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𝓢ohane

Je n'étais rien et voilà qu'aujourd'hui, je suis le gardien du sommeil de ses nuits
- Francis Cabrel


















Je suis écœuré. Écœuré que quoiqu'il advienne, on finisse toujours par faire ce qu'on veut de mon corps sans que je n'aie mon mot à dire. Jamais il n'a été convenu que Beth m'embrasse, encore moins devant une foule, encore moins devant... devant Aimé.

J'ai un vif mouvement de recul, et nos spectateurs se languissent du moindre détail dont ils pourront faire usage pour spéculer dans mon dos. Contraint de rester conciliant et d'alléger l'humiliation que je lui inflige, je me rapproche de Beth, et embrasse le dos de sa main.

Je profite que le reste des couples nous rejoignent au milieu de la salle pour déserter les lieux, le thorax tétanisé par l'anxiété. Aimé est apparu une fraction de secondes, les lèvres aussi humides et gonflées que s'il avait passé sa soirée à embrasser quelqu'un. Mais ses yeux étaient plus vitreux que jamais et son allure laissait à désirer. Il était saoul. Seulement, il a disparu aussi vite qu'il est apparu, et désormais, j'arpente les recoins de la pièce, à sa recherche. Chacun des invités que je croise ne manque pas de me faire sentir mal à l'aise. Ils jugent le moindre de mes faits et gestes, même lorsque leurs mains arpentent le corps de leurs partenaires sur la piste de danse. Ils sont en compagnie de la personne qu'ils aiment et me font culpabiliser de repousser celle pour qui... celle pour qui je n'ai aucun intérêt. J'aurais aimé les voir eux, au centre d'une foule à l'instar d'une bête de foire, devoir mener à bien leur mise en scène et prétendre aimer goûter les lèvres d'une inconnue.

— Sohane, m'interrompt Arès en posant une main sur mon épaule, alors que je commence à regarder dans tous les sens. Par là.

Je hoche la tête pour le remercier. Je ne veux pas savoir comment il a deviné que je cherchais son fils, ni s'il sait pourquoi.

— Il a beaucoup bu, empêche-le de faire n'importe quoi.

Je m'exécute et emprunte le couloir indiqué par l'archer de mon père. Celui-ci est plongé dans l'obscurité, mais je distingue tout de même la silhouette de mon second, avachie contre le mur, une jambe repliée contre son torse, l'autre étendue au sol. Il s'amuse avec une pierre qu'il a ramassée dans le jardin un peu plus tôt, et malgré l'obscurité, son regard ne pourrait tromper personne.

— Eh bien, j'en connais un qui tient l'alcool, ironisé-je.

L'embarras est un sentiment qui m'est familier, il n'y a pas une seule situation où j'ai l'impression de correspondre aux attentes. Même si je ne l'ai que rarement ressenti à l'égard d'Aimé, en cet instant, je ne sais comment me comporter. Toutefois, dès qu'il prend connaissance de ma présence, un sourire s'esquisse sur les lèvres.

Il a pleuré. Je le sais parce que non seulement ses yeux sont irrités, mais surtout, des larmes sèchent encore sur ses joues. Un sourire arbore ses lèvres. Cet homme ne s'autorise jamais à révéler son mal-être aux autres. Il compte encore prétendre qu'il va bien, malgré les traces apparentes qui longent ses pommettes, et l'état dans lequel il se trouve.

— Je l'admets, il y a des domaines où je suis plus compétent.

Je vois à peine ses yeux tant son faux sourire les masque. En silence, je m'assois à côté de lui, appliqué à ne pas lui dévoiler combien je suis nerveux. Mon index tapote mon genou, il calme mon anxiété, d'autant plus à l'instant où des dizaines de questions immergent mon esprit.

Pourquoi suis-je venu, déjà ? Avait-il besoin d'un moment à lui tout seul, et ma présence ne fait que l'embarrasser ? Et s'il n'osait pas me dire qu'il ne veut pas me voir pour ne pas me blesser ?

