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Mesdames et messieurs, veuillez m'excuser pour ce retard. Bonne lecture : )
𝓐imé
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Les trois dernières semaines ont semblé en durer huit. Je ne me souvenais pas qu'au palais, le roi ait pu être aussi exécrable avec Sohane. Mais là, maintenant qu'il l'humilie devant ses hommes alors qu'il se remet à peine de blessures mortelles, je rêve de voir sa tête plantée sur la pointe de mon épée.
— Nous étions en infériorité numérique, admet Sohane. Oui, on a préféré survivre.
Rufus balaie l'air de sa main, repoussant les mots de son fils à l'instar de pestilence. Il se tourne vers moi, et agit comme si j'étais plus important que sa descendance. Comme si ma voix valait plus que la sienne.
— Aimé, vous vous êtes enfui d'un combat ? demande-t-il, cherchant confirmation auprès de moi.
— On a été pris par surprise, avoué-je. Une blessée, épuisés, affamés, et encerclés par les flammes. On s'est séparés pour maximiser nos chances de survie.
J'ai beau répéter ce que Sohane s'est efforcé d'expliquer depuis trois heures, le roi n'acquiesce que maintenant. Il est satisfait.
— Ta bravoure sera récompensée.
— Je n'étais pas le seul à me battre, rappelé-je.
Rufus ignore ma remarque et s'oriente vers les quelques hommes, plus âgés que Sohane et moi, qui l'accompagnent. Il leur ordonne de circuler, ne gardant que son bras-droit à ses côtés, le temps qu'il nous informe des dernières nouvelles. Mon père se dresse face à nous, ne m'accordant pas le moindre regard.
Quel accueil.
L'atmosphère est chargée d'une appréhension palpable. Je pourrais crever d'anxiété tant j'ai besoin de réponses.
Rufus s'éclaircit la voix, il tousse, son poing sur ses lèvres. L'arche Dagmarienne nous couvre de regards indiscrets, dissimulant nos corps des derniers rayons de soleil. On s'engouffre dans l'ombre à mesure que le silence règne.
— Une guerre est sur le point d'éclater, admet subitement mon père, voyant que Rufus perd ses moyens.
— Le genre de guerre auquel vous ne devriez jamais assister, ajoute le roi.
— En tout cas, on pensait avoir fait le nécessaire pour qu'elle ne se produise jamais.
Mes poings se serrent le long de mon corps. Une guerre implique des morts et je ne suis pas encore prêt à surmonter la perte de mes proches.
— Qui est au courant ? interroge Sohane.
Son père l'observe mais ne lui répond pas. Il l'estime si peu qu'il peut le fixer sans daigner lui apporter une réponse, jusqu'à créer un malaise.
— Nous, vous, et nos messagers. Bientôt, tout le monde saura que Vylnes veut s'emparer des terres du nord, et quand ce sera le cas, il sera déjà trop tard, explicite Arès.
J'acquiesce, les yeux lourds. Ces derniers jours ont été insoutenables, et plus on avance, moins je me sens apte à continuer. Ma vie a été bouleversée en l'espace de quelques mois. Je suis passé d'un adolescent passionné de lecture, qui écrivait adossé à la fontaine de son village, à un soldat qui tue sans scrupule, prêt à sacrifier sa vie sur un champ de bataille pour son pays.
Pourtant, je redresse fièrement la tête, serre les dents et déglutis. Il est hors de question que je m'accorde la moindre seconde de faiblesse. Il est hors de question que qui que ce soit me soupçonne d'être toujours l'Aimé sensible, dépassé par ce qui lui arrive.
— Les choses vont se succéder très rapidement, enchaîne le roi. Nous allons rentrer au palais pour célébrer l'éradication des intrus Vylnesiens sur nos terres, grâce à votre intervention.
— Le but est de laisser penser qu'on est assez naïfs pour baisser notre garde. Qu'on est persuadés d'être vainqueurs, surenchérit mon père.
Le roi ajoute que les jours suivant la célébration consisteront à empaqueter des milliers de provisions, d'armes et de vêtements. Nous devrons avoir l'esprit focalisé sur ce qui nous attend et rien d'autre.
Plus aucune distraction, l'entraînement et l'assiduité devront être notre tracas fondamental.
On n'aura pas le droit à la moindre erreur.
On entre en guerre. On rentre dans une période aride, dont seuls les meilleurs d'entre nous reviendront.
— Comme vous le savez, il existe deux frontières qui relient Vylnes et Mahr. En conséquence, ne vous attendez pas à une seule guerre.
L'idée de diviser deux pays au niveau d'une mer, n'appartient pas à la personne la plus futée qu'il soit.
— On a décidé de vous léguer la prise en charge de la légion d'Idriss.
Idriss. La plus large de nos frontières.
