37

𝓐imé











En temps normal, il nous aurait suffi de trois jours pour traverser le pays, mais voilà plus d'une semaine qu'on est partis et nous ne sommes toujours pas arrivés à destination. Dans chaque village que l'on découvre, il y a des pillages, des attaques, des meurtres... L'ordre de notre pays a été souillé dès lors des offensives Vylnesiennes, comme si les habitants n'attendaient qu'un acte de barbarie pour rompre tout ce qui a été mis en place et tout faire éclater.

On est contraints de régler le désordre auquel on fait face, partout où l'on va. Certains hommes nous quittent, d'autres nous rejoignent, mais j'ai l'amère impression que notre effectif n'est jamais suffisant.

Comment savoir si l'on est prêt à affronter tout un peuple ?

On entame la période hivernale de l'année, et au lieu de sortir du bois et de se réjouir de l'apparition des premières tombées de neige, on se retrouve à forger des armes et à se préparer à la perte.

Arrivés en bordure d'un village conjoint à Dagmar, nous prions pour qu'il s'agisse du dernier arrêt avant la frontière, bien que cette idée est paradoxale à l'angoisse qui me paralyse chaque fois où j'imagine ce qui nous y attend. J'espère que la légion de mon père a été plus chanceuse et défend nos terres.

La femme qui nous accueille dans son auberge nous a donné accès aux bains, et contrairement à la première fois où j'ai découvert ces pratiques, je ne fais preuve d'aucune pudeur. Je rêve d'un bain chaud depuis trois jours, c'est-à-dire la dernière fois où j'y ai eu droit. J'ai empêché tous nos hommes d'y accéder le temps que Sohane se lave, et maintenant que c'est notre tour, je me demande pourquoi je n'y suis pas allé en même temps que lui. Le silence est d'un ennui profond, d'autant plus que sympathiser avec le reste des troupes ne m'attire pas. J'appui mon dos contre la paroi tiède des bains, le regard perdu, tandis que des souvenirs vagabonds déferlent, dans lesquels j'aide Sohane à supporter le regard des autres soldats. Je sais qu'il abhorre le fait de dévoiler son corps, et qu'il préfèrerait se doucher dans le lac gelé plutôt qu'affronter nos troupes ici-bas. Mais, je ne sais pas... j'ai l'impression de l'avoir vu dans un état plus intime qu'un simple corps dévêtu et peut-être qu'il n'aurait pas envie de s'enterrer si j'étais le seul à lui tenir compagnie.

Je profite de ce moment de détente pour raser le peu de barbe qui commence à encercler ma mâchoire, et tailler les boucles qui me tombent sur les yeux.

J'ai l'impression de n'avoir pas vu mon reflet depuis une décennie, au point d'en oublier qu'une cicatrice pourfende mon visage. Mon œil gauche est plus gris que bleu désormais et je me rends compte qu'il me sera impossible de faire profil bas. Tout le monde reconnaîtra mon visage. Le peuple a assimilé mon nom à ma cicatrice.

Avant de sortir, j'enfile ma tenue de combat, ajoutant un tour de cou noir et un manteau en fourrure. Le froid me paralyse les membres et il est hors de question que je revive une journée comme celle d'hier.

À l'extérieur, les villageois s'attèlent à la tâche, pour nous remercier de l'aide apportée, ils nous préparent des collations, des vêtements, des armes... Même si rien de ce qu'ils puissent faire ne pourra nous assurer la victoire, je suis rassuré de savoir qu'on ne va pas se sacrifier pour des ingrats.

Je traverse le village à la recherche de Sohane, que je trouve armé d'une hache dans la cour d'une petite maison mal entretenue. Il tranche du bois pour une vieille dame et mes lèvres s'étirent sur le champ, je ne peux cesser de sourire.

Il essuie la sueur qui imprègne son front, tout en s'acharnant sur le tronc d'arbre. La personne âgée lui tend un verre d'eau en remerciement, mais il le refuse. Il ramasse son travail et le dépose sur une charrette, facilitant ainsi son déplacement.

— J'insiste jeune homme, vous m'avez assuré un hiver au chaud. Quel est votre nom ? Je prierai pour vous.

Sohane hésite. Je sais qu'il craint qu'elle ne change d'avis à son égard en apprenant qu'il s'agit du prince.

— Je n'ai pas de nom, affirme-t-il en s'emparant du verre.

— Vous êtes si beau, si jeune et gentil, vos parents ont bien dû vous offrir le plus merveilleux des noms.

— Je n'ai pas de parents, la coupe-t-il en s'éloignant, sa veste jetée sur une épaule.