S'il s'est isolé, c'est qu'il en avait besoin, je ne sais plus pourquoi je me suis empressé d'accourir à sa suite. Et maintenant, je ne sais même pas quoi lui dire.

— Mais même dans cet état, je lis toujours aussi bien à travers toi, souffle-t-il effrontément.

— Et que lis-tu, monsieur le surdoué ? m'exaspéré-je.

— Tu cherches un sujet de discussion pour ne pas que je te trouve ennuyeux.

— Et c'est ce que tu penses ? Je suis ennuyeux ?

Il m'accorde la totalité de son attention et je cesse de réfléchir dès que je rencontre son regard. Puis il retire une peluche poussiéreuse qui s'est échouée sur ma cuisse avant de déposer son index dessus et de le faire glisser jusqu'à mon menton. Mon corps entier se fige, bien que, pour la première fois, je n'ai aucune envie qu'il l'enlève.

— Tu pourrais être en train de dormir, que je te trouverais mille fois plus intéressant que tous les bouffons de ce pays réunis, avoue-t-il.

J'ai toujours pensé que je ne pourrais jamais être intéressant pour qui que ce soit, et Aimé me dit droit dans les yeux que je le suis plus que n'importe qui.

Il me fait sentir important et j'ai une soudaine envie de le serrer contre moi au point d'étouffer au cœur de cette étreinte.

— Je n'ai jamais l'impression de perdre mon temps avec toi, même quand tu es silencieux.

Déjà qu'en temps normal, ce n'est pas dans ses habitudes de rester muet, avec de l'alcool dans le sang, il est inarrêtable. Je m'engouffre dans le mur, incapable de supporter son regard lourd de sens. À l'heure actuelle, j'aimerais disparaître, ne jamais être parti à sa recherche.

Il devient trop envahissant. Trop plein, trop important. Il est ici et là, et je commence à paniquer. Trop paniquer, trop réfléchir. Il enroule ses doigts autour de mon genou et je croule sous le poids de ses mots, des caresses fébriles qu'il exerce sur ma jambe, de ses yeux éloquents...

— As-tu toujours eu les lèvres aussi charnues ? m'interroge-t-il sans contexte, le regard obnubilé par ma bouche.

            Je reviens à moi en l'espace d'une seconde. Mon cœur bat si fort qu'il pulse jusque dans mes oreilles.

— Tu es ivre, lui rappelé-je, tachant de ne pas lui exposer combien il me rend vulnérable.

— Ivre, désespéré... charmé, au final où est la différence, mon cœur manque de lâcher dans tous les cas, admet-il en collant son front au mien.

Ses ondulations brunes chatouillent mon front et le bout de son nez frôle le mien, à tel point que l'ombre d'un désir me traverse lorsque mes yeux s'aventurent à admirer ses lèvres.

— Suis-moi, ordonné-je alors que mes joues se teintent de rouge, à l'instant où des voix résonnent au fond du couloir.

Du personnel vient dans notre direction. Il n'y aurait rien de plus compromettant que s'ils me trouvaient ici, avec un soldat dont la main repose sur ma jambe. Je devrais être auprès de la future reine, et avec la réputation que j'ai, ils tireraient des conclusions à l'extrémité de ce qu'il se passe réellement.

— Tout ce que vous voudrez, mon prince.

Aimé fait une révérence en plaquant son poing sur son cœur au milieu du couloir. Dès lors qu'il relève la tête, ses yeux s'enracinent dans les miens, électrisés par l'assurance et le défi. À la fois vitreux et pétillants. Soit il est pleinement conscient de ses actes – ce qui m'étonnerait au vu de la quantité de boisson ingérée – soit sa confiance double sous l'effet de l'alcool.

Dans tous les cas, il me porte préjudice.

Je m'empare de sa main et l'attire dans l'escalier adjacent, juste avant que les gardes ne débarquent. Ses joues sont rosées, presque autant que les miennes. Bien que lui soit à bout de souffle, tandis que moi... Moi je suis animé par la frénésie qu'il me provoque.

