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𝓢ohane

« mes jambes
au sol
avec tes pieds
et exigé que je me lève »
- Rupi Kaur

Avant














Si je suis mort à ses yeux, à quoi bon m'utiliser pour prouver à Isayah qu'il est si exceptionnel ?

Je préfèrerais que mon père agisse vraiment comme si j'étais décédé, plutôt qu'il monte mon grand frère contre moi.

Ça m'énerve.

Alors pour pallier mon manque d'expérience, je continue de m'entraîner et de suivre les conseils d'Arès. Mais aujourd'hui, il y a des cours communs de maniement d'épée pour les garçons de mon âge, et je suis tout seul ici. Les raisons pour lesquelles je ne suis pas autorisé à me mélanger aux autres m'échappent, je ne sais même pas s'il en existe ou s'il s'agit juste de la volonté de mon père. J'empoigne mon arme et d'un pas décidé j'entre dans le palais. Je connais la salle d'entraînement par cœur, le problème n'est pas de la trouver, c'est d'y entrer et d'agir normalement.

Papa dit que j'en suis incapable.

Qu'être normal, ce n'est pas dans mes gênes.

Bien qu'il désapprouverait, j'ouvre la porte en bois qui pèse six fois mon poids et découvre une vingtaine de garçons. Tous portent des futons blancs et des ceintures noires qui enrobent leurs corps frêles du cou jusqu'aux chevilles.

Je les envie.

Leurs têtes s'orientent simultanément dans ma direction, alors je retiens ma respiration pour ne pas qu'ils remarquent mon malaise. Je m'assois au sol à leurs côtés, tandis que le professeur continue de donner cours comme si je n'avais pas fait irruption sans autorisation.

Ses remarques ne sont pas toutes pertinentes, bien que je m'empêche de le faire remarquer à haute voix. Déjà que je n'ai pas ma place ici, il ne manquerait plus que je suscite l'attention. Pourtant, les mots me démangent les lèvres, certains de ses dires sont en totale contradiction avec ceux d'Ares et n'ont aucun sens.

— Bien, maintenant, on passe à la pratique, ordonne-t-il.

Il nous présente un panier rempli d'épées polies, toutefois je refuse de délaisser la mienne. Je la garde ancrée entre mes deux mains, de peur qu'on me l'ôte.

— Formez des groupes de deux.

Nul besoin de jeter un coup d'œil aux alentours pour sentir la présence des garçons s'éloigner, quitte à se fondre dans le mur dans le simple but de ne pas être mon partenaire. Je me retrouve seul au centre de la pièce pendant qu'ils se mettent deux par deux, tout en émettant des commentaires mesquins à mon égard.

Ma lèvre inférieure se met à trembler.

Mais je ne pleurerai pas.

Autour de moi se forme un nuage noir, tout devient brouillon dans mon esprit, si bien que je manque de m'écrouler sur mes genoux par manque de souffle.

N'y a-t-il personne ?

N'y aura-t-il jamais personne ?

Seules des billes rouges rubis sont apparentes au milieu du chaos, deux points de couleur qui remplacent les yeux de mes camarades. Des sources de lumière difformes qui transmutent en croix carmin et entravent leurs têtes, au point qu'il me soit impossible de discerner leurs visages. C'est mieux ainsi, aucun de leurs traits ne me hantera ce soir.

— Je serai ton partenaire, Sohane, déclare le professeur. Cela te dérange-t-il si on montre l'exemple aux autres ?

Je secoue la tête, écartant le nuage étouffant qui monopolise mon esprit.

Tout devient lucide.

Il y a une personne qui veut bien de moi, alors je fais l'effort de maîtriser mes émotions.

Notre instructeur tend son épée dans ma direction et colle sa lame à la mienne pour déclarer le début du combat. Il hoche la tête, et j'attends qu'il lance la première offensive, mais il n'en fait rien.

— Vas-y Sohane, montre-nous ce que tu as retenu.

Face à mon inactivité, une nouvelle vague de murmures s'élance, les garçons affirment que je suis faible. Ils disent que si j'ai peur d'un professeur, je n'ai rien à faire ici, je ne serai jamais soldat. Ils disent que je suis étrange.

Mais ils ne comprennent pas, Arès a assuré que j'étais un soldat exhaustif, il a dit que c'était normal pour moi d'attendre l'attaque de mon adversaire pour mieux le cerner. Le contraire me porterait préjudice.

— Très bien... il est peut-être préférable que tu reviennes l'année prochaine.

Non...

Lui aussi cesse de croire en moi.

Il n'y a pas de situation qui puisse m'énerver davantage. Je compresse le manche de mon épée entre mes doigts congelés, le cœur qui bat la chamade. Les spéculations continuent de se faire de plus en plus évidentes, si tant est que je sois encore en état d'en prendre compte. Elles impliquent que je suis maudit. Tout ce qui m'approche finirait par pourrir d'après eux, c'est pourquoi leurs parents leur auraient interdit de m'approcher.

