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𝓐imé
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Sohane s'est endormi. Son lit face à son balcon, est situé de façon à ce que les rayons de lune l'éclairent, comme s'il était effrayé du noir total.
Mon père m'a un jour dit qu'il avait élevé Sohane comme son fils, et que si le prince était aussi exécrable, c'est parce qu'il avait essayé d'intéresser Rufus toute sa vie. Qu'il pensait n'être que le remplaçant d'Isayah en cas de problème.
Je lui en ai voulu à une époque. Aujourd'hui, je lui suis reconnaissant d'avoir veillé sur Sohane avant que je ne puisse m'en charger. J'aurais aimé qu'il puisse en faire autant pour moi, or les choses ne se sont pas déroulées ainsi.
Lorsque je suis sûr qu'il ne va pas se réveiller, je nettoie les dégâts que j'ai causés. Je ramasse ses livres et les dépoussière avant de les poser sur son meuble en bois. Puis, morceau par morceau, je retire les bouts de verre éparpillés sur le sol.
Je m'apprête à sortir, mais au cas où je me persuaderais que tout ceci n'a été qu'une illusion lorsque je serai sobre, j'arrache la dernière page du livre qu'il a annoté. Celle où mon nom est inscrit de fond en comble. Je glisse le morceau de papier dans une poche, et déserte sa chambre.
Au rez-de-chaussée, les invités dansent toujours au gré du violoncelle mêlé au piano. Une migraine me paralyse un court instant, bien que je ne cesse jamais d'avancer. Au niveau de l'estrade, je repère mon géniteur, tâchant de faire son maximum pour sauver la situation avec le père de Beth.
Je m'ajoute au conflit, malgré la peur d'être incapable d'aligner deux mots. Tant que l'arrangement entre Sohane et Beth tient debout, le roi ne peut s'en prendre à son fils. À vrai dire, maintenant qu'il a prévu de l'envoyer au front, je doute que ce soit encore son objectif premier.
— Ma fille mérite mieux qu'un prince qui l'abandonne en pleine réception, clame le duc.
— Je comprends votre embarras, réponds-je. Mais le prince sort tout juste d'une attaque qui lui a beaucoup coûté. Il était sur le point de perdre connaissance, je l'ai accompagné jusqu'à sa chambre pour qu'il puisse récupérer.
Le père de Beth me dévisage, se demandant sûrement qui je suis pour oser m'adresser à lui. Ses lèvres se plient de fureur, il est sur le point d'imploser.
— Vous avez entendu mon fils, surenchérit Arès. La santé du prince passe avant tout.
Je m'éclipse avant qu'il ne puisse ajouter quoi que ce soit. Ce n'est pas comme si j'avais beaucoup d'autres arguments à avancer. Qu'ils fichent la paix à Sohane, c'est tout ce que je leur demande.
Mon père s'empare de mon épaule alors que je tente de m'enfuir. Le duc n'est plus là, il ne reste que nous deux sur cette estrade misérable.
— Sohane va bien ? interroge-t-il.
Je hoche la tête. Oui, il devrait aller mieux, maintenant que son détraqué de géniteur ne lui tourne plus autour pour lui cracher à la figure qu'il le déteste plus que tout.
— Tu n'aurais pas vu Rufus ?
— Comment tu peux apprécier cet homme ? rétorqué-je spontanément. Il est à vomir.
Mon père baisse les yeux, il sait que son meilleur ami n'est pas la meilleure personne qui existe.
— Je l'ai connu avant tout ça, je n'ai jamais réussi à dissocier qui il était de ce qu'il est devenu. Je ne défends pas ses actes Aimé, assure-t-il. Mais lorsque tu aimes vraiment quelqu'un, tu as tendance à ne voir que ce qui t'arrange, pour oublier que tu as des raisons de t'éloigner.
— C'est stupide.
— Tu comprendras un jour, se défend-il. C'est propre à l'être humain de chérir au point de se détruire. Nous sommes nos propres précurseurs, surtout lorsqu'il est question de sentiments.
Au moins, il a conscience de ne pas agir comme il le devrait. Je m'apprête à le laisser, mais il m'interpelle à nouveau. Il réduit la distance entre nous pour glisser une information que je suis le seul à percevoir.
— Je te conseille d'aller dire au revoir aux personnes qui ne viendront pas avec nous sur le champ de bataille...
Je crains la fin de sa phrase.
Je l'appréhende plus que tout.
— Dagmar a été mis à feu et à sang cette nuit. Vylnes a lancé les offensives.
Nous nous trouvions dans ce village il y a à peine une semaine et on a été incapables de tuer les derniers Vylnesiens qui s'y réfugiaient. C'est de notre faute si des civils ont péri et si des familles ont été déchirées. Mon estomac se retourne, je me sens tellement désolé. J'aurais tout donné pour que des soldats de Mahr interviennent avant que ma mère ne soit assassinée par un Vylnesien.
Et je n'ai pas été foutu de le faire pour autrui.
— La guerre a éclaté, Aimé.
⍦
Au petit matin, avant que les soldats ne rejoignent leurs chevaux et enfilent leurs équipements, je sors de mon lit pour me rendre à l'infirmerie. Les couloirs n'ont jamais été aussi silencieux. Il n'y a pas la moindre trace de vie humaine qui hante le palais. Tout le monde dort, tout le monde tente de jouir de leur dernière nuit de paix.
À partir d'aujourd'hui, plus rien ne sera pareil.