— J'espère qu'elle en a profité, affirme-t-il sans poser de contexte.

Lorsqu'il constate que je ne comprends pas sa remarque, il s'oblige à sourire tout en dissimulant une trace de tristesse.

— Ta princesse. J'espère qu'elle a profité de tes lèvres, parce qu'il est hors de question qu'elle les possède à nouveau.

— Ah...

Mes pensées courent dans tous les sens, je crains d'espérer quelque chose qu'il ne sous-entend pas.

— Tu serais jaloux, si c'était le cas ? osé-je.

Chancelant, il écrase son dos contre le mur de l'escalier et sa main s'agrippe à ma taille quand il manque de tomber. Sa poigne est légère, bien qu'elle lui suffise à attirer mon corps contre le sien.

— Tu penses que je ne le suis pas déjà ?

Tout s'embrase. Que ce soit mon ventre, mes joues ou ma poitrine. Tout devient aussi brûlant que le feu de bois auprès duquel je n'ai pu dormir hier soir.

Mais rien de tout ça n'est nouveau. Notre proximité, la provocation... ça me semble si familier, si habituel, que je doute de ses intentions.

Et s'il était ainsi avec tout le monde ? Et s'il n'espérait rien ? Et si j'étais le seul à espérer, mais espérer quoi ? Et si, et si, et si...

— Sohane, me coupe-t-il. Tes pensées sont bruyantes, chéri.

Son sourire narquois me paralyse, il se moque de moi en embrassant le coin de mon œil gauche, où une larme insignifiante perle. L'escalier est ascendant et circulaire. Il n'y a aucun éclairage, et plus il monte les marches en biais, moins on y voit clair. Ses omoplates longent le mur alors qu'il m'attire dans sa montée. Il refuse de lâcher ma hanche, comme s'il craignait que la distance ne s'établisse de nouveau entre nous.

— Tu veux savoir quelque chose ? demande-t-il à voix basse. J'ai rêvé de toi hier soir.

Je hausse un sourcil, amusé.

— Ça commence à devenir récurrent, je vais finir par me poser des questions, glissé-je d'un ton amusé. Laisse-moi deviner, tu me poignardais en plein cœur ?

Ses joues se creusent tandis qu'il exprime une brève hésitation.

— Si seulement, ça aurait été un peu plus passionnant. Mais non, dans mon rêve tu reposais sur le trône, un sceptre dans la main droite. Tout le peuple était agenouillé devant toi. Tu déclarais un discours en l'honneur de ton nouveau règne, après la mort de ton père.

J'analyse les éléments qu'il m'offre, et même si me visualiser assis sur le trône est attirant, une seule question me vient à l'esprit.

— Et toi ? le coupé-je. Tu étais où ?

— C'est ce qui t'intéresse le plus ? me nargue-t-il.

Je baisse les yeux, impossible de le nier.

— J'étais à tes côtés et je portais aussi une couronne. C'était étrange. Le genre de rêve qui semble si réel qu'on se demande au réveil comment ça ne peut avoir été qu'inventé.

Mes poumons sont défaillants, je peine à respirer convenablement. Aimé, quant à lui, semble étranger à la situation. Son regard se perd dans le vide à l'instant où il se remémore les étapes de son rêve. Il passe sa main dans ses boucles brunes et les ramène en arrière, tandis que j'en profite pour m'échapper de son emprise.

Ce n'est pas qu'elle me met mal à l'aise, c'est surtout que je crains de ne plus jamais le laisser partir si elle s'éternise.

— Ta main gauche était dans la mienne, et depuis que je me suis réveillé, j'ai cette sensation de chaleur dans la paume. C'était exactement comme ça, souffle-t-il en entrelaçant ses doigts aux miens.

Il a rêvé de moi.