Il me repère au loin et me passe devant sans m'accorder le moindre mot.

— Je n'y suis pour rien si tu ne plais qu'au troisième âge, jeune homme, me moqué-je en accourant à ses côtés.

Il m'offre un sourire sarcastique, puis continue de m'ignorer. Je ne suis pas encore tout à fait habitué à ce que ses cheveux soient si courts, mais je crois que je commence à aimer plus que nécessaire. Il n'y a plus rien qui masque son visage, il est découvert, nu.

— Cette nuit devrait être la dernière ici, déclare-t-il en enfilant son manteau.

— Tu t'en réjouis ?

            — Je ne me réjouis pas d'arriver au front Aimé.

            Une fine couche de neige recouvre le sol et témoigne de notre passage. Sohane ne s'en importune pas, il rejoint nos troupes éparpillées autour d'un feu de camp, en train d'étendre les vêtements humides. Les soldats sifflotent un air de musique et de faibles sourires enjolivent leurs visages. Tant qu'ils parviennent à trouver du positif à la situation, je suis rassuré. Je commencerai à m'inquiéter lorsque de nos hommes n'émanera que le découragement et l'abandon.

            — J'ai fait tout ce que vous m'avez demandé mon prince, informe un blondinet de ma taille en se présentant à la droite de Sohane. Tout est prêt pour demain.

            Mes dents crissent, je ne l'ai jamais vu auparavant et je n'ai pas besoin d'en voir davantage pour savoir que je ne l'aime pas. Il tourne autour de Sohane et ne cesse de répéter mon prince à la fin de chacune de ses phrases. Celui-ci le remarque à peine ; quand il est ainsi plongé dans ses idées, tout ce qui l'environne disparaît. Le soldat a beau l'interpeller et tenter de poursuivre la conversation, sans manquer de préciser qu'il lui est dévoué et qu'il obéit à ses ordres, Sohane ne réagit pas. Il fixe un élément perdu dans l'horizon, et se contente de hocher la tête à des moments où il n'a aucune raison de le faire.

            — Je me chargerai de plier les couchages demain mon prince, avant le départ.

            Je range mes mains dans mes poches. Il serait préférable que j'évite de lui enfoncer mon poing dans la gueule, si je ne veux pas perdre l'estime que m'accordent les soldats pour le plus niais d'entre eux. Après réflexion, la patience n'est pas mon fort non plus. Je tape du pied contre le sol, tachant de divertir mon esprit, mais pour une raison qui m'échappe, ce bouffon m'a irrité.

            — Sohane, tranché-je.

            Il se tourne immédiatement vers moi, et je mords l'intérieur de mes joues pour contrer le sourire de satisfaction qui menace d'apparaître. J'émets un faible coup de tête, signifiant que je lui demande de me suivre à l'écart du groupe. Il se lève sans hésiter et me devance presque, alors qu'on s'éloigne des autres.

            — Qu'y a-t-il ?

            — Rien de particulier.

            — Arrête de me faire perdre mon temps Aimé.

            Je le retiens par la main avant qu'il ne puisse partir. Il n'y a rien de particulier. C'est juste que ça fait plus d'une semaine qu'on se passe à côté sans vraiment se parler. Plus de sept jours qu'on ne s'adresse la parole que pour établir des combinaisons de combat, qu'il est concentré au point d'oublier que j'existe. Il donne des ordres, aide les différents villages où l'on s'arrête et accorde plus d'attention à tous les autres soldats qu'à moi.

            Dans les auberges où l'on crèche, il ne dort jamais très loin de moi, mais me tourne toujours le dos, comme si voir mon visage lui provoquait des maux de tête ou le répugnait.

On dirait qu'il m'évite depuis le soir du bal.

— Je t'ai dit que je n'avais jamais l'impression de perdre mon temps avec toi, mais peut-être que c'est l'inverse ? présumé-je, blessé.

Je suis celui qui l'abandonne derrière alors qu'un air effaré déforme ses traits. Lorsque je rejoins les soldats auprès du feu et qu'aucun d'entre eux ne parle, trop occupés à scruter ce qui vient de se passer, je manque de tous les décimer un à un.

— Il y a un problème ? tonné-je, les yeux écarquillés par la colère.

Ils sursautent et se recentrent sur leurs tâches. La nuit commence à tomber, alors je mange quelque chose de rapide et pars me coucher en premier. Je n'ai envie de parler à personne, et j'ai encore moins envie de le voir parler aux autres. Avoir été rejeté de cette manière m'a suffi à me rappeler de la raison pour laquelle je suis ici.