— Battez-vous, scandé-je.

L'instructeur me regarde avec condescendance, il mesure au moins un mètre vingt de plus que moi, pourtant je n'ai aucun doute quant au fait que je pourrais le mettre au sol à tout instant. J'ai déjà réussi à le faire une fois avec Arès, lui ne représente rien à côté.

Mon comportement l'irrite, je le conçois. Il lève sa garde et range sa main libre dans son dos, persuadé qu'il lui suffira d'un bras pour me mettre hors d'état de nuire.

Il est le genre à sous-estimer son adversaire.

Maintenant, je peux me battre.

— Tuez-le, monsieur ! s'écrie un des enfants.

Sa remarque me déstabilise, je détourne le regard un instant pour percevoir le visage de celui qui souhaite ma mort sans s'en cacher. Mes battements de cœur ralentissent, il a les mêmes yeux qu'Arès. Sauf que dans les siens il n'y a pas la moindre trace d'affection. Que de la frénésie ; de la rancœur.

Que lui ai-je fait ?

Notre tuteur profite de mon inattention pour porter son coup au niveau de mon poignet et me désarmer. Il a beau utiliser une lame faite de bois, la puissance de son attaque suffit à me brûler la peau.

Je lâche mon épée sur le moment.

— Voilà, pas de distraction, ce sera ta première leçon, me réprimande-t-il en s'orientant face à ses élèves.

— Ne jamais tourner le dos à votre adversaire sera la vôtre, rétorqué-je.

Mon pied fouette son genou et il faiblit d'une jambe. J'empoigne sa lame avant qu'il ne puisse la lever, et alors qu'il perd l'équilibre et manque de s'écrouler, je grimpe sur son corps. Assis sur sa nuque, j'enroule mon coude autour de sa gorge et la compresse en amplifiant mon emprise grâce à ma seconde main. Ma force n'égale pas la sienne, mais j'ai appris à faire usage de mes faiblesses.

Il tombe sur le dos et m'entraîne dans sa chute. Je ne le lâche que lorsqu'il claque le sol par manque d'oxygène. Une toux importante lui démange la trachée.

Je n'oublierai jamais le regard qu'il me lance en se redressant. Un regard voilé de peur et de dégoût.

— Très bien, je n'ai rien à vous apprendre mon prince, crache-t-il en ramassant mon épée.

— Donnez-la-moi.

Il l'examine puis la pointe dans ma direction, me menaçant de ma propre arme.

— Vous reproduisez les mêmes erreurs, soufflé-je.

Quelque chose chez moi le terrifie au point qu'il finisse par me la rendre. Il me craint et je ne sais si c'est positif. Il se range du côté de ses élèves et les joint pour me dévisager. Un lac sans fond nous sépare. Le monde entier est d'un côté de la rive, tandis que je suis de l'autre. Nul ne parvient à m'atteindre, si tant est que quelqu'un en ait l'envie un jour.

— Va-t'en, crache le garçon aux yeux bleus.

— Personne ne veut de toi ici.

Je déteste la race humaine.

En sortant de la salle, je ne prends même pas la peine de fermer la porte derrière moi, je cherche juste à courir le plus loin possible.

Je tente de retenir mes larmes de toutes mes forces, mais c'est trop dur. Elles brouillent ma vue alors que je me précipite dans les escaliers du palais. À l'étage, je passe devant la chambre de mon père, elle est ouverte, mais je n'y prête pas plus attention que ça. Je ne veux pas qu'il me voie pleurer.

Or, c'est le cas. Il est assis sur mon lit lorsque je m'affale contre la porte de ma chambre, après m'y être réfugié. Sa présence me fait sursauter. Il observe le mur sur lequel j'ai gravé toutes les informations qui me semblent importantes. Il y a les enseignements d'Arès, le nom des personnes qui me sont chères, les lieux que je souhaite visiter, ceux que je ne suis pas autorisé.

Tout ce que ma mère m'a dit et qui me tient en vie aujourd'hui. Il y a tout. Même les traces apparentes de sang qui pourrissent, suite à mes crises. Il y a également des failles, des creux que j'ai créés en voulant extérioriser.

Je peux concevoir que ce tumulte de traits noirs et de gravures ne fasse pas sens pour lui. Il doit me prendre pour un dégénéré.

— Je ferai couvrir tout ça, affirme-t-il.

— Non ! hurlé-je.

Je ne sais plus gérer mes émotions. Il se dresse face à moi et me dévisage.

— Je cherchais ta mère, il faut croire qu'elle n'est pas là alors je vais sortir et faire comme si rien ne s'était passé, me menace-t-il. Mais toutes ces idioties seront recouvertes d'ici demain et je te conseille de faire profil bas.

Les larmes dévalent mes joues sans que je ne puisse rien y faire. Je pleure, je pleure, encore et encore.

Mon père est paralysé, il semble presque ressentir une parcelle d'empathie durant l'espace d'une seconde.

— Qu'est-ce que t'as, tu pleures pour un mur ?

