3
𝓐imé
❦
La sueur imprègne mon pantalon et me gêne dans ma tentative de prendre la fuite. Arsën est derrière moi, il vérifie que je coure jusqu'à ce que mes poumons crachent du sang. La dernière fois que j'ai fourni un tel effort remonte à... assez longtemps pour que je ne m'en souvienne plus. Une matinée entière consacrée à traverser Ase, le village qui englobe le royaume, et je comprends mieux pourquoi j'ai laissé tomber toute séance d'entraînement deux ans plus tôt. En plus de la chaleur ardente qui brûle mon dos nu, je suis obligé de porter une semi cagoule qui dissimule mon identité aux Hommes du peuple. Autant dire que j'étouffe sous le tissu et que je vois de plus en plus trouble.
Ase n'est construit que sur de la terre à peine entretenue, qui devient inaccessible dès lors qu'il pleut. Plus mes pieds s'enfoncent dans le sol, plus il m'est difficile de ne pas m'arrêter pour régurgiter.
Je reçois une claque violente entre les omoplates dès l'instant où j'ose ralentir la cadence. À bout de nerfs, je me retourne sur le coup, prêt à arracher la tête de mon second.
— Tu oublies trop souvent que j'ai le pouvoir de te faire fouetter jusqu'à ce que mort s'ensuive, asséné-je.
— Non ! s'exclame-t-il d'un ton qui ne lui ressemble pas. Pas ça, je vous en supplie.
Arsën est connu pour sa discrétion, son aptitude à me conseiller sans que personne ne s'en rende compte et à protéger mes arrières jusqu'à ce que je sois de nouveau capable de le faire moi-même. Il n'est pas du genre à se faire remarquer au beau milieu d'une ruelle où des marchands matinaux nous dévisagent sans gêne. En l'occurrence, il continue de tergiverser même s'il ne peut plus s'écrier à sa guise, vu le regard que je lui lance. Ses mains balaient l'air, priant pour qu'on lui vienne en aide, pourtant je remarque qu'un sourire est à la limite de le trahir.
Ce bâtard...
— Ne me faites pas fouetter, je vous en supplie mon r... bafouille-t-il, incapable de finir sa phrase à cause de la main que j'écrase sur sa bouche insolente.
— Il est atteint de démence, lancé-je en le faisant reculer jusque dans un coin de rue désertique.
Son dos percute le mur. Un large sourire se forme sous ma paume, cet imbécile se réjouit de la situation, fier de m'avoir quasiment révélé au peuple. J'arrache le vêtement qui recouvre mon visage et le jette au sol avant de m'emparer de ses cheveux pour mieux le plaquer au mur. Il libère sa bouche, reprend son souffle, sans pour autant lâcher son sourire cynique, et évente son visage d'un air provocateur.
— Je suis vraiment convainquant, je me suis peut-être trompé de voie en devenant ton sous-fifre.
— On verra si tes talents d'acteur te seront utiles devant ton bourreau.
— Voyons Aimé, il ne faut pas le prendre comme ça, relativise-t-il d'un ton taquin. Il faut bien que l'un d'entre nous se charge d'animer nos journées.
Il recoiffe ses frisottis noirs, le regard satisfait.
— Et sans vouloir t'offenser, tu es chiant à mourir ces derniers temps, mon frère.
Un soupir de désespoir m'échappe. Je ramasse ma cagoule et la replace autour de ma tête, trop épuisé pour faire face à ses remarques puériles. S'il m'avait poussé ainsi à bout lors d'une journée anodine, je lui aurais fait ravaler son arrogance. Mais ici, en plein cœur du village, après avoir couru trois heures, je n'ai même pas la foi de le supporter.
— Tes journées peuvent être aussi animées que tu veux, tant qu'elles se font bien loin de moi.
Avant que je n'aie le temps de reculer, il tend la main et agrippe mon épaule. Ses joues demeurent creusées lorsqu'il s'approche de mon oreille et murmure :
— Le dernier au palais est iners.
La prochaine fois que j'ai l'occasion de le faire taire pour de bon, je n'hésiterai pas. Arsën est déjà parti depuis quelques bonnes minutes quand je me résous à courir de nouveau. Cela fait deux ans que je n'ai pas retouché à une épée et que je minimise un maximum les efforts, pourtant je n'ai pas perdu en masse musculaire, si ce n'est le contraire. Mon corps est de plus en plus lourd et à force de ne pas m'entraîner, j'accumule les difficultés à savoir comment le gérer.
À l'entrée du palais, je balaie les lieux du regard, soulagé de ne voir Arsën nulle part. Si je suis assez malin, je devrais pouvoir emprunter un chemin qui me permet de rejoindre ma chambre sans avoir à le croiser. Mais la seule possibilité qui s'offre à moi, à part les portes d'entrées du château, c'est la porte arrière qui n'est atteignable que par le jardin ouest. Le jardin où sont enterrés Adalsine, Isayah et... Sohane. Un lieu où je n'ai jamais remis les pieds après la guerre, même incapable d'assister à son enterrement. Pas une fois je n'ai osé me rendre sur sa tombe, mais si je veux avancer comme me l'a supplié Arsën. Peut-être qu'affronter ce qui m'éprouve le plus est la première étape. Je frotte mes mains sur mon pantalon dans l'espoir qu'elles arrêtent de trembler.