Comment veulent-ils que je retourne au sein de l'assemblée et que je prétende aimer Beth, lorsqu'Aimé me confesse qu'il a rêvé de la chaleur de ma main ? Qu'il a imaginé mon ascension au trône et sa présence à mes côtés ? Comment veulent-ils que je me contente d'une relation qui me laisse penser que l'amour est morbide, quand à côté, l'homme que je hais a traversé une forêt en portant mon corps à bout de bras pour me sauver la vie ?

— Ne l'épouse pas, implore-t-il à voix basse.

Incrédule, je suis sur le point de lui demander de répéter. Il fixe le sol, trouvant bien plus d'intérêt aux quelques tâches incrustées dans le marbre. Son torse se gonfle au rythme de ses inspirations, et ses mains deviennent moites. Il est si anxieux qu'il pourrait s'écrouler.

— Pourquoi ?

— Parce que tu mérites mieux, assure-il. Tu mérites quelqu'un qui serait prêt à sacrifier le monde pour toi.

Sur ça du moins, on est d'accord. Je crains de me lever chaque jour et de me demander s'il s'agit du dernier, le dernier jour où j'aurais à prétendre être heureux aux côtés d'une femme que je n'aime pas vraiment. À attendre qu'elle me sourie, qu'elle réponde à mes attentes. Je ne veux pas passer ma vie à supplier qu'on m'aime, et à espérer aimer.

Même mon père a eu droit à l'amour de sa vie, bien que je n'ai aucune idée des circonstances dans lesquelles ma mère a accepté de l'épouser. Il a senti son cœur battre sous sa poitrine chaque jour qu'il a passé à ses côtés, et même si ça ne s'est pas éternisé, il savait ce qu'aurait été une vie en sa compagnie.

Mon père a expérimenté le temps de quelques années, ce que c'est de partager sa vie avec l'unique personne qu'il a aimée. Pourquoi n'y aurais-je pas droit ?

— Au moins, peut-être qu'à force de m'avoir côtoyé, elle finira par tomber amoureuse de moi, me rassuré-je.

— Le plus improbable, ce serait que toi, tu finisses par tomber amoureux d'elle.

Je hausse les épaules, peu convaincu.

Aimé acquiesce avec douleur, comme si aller dans mon sens lui déchirait les tripes. Il essuie une goutte d'or qui s'écoule le long de ma joue, à l'instar d'une larme que je suis incapable de verser. Ses doigts s'attardent sur ma pommette puis retombent le long de son corps.

— Tu penses qu'il est si difficile de tomber amoureux de toi, Sohane ?

— Personne n'est jamais tombé amoureux de moi, Aimé.

Les mots ne suffisent plus, ils ne pourraient traduire ce que murmurent nos regards. Aimé se penche vers moi et s'empare de ma couronne de feuilles. Il la dépose sur sa tête et m'offre un sourire irrésistible, tandis que le liquide reluisant s'imprègne dans ses mèches de cheveux. Celle-ci orne avec perfection sa peau ébène, sans compter le bleu de ses yeux, qui devient la seule couleur transcendante des environs.

Je récupère la couronne lorsqu'on atteint l'étage du dessus, et que les bougies allumées rendent notre présence incontestable. J'ai beau tenter de faire disparaître les traces apparentes de liquide doré en frottant ses boucles, il n'y a rien à faire, il s'est incrusté entre ses mèches. Au même instant, Aimé se paralyse. Mon sourire s'efface dès lors que j'aperçois la silhouette de mon père, adossée à la porte de ma chambre. Ses bras sont croisés sur sa poitrine, et se crispent davantage dès qu'il me voit.

Celui-ci a beau être perdu dans ses pensées, ma présence s'apparente à une électrocution, il me ressent sans me toucher. Ses yeux jaugent mon corps, celui d'Aimé, notre proximité, ses cheveux maculés d'or, les miens qui le sont tout autant... Il analyse tout ce qui me porte préjudice, c'est-à-dire l'entièreté de cette situation.

— Je ne t'avais jamais vu sourire, admet-il par spontanéité. De toute ma vie.