La guerre. La guerre et c'est tout.

Je m'affale sur mon couchage, épuisé. Tout ceci n'est qu'une accumulation de frustration. Je ferme mes paupières et la fatigue l'emporte peu de temps après. Je ne sais si quelques minutes se sont écoulées, ou une heure complète, lorsque l'arrivée du groupe me réveille. Toutefois, je ne bouge pas, je feins d'être toujours inconscient. Tous prennent place, autant que Sohane qui s'installe à côté de moi, comme tous les soirs. C'est bien facile de me repousser, alors qu'il n'y a qu'à moi qu'il fasse assez confiance pour daigner s'endormir. Je pourrais le rejeter aussi, mais je n'en fais rien. Je suis faible lorsqu'il est question de lui, à l'instar de Raven avec Tara.

Il s'allonge sur le dos un long moment, pendant que je l'observe, les yeux mi-clos.

Puis, il se tourne face à moi.

La grange claustre une odeur chaude de bois brûlé, portée par le feu, qui me contraint à inspirer à faible allure. Malgré l'effluence, comme chaque soir, dans un accès de volonté je me serais obligé à fermer mes paupières. Cela-dit, un élément perturbateur ruine toutes mes chances de trouver le sommeil. Ce n'est pas la première fois que je me retrouve à proximité de Sohane, dans cette pièce dont l'atmosphère tamisée n'est pas responsable de ma soudaine montée de chaleur.

Pourtant, c'est la première fois que son corps est orienté dans ma direction, et qu'il ne s'empresse pas de m'effacer de son champ de vision. De ma place, je peux entendre son souffle s'échouer sur mon front, je peux même le sentir frôler ma peau. Le silence ne suffit pas à calmer le raffut intérieur provoqué par mes battements de cœur.

Sohane est à quelques centimètres de moi, mais son corps n'expose aucune réticence. Et cette simple constatation transvase toute ma sérénité à l'extérieur de mon corps.

— Tu te feras tuer demain, susurre-t-il sans arrière-pensée, comme si cet aveu était d'une évidence morbide.

— Tu n'attends que ça.

Ses yeux pendent dans le vide. Il se contente d'expirer tout l'air de ses poumons sans se restreindre à les emplir de nouveau.

— C'est ce que tu penses ?

— C'est ce que tu laisses penser. Hier, aujourd'hui, demain, tu ne veux que ma mort.

D'une lenteur aliénante, il me tourne finalement le dos. Son coude se déplace après son épaule. J'observe chaque mouvement qu'effectue son corps, chaque effort qu'il fournit dans le seul intérêt de ne plus avoir à me supporter. Pourquoi le révulsé-je à ce point ? À l'instant où je me pose cette question, je cesse de respirer, car je réalise que son dos effleure mon torse. Sa nuque est à découvert, à quelques millimètres de mes lèvres, alors que son corps ne se meuve pas assez pour créer une réelle étreinte, mais tout de même suffisamment pour supposer que cet infime contact est volontaire de sa part.

J'ai l'impression que mes mains s'enduisent de moiteur, et que mon cœur bat si fort qu'il est sur le point de flancher.

— Si je te voulais mort, crois-moi Aimé, tu le serais depuis longtemps, murmure-t-il.

Ses doigts longent mon bras et s'allient aux miens, puis il m'incite à glisser ma main autour de sa hanche et à trouver refuge sur son estomac. La paralysie est étrange, le peu de fois où elle s'est emparée de mon corps, c'est parce que j'assistais à la mort d'un proche ou parce que j'étais impuissant. Là, c'est différent. Je ne suis pas impuissant, je suis dépassé par les événements, si bien que mes poumons sont déjà gonflés d'oxygène dès lors que j'essaie de reprendre ma respiration.

J'effleure le tissu qui recouvre sa peau du bout de l'index, incrédule. Une envie croît en moi, elle prend toute la place et se colle aux parois de mon corps, elle s'apprête à éclater à l'intérieur avant de voir le jour. J'ai envie de le presser contre moi, entre mes bras. D'inspirer juste au creux de son cou, et de nicher mon nez sous sa mâchoire. J'ai envie d'être partout autour de lui, aussi bien que le soleil en a eu l'occasion tout l'été, et le froid le pourra tout l'hiver.

Une bouffée de bonheur m'envahit. Je ne peux réfréner le sourire idiot qui s'élargit sur mes lèvres.

Il se tourne de nouveau, en douceur, me faisant toujours appréhender son prochain geste. Sa joue est à un cheveux de mes lèvres et lorsqu'il me fait entièrement face, son nez se presse sous le mien.