Je jette un coup d'œil discret dans la direction de Sohane, remarquant que son attention est sur moi. Son regard est vacant de toute émotion, mais il dégage tout de même une angoisse implicite. Il se rapproche de moi si futilement que je suis le seul à le remarquer. Son épaule frôle la mienne, alors qu'on fait face à nos paternels.
Je suis soudainement incapable d'analyser les mots du roi, tout ce qui monopolise mon attention, c'est le souffle irrégulier de Sohane. Je n'entends plus que ses expirations courtes, altérées par l'angoisse.
Sohane, aux yeux du reste du monde, est un prince obsolète, incapable de ressentir quoique ce soit hormis la rancœur et la jalousie.
Sohane, à mes yeux, c'est Sohane.
Un futur roi compétent, dont le cœur meurtri tente de se protéger. Un homme réservé, sauf avec moi. Qui possède le plus envoûtant des sourires, même s'il ne me l'offre jamais assez. Un individu qui assure mes arrières lorsque j'en suis incapable, et qui martyrise mon cœur lorsqu'il s'approche de trop près.
— Aimé, m'interpelle mon père. Soit attentif pour une fois. C'est important.
Je secoue la tête afin de me remettre les idées en place, même s'il me faudrait plus que ça pour oublier si facilement le malaise du prince à mes côtés.
— Je considère que je ne possède pas de soldats en qui je peux avoir plus confiance que vous trois pour guider mes troupes, admet Rufus.
Arès lui offre un léger sourire encourageant, le genre auquel je n'ai jamais eu droit.
— Arès sera chargé de la légion à la frontière d'Ernis, pendant que vous assurerez le combat à Idriss.
Le concerné pose sa main sur son épaule, au même instant où mes doigts atteignent ceux de Sohane dans son dos. Je presse avec douceur ses phalanges, lui témoignant mon soutien.
On est à deux dans cette merde.
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Mon sternum est si compressé que je peine à reprendre ma respiration, pourtant l'intendante continue de tirer sur les cordons de mon corset avec force.
— Me l'abimez pas, j'en ai encore besoin, intervient Sohane avec indifférence.
Je manque de m'étouffer. Je ne le vois pas encore, il reste derrière moi aux côtés de la servante, pourtant je devine rien qu'à son ton arrogant à quel point il est attirant.
On est rentrés au palais il y a un peu plus d'une semaine, histoire de commencer les préparatifs de guerre. Comme attendu, le peuple nous a accueilli en tant que héros. Nous, Tara et Raven, qu'on a retrouvées dans une auberge de la ville. L'état de Tara n'est pas assez stable pour émettre un éventuel jugement quant à sa santé, mais au moins, elle a recouvré un rythme respiratoire adéquat.
Raven, quant à elle, ne prononce plus un mot depuis que Tara en est inapte. Elle s'est rabattue sous sa personnalité algide et indifférente, malgré toutes mes tentatives de discussion. Elle ne compte même pas se présenter ce soir, sans avoir la moindre idée qu'il s'agisse d'une cérémonie falsifiée, organisée dans le seul but de rassurer le peuple, et tromper l'ennemi.
Quel genre de royaume ferait la fête, s'il s'attendait à ce qu'une guerre explose à la moindre seconde ?
Je n'ai pas revu Sohane ces derniers jours, il était trop occupé avec mon père. Il faut croire que leurs retrouvailles ont été plus concluantes que les nôtres. Il y a quelque temps, je les aurais haïes pour ça, mais aujourd'hui, ma conscience est presque apaisée.
J'ai réalisé qu'ils perçoivent mutuellement Rufus l'un chez l'autre. Pour l'un, il s'agit du père qu'il n'a jamais eu, et pour l'autre, de ce qu'était son meilleur ami avant qu'il ne puisse plus l'avoir pour lui tout seul. Avant que Rufus ne soit engouffré par le devoir royal et sombre dans la vanité.
— Fascinant, ce mur ? demande-t-il en s'approchant de moi.
Son menton atterrit presque sur mon épaule, alors qu'il murmure à mon oreille. Il a demandé à l'intendante de nous laisser et se charge de nouer mon corset à sa place.
— Pour un prince, t'es assez doué en tâches domestiques, le nargué-je, tandis qu'il se donne à cœur joie de compresser mes cotes. On dirait que t'as fait ça toute ta vie.
Il lisse le tissu et apprécie le résultat de son travail. Puis, quelques secondes s'écoulent sans qu'aucun de nous deux ne bouge d'un centimètre.
— Alors... s'aventure-t-il. Tu ne veux toujours pas te retourner ?
Il utilise l'humour, pourtant je perçois un grain de véracité dans son ton.
— On dirait que tu meurs d'envie de sentir mon regard sur toi, mon prince, m'amusé-je. Aurais-tu...