Des frissons longent mes avant-bras. Pour ma part, je n'avais jamais croisé mon père dans cette zone, si ce n'est pour rendre visite à Arès, ce qui n'est pas le cas. Dans ces circonstances, c'est moi qu'il attend.

— Tu laisses les esclaves pénétrer ta chambre, maintenant ? demande-t-il.

Je fronce les sourcils, déstabilisé. Personne n'entre dans ma chambre excepté moi-même.

— Alors quoi ? Tu te défoules sur le matériel que je te fournis ? Ça ne m'étonnerait pas après tout, j'ai toujours dit que tu étais fou.

Sans approfondir ses explications, mon père s'écarte de ma porte et s'approche de moi. Ses doigts longent le tissu qui couvre mes épaules et un esclaffement malsain lui échappe.

— Autant le faire porter au bouffon du village. Ce futon allait mille fois mieux à ton frère.

On y est. Voici l'exact moment où mes poumons me font défaut. Je ne dois en aucun cas lui montrer que je manque de souffle, que ses mots me détruisent et que je pourrais perdre le contrôle de mes émotions à tout instant. Je le défie du regard, il est hors de question que je baisse les yeux devant lui, encore moins s'il n'attend que ça.

Alors que mon père est sur le point d'arracher ma manche, Aimé intervient. Il empoigne son avant-bras et le serre si fort que des veines apparaissent sur le dos de sa main. Je ne sais ce qui submerge l'expression de mon père. Est-ce de la rage ? De l'humiliation ? Quoiqu'il en soit, il accorde toute son attention à Aimé, sans pour autant le menacer de l'exiler à l'autre bout du monde pour cet affront. J'admire la facilité avec laquelle Aimé a le monopole sur mon père, même si ça me déchire le cœur.

Peut-être que le roi voit en Aimé son meilleur ami, à une époque où il lui ressemblait trait pour trait. Peut-être qu'il voit en lui la puissance et la grandeur d'Isayah, ou peut-être qu'il n'y a aucune explication. Il l'apprécie au point de lui accorder le droit à l'erreur, de lui léguer toute une légion, de le mettre dans la confidence après quelques mois, et c'est tout.

Peut-être qu'Aimé est simplement l'opposé de moi, et que c'est tout ce dont mon père a besoin.

— Ça suffit, articule-t-il, la mâchoire contractée. Vous êtes peut-être roi, mais en aucun cas je n'accepterai que vous le blessiez à nouveau. Et ça compte pour vos mots ; faites attention à ce que vous dites.

Mon père acquiesce. Il acquiesce.

Je mords l'intérieur de mes joues jusqu'à ce que le sang afflue sous ma langue. Qu'ai-je fait pour représenter si peu à ses yeux ? Mes tempes palpitent tandis qu'il relâche son emprise autour de ma tenue. Il essuie les quelques gouttes d'alcool égarées sur sa barbe peu entretenue. C'est alors que je prends conscience de l'odeur de vin qui flotte autour de nous, que ce soit à cause d'Aimé ou de mon père. Lui aussi tient à peine debout, ses émotions sont décuplées, il ne se rappellerait même pas son nom si je le lui demandais. Il se laisse aller ces derniers jours, mais je ne pensais pas que c'était au point de faillir à ses obligations royales et de se saouler un soir de fête.

— Tu sais Sohane, ta mère et moi on s'est rencontré il y a vingt-huit ans jour pour jour, avoue-t-il, la voix fluette. Elle était la dernière chose que ce monde avait à m'apporter.

S'il y avait un élément dont je ne pourrais jamais douter, ce serait de l'amour que mon père portait à ma mère. Il ne l'a pas toujours montré de la bonne manière, et ne l'a jamais fait correctement. Pourtant, il l'aimait, c'est irrémédiable. Mais je me fiche de ce qu'il ressent, je ne veux pas qu'il parle de ma mère.

— Je suis devenu roi, j'ai rencontré Arès, et puis ta mère est tombée enceinte, ajoute-t-il.