— J'ai du mal à accepter que j'ai quelque chose à perdre maintenant, souffle-t-il.

Il abaisse son regard quand il me met dans la confidence. Je crois que les seules fois où je l'ai vu baisser les yeux, c'était quand il s'adressait à moi. Je pense comprendre où il veut en venir, mais j'aime tant le voir chercher ses mots et surmonter ses barrières pour communiquer avec moi, que je lui demande :

— C'est-à-dire ?

Je croise ma jambe avec les siennes, enfermant ma cuisse entre ses genoux tandis que ses pommettes changent de couleur. Il est si près de moi, si chaud, si réconfortant... Je serais prêt à mourir dans cette position, avec lui. Il n'y a pas la moindre possibilité qu'il s'écarte à présent que je sais ce que ça fait de l'avoir aussi près, c'est pourquoi je ne peux me contenter de l'étreinte de nos mains et j'enlace nos jambes jusqu'à ce que chaque millimètre de ma peau soit en contact avec la sienne.

— C'était plus simple avant, quand j'allais me battre et que je ne m'inquiétais que pour ma propre personne.

—  Qu'est-ce qui a changé ? l'interrogé-je.

La réponse lui démange les lèvres, il refuse toujours de m'affronter du regard et crispe ses paupières. Je souffle légèrement sur ses longs cils noirs, l'informant que je suis moi, et que ce n'est pas aujourd'hui que je commencerai à le juger pour ce qu'il ressent. Chacune de ses émotions sont légitimes, je préfère encore qu'il m'en fasse part, plutôt qu'il se renferme et finisse par extérioriser sur lui-même. Je le connais assez pour savoir qu'il a pour mauvaise habitude de tout cloîtrer dans ses entrailles, jusqu'à ce qu'elles se détériorent.

— Qu'est-ce qui a changé, Sohane ?

— Tu le sais très bien. Tu sais que c'est de toi dont il s'agit.

Mon cœur bat la chamade, il est sur le point d'imploser. Je ne parviens plus à réfléchir. Je suis meilleur par les actes. Même à travers l'infime distance qui sépare nos torses, rentrant en collision à la moindre de nos inspirations, je prends sa main et la guide sous mon haut. Il est évident qu'il attend une réponse de ma part, que je le rassure. Mais les mots ne sont pas mon fort, et en cet instant, ils deviennent flous pendant que je tente de les aligner.

Je n'ai aucune idée de ce que je fais.

Tout est instinctif, comme toujours lorsqu'il s'agit de Sohane.

Ses doigts congelés provoquent une vague de frissons le long de mes abdominaux, qui s'échoue à l'orée de mon cou. Je dirige sa main et la pose juste par-dessus mon cœur. Celle-ci réceptionne mes battements, et la vitesse à laquelle ils s'enchaînent parle d'elle-même. Sohane enfonce son visage contre mon torse, enfouissant son nez dans mes couches de vêtements, supposées me tenir chaud. En l'occurrence, son corps est plus efficace que n'importe quelle couverture.

Des centaines de soldats sont entassés dans cette pièce. Ils profitent de leur dernière nuit de sommeil précédant notre arrivée au front. Et puis, il y a Sohane et moi. Enlacés l'un contre l'autre comme s'il s'agissait de la chose plus banale pour deux généraux d'armée.

À l'instant où je prends conscience qu'il se fait silencieux parce qu'il réfléchit de trop, je relève son visage en m'emparant de son menton.

— Eh, Sohane, l'interpellé-je à voix basse. Tout se passera bien demain, on s'en est toujours sortis tous les deux.

Il secoue la tête.

— Non, je m'en suis toujours sorti. Toi, tu es un miraculé, explique-t-il. Les dieux te veulent en vie, je n'y vois aucune autre explication.

J'étouffe mon rire contre mon poing, conscient qu'il n'admettra jamais que j'aie pu m'améliorer depuis notre rencontre, et que je peux tout autant me battre que lui. Il cherchera toujours des excuses.

Sa main glisse le long de mon corps, alors qu'elle est encore plongée sous mes couches de vêtements, et s'arrête contre mon dos. Entre mes omoplates. Sa paume est glaciale, mais ce n'est pas pour autant que je n'apprécie pas sa proximité, ni le fait qu'il profite de son emprise pour se rapprocher.

En moins de dix minutes, j'entends sa respiration se fluidifier. Il s'est endormi contre moi.

La raison pour laquelle je le serre davantage n'est que due à la satisfaction que me procure l'idée de lui apporter la paix.

Être sa zone de confort.



Ce chapitre était tellement apaisant à écrire

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top