— Non ! m'écrié-je. J'ai essayé de participer au cours d'arts martiaux...

Mes poings me démangent, j'ai besoin de souffrir. Il faut que mon père sorte, s'il me voit m'enfoncer mes phalanges dans mon propre estomac, il aura la confirmation de ce qu'il avance depuis des années.

— Sohane... souffle-t-il avec compassion.

Je suis si naïf que je relève la tête dans l'espoir que mon père me réconforte.

Prends-moi dans tes bras.

Prends-moi dans tes bras.

S'il te plaît.

— Je te l'ai dit, tu n'es pas fait pour te mélanger. Tu as un problème et crever seul dans ton coin serait une solution pour tout le monde, ajoute-t-il, muni d'un sourire malsain.

Je vais vomir. Je ferme mes paupières et les rouvre une seconde plus tard mais il n'est plus là.

C'est pour le mieux.

La première chose qui est à ma disposition n'est autre que mon bras. Je le porte à ma bouche et le mords jusqu'à ce qu'un goût métallique envahisse ma langue. Je ne ressens ni la douleur, ni l'appréhension.

Il m'en faut plus, j'ai besoin de me détruire.

Le bras en sang, je sors de ma chambre au risque de devenir fou entre ces murs. Je traverse le couloir, et un fracas sourd interpelle mon attention dans la pièce adjacente. Il s'agit du bureau de mon père. J'hésite à y entrer, si je tombe à nouveau sur lui, je m'écroulerai pour de bon. Cependant, mon instinct me dit de jeter un coup d'œil à ce qui se passe. Dès lors que je passe ma tête dans l'encadrement de la porte, mon cœur tombe à mes pieds.

— Maman ! haleté-je.

Tous les évènements précédents se volatilisent. La seule chose qui importe est le corps de ma mère, étendu au sol, inconscient. Ses longues ondulations blondes se ternissent contre la moquette et je ne sais quoi faire. Sa peau d'habitude rosée et laiteuse est désormais grisâtre.

Elle se détériore.

À bout de force, je la tire sur le matelas fin qui orne la fenêtre. Mes mains sont ingérables, elles tremblent tant que j'en sanglote. Je m'assois et dépose sa tête sur mes cuisses, tout en caressant ses joues frêles.

Devrais-je hurler ?

Prier ?

M'arracher les tripes ?

Qu'est-ce que je suis supposé faire pour que tout ça fasse moins mal ?

Je n'arrête pas de pleurer, et malgré mes vaines tentatives de formuler le moindre mot qui puisse atteindre maman, les sanglots reprennent irrémédiablement le dessus.

C'est à cet instant que mon père débarque. Il s'empare du corps de maman. Je ne l'ai jamais vu aussi paniqué.

— Adalsine ! s'époumonne-t-il.

À bout de bras, il l'emmène dans leur chambre et alors que je le suis, il me claque la porte au nez. Je n'ai même plus la force de me battre ou de le supplier de m'ouvrir. En ces circonstances, si maman est morte, je préfère encore me tenir de l'autre côté des murs. Je ne sais pas si je pourrais le supporter. Je pense que j'utiliserais mon épée pour me trancher la gorge.

J'aurais dû la serrer fort au risque de lui laisser des traces, embrasser son front à n'en plus finir.

Je m'effondre au sol, le dos appuyé contre le mur.

À l'aide.

Je ne respire plus, maman ne respire plus.

Ça faisait bien longtemps que je ne m'étais pas senti aussi distant de moi-même. Mon frère est agenouillé à mes côtés et secoue ma tête pour tenter de me faire reprendre connaissance. Mais je ne l'ai jamais perdue, je suis juste paralysé.

Je convulse.

Il enfonce la porte de la chambre parentale d'une épaule, mon corps entre les bras. Un hoquet dévasté lui échappe lorsqu'un voile blanc entrave ma vue. Je ne vois plus rien, mais peut-être que je suis en phase avec maman.

Peut-être qu'elle non plus, ne voit plus rien.

— Père, qu'est-ce qu'il se passe ? glisse mon aîné.

— Sortez d'ici !

Le corps de mon frère pare la pression qu'on exerce sur lui, il refuse de reculer lorsqu'on pousse son torse, sans pour autant relâcher l'emprise qu'il exerce sur moi. J'ai rarement vu mon frère aussi révolté, mais après tout, lui aussi cherche à savoir ce qui arrive à sa mère.

— Dis-moi ce qui lui arrive, pourquoi y a-t-il du sang partout ?

Du sang ?

Je réfugie mon visage contre le torse de mon grand frère, quitte à ne pas entendre la réponse.

Peut-on mourir d'un cœur brisé ? Je crois que le mien refuse de battre plus longtemps.

— Votre mère est malade, elle n'en a plus pour longtemps, avoue enfin notre géniteur.










Bon, je dis ça comme ça, mais les 6 chapitres restants seront chargés en émotion, préparez-vous mentalement...

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