Je m'interromps de moi-même après m'être tourné. Plus aucun son ne m'échappe.
— Tes... cheveux, murmuré-je en tendant spontanément la main.
Mes doigts n'ont pas le temps de l'atteindre, car je m'empêche d'aller plus loin. Je m'oblige à garder mes distances. Sohane semble presque déçu.
— Tu peux les toucher. Ce ne sont que des cheveux, m'encourage-t-il.
Il ressemble à un enfant impatient de montrer à ses parents le résultat des efforts qu'il a fournis. J'ai l'impression qu'il cherche ma reconnaissance, qu'il s'attend à une éventuelle réaction de ma part.
Lui qui avait pour habitude de porter ses cheveux mi-longs jusqu'à la naissance de son cou, se retrouve maintenant avec une couche fine de cheveux rasés à blanc. Mon index longe les contours qui se forment à l'orée de sa peau laiteuse, et se perd sur son crâne. Une couronne de feuilles dorées est posée sur sa tête, reliée à ses oreilles par des branches métalliques qui s'enroulent autour, et enduisent ses yeux d'un voile étincelant.
Il ressemble à son père.
— Ce sont les traditions pour les hommes qui partent en guerre, susurre-t-il.
— Hors de question qu'on touche à mes cheveux ! paniqué-je, couvrant ma tête de mes mains.
Son rire envahit la pièce, il résonne contre chaque paroi environnante et se répercute sur moi. Il m'est si familier qu'il sonne en harmonie avec mes battements de cœur. Il a le rire le plus communicatif que je puisse connaître. Mes joues manquent de se déchirer, tant le voir amusé me comble de joie.
Je dessine des cercles de mon index pour l'inciter à faire un tour sur lui-même. Il s'exécute, et m'offre son dos couvert d'un squelette en or qui longe sa colonne vertébrale. Seuls ses bras sont voilés d'un tissu transparent brodé de pétales, noué au tour de cou cuivré qui plonge jusqu'entre ses pectoraux, jusqu'à son pantalon noir. Ses poignets sont ornés de bracelets de la même couleur que sa couronne feuilletée.
— Pour une fois qu'ils ont investi dans ma tenue, commente-t-il. Ça doit être pour laisser une bonne image de moi avant ma mort.
— Arrête, le réprimandé-je, ne supportant pas l'idée qu'il puisse aborder sa mort avec tant de légèreté.
Il hausse les épaules et s'écarte de moi lorsqu'un serviteur du roi frappe à la porte. Celui-ci passe sa tête dans l'embrasure et délivre un message :
— Lord Sohane, le peintre de la famille royale vous attend dans le jardin.
Il s'éclipse aussi vite qu'il est apparu, laissant une odeur troublante derrière lui. Sohane me lance un regard.
— Ça explique toute cette extravagance, confie-t-il, avant de déserter la pièce, tandis que je le suis.
Je n'ai rien de mieux à faire de toute façon.
Le prince est accueilli par un homme assez âgé, dont la barbe atteint de justesse le nombril. Ses yeux sont dissimulés sous ses lourdes paupières tombantes.
Voit-il quelque chose de ce qu'il peint ?
Je m'assois au sol, les jambes repliées, pendant que Sohane se présente en tant que prince héritier à la personne âgée. Le peintre semble aussi sourd qu'aveugle, il ne lui prête pas la moindre attention. Ses mains fripées nettoient les pinceaux qu'il accumule sur l'herbe, étalant des résidus d'huiles colorées sur le parterre fleuri. Il effleure la toile comme s'il s'agissait de son bien le plus précieux, d'une délicatesse ardue.
Sohane secoue sa main sous ses yeux, espérant générer la moindre réaction, mais il obtient à peine un battement de cils. La situation m'amuse fortement, toutefois, je me retiens de sourire pour ne pas que Sohane ait une raison de m'achever.
Alors qu'il perd patience et manque d'employer la violence afin de se faire remarquer, le vieil homme désigne de l'index une bûche installée face à lui. Sohane prend place dessus, fixant le peintre avec malaise. Ses épaules sont aussi tendues que ses lèvres, il est incapable de prétendre.
— Votre portrait sera affiché dans les couloirs du palais, aux côtés de vos ancêtres, pendant des siècles. Tâchez d'avoir l'air heureux, conseille le peintre.
Sohane se crispe davantage, inapte à détendre sa mâchoire ou d'esquisser l'ombre d'un sourire, il amplifie son froncement de sourcils. Ses yeux rencontrent les miens lors d'une seconde d'inattention, puis ne les lâchent plus. J'enfonce mes index de part et d'autre de mes joues, afin qu'il imite mon faux-semblant de sourire, bien que ce ne soit pas concluant.
Le visage de Sohane hantera les couloirs du palais, muni d'une expression aussi affligée qu'il pense être sa vie.
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