Même si je sais déjà tout, je ne dis rien. Je crains qu'il s'énerve, alors je préfère encore feindre l'empathie. L'épaule d'Aimé est toujours devant la mienne, me séparant de mon père. D'un côté, je suis soulagé qu'il soit là, j'aimerais presque m'appuyer contre lui afin d'être convaincu que quelqu'un est avec moi. Qu'il ne s'agit pas là d'un tour de mon inconscient.

— Ta mère a porté Isayah et lorsqu'il est né, que je l'ai vue le serrer contre sa poitrine, j'ai compris que j'étais devenu faible. J'avais tout à perdre. Si quelqu'un voulait m'achever, il n'aurait eu qu'à me prendre ma famille.

Je n'en ai jamais fait partie.

— Arès était à mes côtés à chaque étape, même quand Adalsine m'a annoncée ta venue. Mais je ne voulais pas de toi, je ne pouvais pas protéger quelqu'un de plus. Je savais que le royaume reviendrait à ma descendance, à mon fils parfait. Tu n'avais rien à m'apporter, j'étais bien assez comblé par ton frère, explose-t-il.

Mon père écrase sa paume sur son cœur, comme si une douleur immuable le submergeait et qu'il était incapable de s'en débarrasser. Ses yeux se crispent de souffrance, suants. Il avait décidé que ma présence l'exècrerait bien avant ma venue au monde. Rien de ce que j'aurais pu faire de mon vivant ne lui aurait fait changer d'avis.

Je hoche la tête, impassible.

— Je n'ai pas su me réjouir de ta naissance, mais Arès était là, et il t'a aimé quand j'en étais incapable. Je n'ai su t'élever, mais Arès t'a légué tout son savoir. Je n'ai même pas su te considérer comme mon fils, alors remercie Arès de t'aimer autant que le sien.

Je ne comprends pas pourquoi il me fait l'éloge d'Arès. J'ai déjà conscience de tout ça, c'est moi qui ai grandi sans père, c'est moi qui ai cherché chez Arès, tout ce que mon géniteur ne pouvait m'apporter.

Le roi titube en s'approchant encore plus de moi. Son front humide se colle au mien et son haleine alcoolisée me provoque des remontées. Je ne pourrai pas supporter cette proximité plus longtemps. Il pourrait aussi bien enfoncer ses ongles dans mon estomac et me hurler de crever, la douleur serait la même.

Dans mon calvaire, une main chaude enrobe la mienne, calmant mes tremblements. Aimé est avec moi, il me le fait savoir du mieux qu'il peut.

— Je n'aurais jamais pensé pouvoir les perdre tous les deux, divague-t-il. Je n'aurais jamais les perdre tous les deux.

Aimé le repousse de son index, osant à peine le toucher tant il le révulse. Il délie nos doigts et escorte mon père jusqu'aux escaliers en l'incitant à décuver avant de m'approcher à nouveau.

— Regarde-toi maintenant, tu es si faible que je ne peux te confier la légion d'Ernis, je suis obligé de te faire assister Aimé à Idriss. Je suis obligé d'envoyer Arès combattre ! s'écrie-t-il.

Sa voix se fend alors qu'il s'appuie sur la rambarde de l'escalier. Il s'apprête à descendre, mais lutte contre la force d'Aimé pour croiser mon regard une dernière fois. Il me pointe du doigt en vociférant :

— Alors essaie de faire une chose correctement dans ta vie et va épouser Beth, c'est tout ce pour quoi tu m'es utile.

Il disparaît par là où on est arrivé. Cet escalier que je n'aurais jamais dû emprunter, quitte à me faire surprendre par des gardes en compagnie d'Aimé.

Mon second est assez loin de moi pour que j'aie la force de ne pas m'effondrer dans ses bras. À la place, je fuis dans ma chambre et m'écroule sur mon lit. Mon père avait raison, quelqu'un est entré par effraction dans ma chambre. Tous mes livres sont éparpillés au sol, aux côtés d'une bouteille brisée, d'encre maculée dans le sol et de morceaux de mon âme.