La porte de l'infirmerie est fermée, je cogne dessus à plusieurs reprises, comme si une personne plongée entre la vie et la mort pouvait se lever et m'ouvrir.
Contre toute attente, quelqu'un finit par me donner accès à la pièce. Il s'agit d'une brune que je ne connais que trop bien.
— Je ne pensais pas que tu viendrais, admet Raven.
Je ne viens pas pour prouver que je sais toujours faire preuve d'altruisme. Je viens pour dire au revoir à une amie ; je viens prier pour sa guérison. Raven me laisse entrer et j'aperçois le corps livide de Tara, étendu sur un lit qu'elle observait d'un point de vue différent auparavant.
Si j'avais su l'état dans lequel elle finirait la mission, je ne l'aurais jamais laissée venir avec nous.
Je me penche vers elle et dégage son visage des quelques mèches blanchâtres qui entravent ses yeux, même s'ils sont clos.
— Tu comptes aller te battre ? demandé-je à Raven sans lâcher le corps de Tara des yeux.
— Ça me tue de la laisser ici. Mais si je ne vais pas me battre, je me détesterai jusqu'à la fin.
J'acquiesce. Raven prend ses propres décisions, si elle choisit la guerre à celle qu'elle aime, alors elle doit en connaître les conséquences.
— Il y a des chances que "la fin" soit proche, la préviens-je.
— Tu crois que je ne le sais pas ?
À nouveau, j'approuve. Raven peut dire ce qu'elle veut de moi, son attachement pour Tara est plus qu'explicite, et je sais que si je m'attardais davantage sur le sujet, elle finirait par changer d'avis. C'est pourquoi elle peut à peine poser les yeux sur elle. Tara est sa faiblesse.
— Il faut y aller, les troupes vont se réveiller d'un instant à l'autre, l'avertis-je.
Elle se lève du tabouret sur lequel elle était avachie et me rejoint auprès de Tara. Sans la moindre hésitation, elle compresse ses mains autour des joues sans vie de la blonde, puis dépose ses lèvres sur les siennes.
Je détourne le regard, ayant l'impression d'assister à quelque chose d'intime. Quelque chose de personnel.
— Si je reviens un jour, souffle-t-elle. Tu as intérêt à être réveillée, Tara.
Elle sort de la salle avant moi. Je n'évoquerai jamais la boule douloureuse qui obstrue sa gorge, ni les larmes apparentes qui dévalent ses joues. Tout cela la regarde et lui appartient, mais je serai là pour elle.
Je m'en fais la promesse.
Devant le palais, des centaines et des centaines d'hommes attendent les directives. La plupart des soldats sont déjà en route, les autres partent de villages plus proches. Ici, il n'y a que les meilleurs.
Chacun sait ce qu'il a à faire, qui il doit suivre. Mais personne ne sait à quoi s'attendre. Je rejoins Sohane, mon père et le roi au sommet des marches, un poids handicapant au creux du ventre.
Le roi parle depuis quelques minutes et tout le monde l'écoute. Il n'y a pas le moindre bruit parasite.
Quand je les rejoins, il conclut :
— Quelle que soit l'issue de la guerre, ne cessez jamais de vous battre, même lorsque vous aurez perdu tout espoir.
Mon père tâche de faire bonne figure devant nos hommes, mais d'aussi près, je vois qu'il m'observe comme s'il n'allait plus jamais me revoir. Même s'il s'attarde moins sur lui, il fait de même avec Sohane. Il s'approche de nous et dépose ses paumes cornées à l'arrière de nos nuques, afin de rapprocher nos têtes contre la sienne. Nos fronts accolent ses joues de part et d'autre et je n'émets aucune résistance.
Je ne lui ai jamais dit que je serai un jour capable de lui pardonner, il n'en a aucune idée, et j'espère en avoir l'occasion au retour de la guerre.
— Survivez, je vous en conjure, murmure-t-il. Soyez-là l'un pour l'autre, quoiqu'il arrive.
Je m'écarte le premier. J'ai beau ressentir de la sympathie à son égard, il m'est toujours difficile d'agir comme s'il avait été présent pour moi les années précédentes. Alors je suis le premier à traverser la foule pour rejoindre mon étalon. Je n'ai besoin de dire au revoir à personne, puisque je reverrai mon père, et que Sohane vient avec moi.
Sur mon dos, celui de Sohane et de mon père, est brodé une semi couronne à trois pointes, afin que les soldats sachent envers qui référer leur loyauté.
Ils me suivent dans l'immédiat lorsque je chevauche mon cheval.
Ça me paralyse.
J'attends que Sohane me rejoigne, de peur qu'il réalise que les troupes n'attendent qu'un mot de ma part pour agir. Il reste le prince héritier, ils devraient vouer toute leur personne à lui, pas à moi.
Les fontaines jaillissent aux extrémités des grilles principales. Les lignées de chevaux traversent le royaume encerclé de bordures dorées qui forment des fleurs en éclosion.
La légion se divise en deux à l'instant où nous prenons un chemin qui diffère de celui de mon père. Nous n'allons en aucun cas mener les mêmes batailles, et nous devrons nous faire à l'idée de n'avoir des nouvelles des uns des autres qu'une fois par mois, au minimum.
Mon regard croise celui de Sohane et les mots deviennent inutiles. On sait ce qui nous attend, et combien la douleur est inévitable.
On entame une nouvelle ère.
Mais il est à mes côtés.
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