquer, alors qu'il savait que l'infection de sa paupière n'en serait que plus douloureuse. Ses joues, teintées de rouge par l'effort, remontent timidement lorsqu'un sourire malsain occupe la partie inférieure de son visage, et je m'oblige à ne pas l'étrangler pour ça. Du bout de l'index, il finit par décaler la lame, et me fait remarquer d'un regard insistant que mon genou est toujours appuyé sur son torse.

— Ce n'est pas ce que j'appelle un os brisé.

— Tu es sûr de vouloir me pousser à mettre mes menaces à exécution ? l'interrogé-je en me relevant.

Sans me répondre, il s'appuie sur un coude tout en compressant son œil d'une main, les sourcils tortillés de douleur. S'il savait que je ne suis pas du genre à épargner un homme - qu'il soit injurié ou non - il aurait évité de se confronter à moi. Pourtant, il semble n'en garder aucun regret, comme si l'issue du combat lui semblait évidente depuis le début, et qu'il s'en satisfaisait.

Des perles de transpiration suintent sur sa peau sombre et sans me quitter des yeux, il les essuie du revers de la main avec nonchalance.

— Je participe aux sélections, murmure-t-il.

J'avale ma salive avec difficulté lorsque je réalise que mon père ou mon frère lui a donné accès à l'arène en à peine deux jours, quand moi j'ai dû noyer ma fierté et les supplier sans arrêt durant des mois. Je les déteste pour leur dénigrement injustifié. Je le déteste pour son mépris et les privilèges qu'il acquiert, grâce à ce qui lie son père au mien.

— Tu mourras avant même que la première épreuve ne démarre, craché-je.

Il me fixe. Le regard drapé d'un voile de confiance qui recouvre le bleu de ses yeux, à croire qu'il a toutes les raisons du monde de paraître sûr de lui, alors que c'est supposé être tout le contraire.

Il en vient même à me faire douter, ce con.

— C'est ce qu'on verra.











En espérant que ma motivation à écrire prenne pas la fuite d'un coup, comme c'est en train de se produire... j'aimerais bien savoir ce que vous pensez de ce début d'histoire ?

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