J'ai à peine la force de m'en importuner, qu'est-ce que ça peut faire de toute façon ?

Toutes mes émotions luttent pour sortir de mon corps, mais lorsqu'Aimé apparaît dans l'encadrement de la porte, je me fige. Je lève les yeux au ciel, priant pour que cela suffise à réfréner mes larmes.

Il s'assoit au bord du lit, un sourire compatissant aux coins des lèvres. Des gouttes perlent à l'orée de ses paupières, et mon cœur se fracture de plus belle.

— Tu ne me verras pas pleurer, affirmé-je à voix haute pour m'en persuader tout seul.

— Il n'y a pas de mal à ça Sohane, et puis, ce n'est pas comme si ça n'était jamais arrivé.

Sa voix est apaisée, douce. Rien à voir avec le ton qu'il a employé pour s'entretenir avec mon père. Il plonge ses doigts dans mes cheveux et me libère de la couronne ostentatoire que je ne peux plus porter. Elle s'échoue sur le sol, pendant que ses pouces encadrent mes joues pour essuyer les larmes qui s'écoulent désormais à flot.

— Je n'aime pas te voir dans cet état, susurre-t-il en se mettant debout. Ça me brise le cœur.

Qu'ai-je fait pour le mériter ?

— Je n'ai pas envie de t'embarrasser avec tout ça, c'est juste que c'est... C'est beaucoup trop, craqué-je.

Il tire sur mes bras et me redresse. Je demeure assis en tailleur lorsqu'il recouvre mes jambes de ma couverture et dépose ses lèvres sur mon front.

Il dépose ses putains de lèvres sur mon front.

Je n'ai pas le moindre souvenir d'avoir déjà été traité avec tant d'affection. Jamais. J'ai déjà été utilisé pour mon corps, manipulé pour mon titre. On m'a déjà persuadé que m'aimer était possible pour me poignarder dans le dos, et que je n'avais d'intérêt que par ma beauté physique.

Mais qui a déjà tenu tête à mon père pour prendre ma défense ? Qui m'a déjà supplié de ne pas épouser quelqu'un qui ne ressent rien pour moi, parce que je mérite mieux ? Qui est déjà revenu, juste pour me dire que me voir dans cet état lui brise le cœur ?

Qui a déjà embrassé mon front ?

J'ai un vif mouvement de recul alors que la panique irradie mon torse. Je ne peux pas le laisser m'approcher à ce point, ça ne fera que nous détruire, pourtant lorsqu'il effleure mes joues du bout des doigts, je me surprends à fermer mes paupières et prier pour qu'il ne me lâche jamais. Mes phalanges s'accrochent à ses index et il amplifie la pression qu'il exerce de part et d'autre de mon visage dès que je croise son regard, comme s'il tenait à ce que je sache qu'il est là. Sauf que j'en ai plus que conscience, et être la proie de toute son attention me rend vulnérable, j'aurais presque envie de savoir ce que ça ferait si je remplaçais le goût des lèvres de Beth avec les siennes.

— Le jour où tu feras quelque chose qui m'embarrassera, je te le ferai savoir. Mais je serai mort avant que ça se produise.

J'ai envie de lui parler jusqu'à ce que la lune épouse ma peau.

— Allez, repose-toi Sohane. Je reste avec toi jusqu'à ce que tu t'endormes.

Un peu plus tôt dans la soirée, j'ai réalisé que j'avais passé mon temps à le chercher dans chaque visage que j'ai croisé. Et quand je l'ai enfin eu à mes côtés, une vague d'exaltation m'a submergé à la simple idée qu'il existe.

Je ne suis pas prêt à aimer qui que ce soit.

Mais lorsqu'il s'approche de moi, et effondre sa tête dans le creux entre mon cou et mon épaule tant la fatigue l'accable, je finis par me demander si ce n'est pas déjà le cas.






Venez papoter du chapitre sur insta 🫶🏼
@__malyana

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