Ma paupière gauche me démange, je la recouvre de mon index froid, même si ce n'est pas suffisant pour arrêter de paniquer à l'idée de voir son nom gravé sur un morceau de pierre, plutôt que sur une bague qui m'aurait lié à lui jusqu'à ma mort. Je voulais lui demander de m'épouser, mais je pensais qu'on avait tout le temps du monde pour ça. Peut-être que lui ne s'est jamais dévoilé parce qu'il savait, qu'au contraire, du temps c'était ce qui nous manquait.
Je m'arrache à mes pensées quand j'aperçois le dôme où sont enfermés des lucioles. Il s'agit des mêmes insectes que nous avions rencontrés sur le chemin de notre première mission. À l'époque, je cherchais par tous les moyens à lui adresser la parole en continu, quitte à lui montrer des bestioles luisantes, et je pensais déjà qu'il n'avait aucune envie de me parler vu ses réponses brèves et ses silences. Aujourd'hui, comment vais-je me sentir, lorsque je serai le seul à entretenir la conversation, face à un morceau de pierre ?
Au fond du dôme, là où trois tombes sont accolées, se dissimule l'ombre d'un homme. Mon cœur s'arrête sur le champ : qui peut vouloir leur rendre visite ? Je m'approche en silence, jusqu'à découvrir le visage désorienté de Rufus Kihara. Il n'a plus rien de la prestance qu'il a un jour dégagée en étant roi. Debout à ses côtés, j'accorde pour la première fois un regard à la tombe qui recèle l'autre moitié de mon cœur. J'avais tant appréhendé ce moment, qu'au fil des années, j'avais fini par imaginer que cette épreuve serait insurmontable, que je le verrais à la surface et que son visage me donnerait envie de m'enfoncer six pieds sous terre à ses côtés. Mais il n'en est rien. J'ai mal au cœur, bien sûr, mais il n'y a que de l'herbe et quelques fleurs sauvages qui sont apparentes. La pierre tombale sur laquelle son nom est gravée est aussi fine qu'une feuille. Là, sur une simple surface de fer, Sohane Kihara est inscrit. Dépourvue d'annotation, comme s'il n'avait jamais été plus qu'un homme banal du peuple.
Sa vie a-t-elle été si insignifiante que sa mort ne s'en résulte que plus vaine ?
— Vous n'avez jamais pris la peine de lui dire que vous étiez fier de lui, avancé-je à l'égard de Rufus, sans lui accorder le moindre regard. Mais savez-vous seulement combien votre fils était brillant ?
Il soupire, dépassé.
— Evidemment, c'était mon fils, ma descendance. Bien sûr que je le savais, Isayah était...
— Je ne parle pas d'Isayah, le coupé-je d'un ton sec.
Depuis tout ce temps, il vacille entre deux tombes : celle de sa femme défunte et celle de son fils aîné. Jamais celle de Sohane. Il n'en a toujours rien à faire et ça me broie le cœur.
— Comment je peux l'avoir connu moins d'un an et crever de son absence, alors que vous l'avez toujours connu et que vous n'en êtes pas le moins du monde importuné ?
Rufus semble enfin m'écouter. Il se tourne vers moi et dépose sa main sur mon bras nu, mais son contact me brûle la peau et je m'extrais d'un geste brut.
— Tu finiras par t'habituer à son absence, affirme-t-il. On finit toujours par s'y habituer...
Il me rassure en ne faisant référence qu'à sa femme et Isayah, mais je veux qu'il comprenne Sohane dans ses propos. Je veux qu'il souffre autant que moi, mais c'est impossible. On ne peut pas forcer quelqu'un à aimer, même s'il s'agit du sentiment le plus pur et qu'on est prêt à implorer jusqu'à réduire sa fierté à néant. L'amour ne se réclame pas, il s'inflige.
— Le problème n'est pas de savoir si je pourrais ou non m'habituer à son absence, c'est que je serais prêt à mourir pour que ce ne soit jamais le cas, craché-je.
Je tiens trop à lui pour un jour être assez apaisé et le laisser partir, la douleur me rappelle que je ressens quelque chose. Du moment qu'elle est là, Sohane l'est aussi.
— Aimé, je t'ai cédé le trône parce que je n'étais plus en âge de gouverner, mais surtout parce qu'il n'y a rien de plus éprouvant que de gouverner un pays, me confesse-t-il.
Je lui aurais ri au nez il y a deux ans. Qu'y a-t-il de compliqué dans le fait de rester assis sur un fauteuil à ordonner ? Beaucoup. Ce n'est pas seulement donner des ordres, mais donner ceux qui sont justes ; savoir distinguer le bon du mauvais, les limites à ne pas franchir... Gouverner c'est porter sur les épaules la responsabilité de tout ce qui se passe dans l'enceinte du château, et partout autour. C'est accepter des choses que je n'aurais pas toléré auparavant, commettre des actes qui vont à l'encontre de ma morale. Sans compter le fait que notre vie ne nous appartient plus à nous, mais au royaume : je ne peux plus dire tout ce que je veux, aller où je veux, et si je me marie un jour, ce sera le résultat d'une décision prise par le conseil.
— Regarde-toi, lance-t-il. Vingt ans, et tu as déjà du mal à refouler tes envies les plus sombres. Attends de voir ce que tu deviendras dans vingt ans de plus.
— Je...
— Tu peux penser ce que tu veux, mais moi aussi, j'ai commencé en laissant mes hommes choisir d'abattre des innocents.
Sur ces mots, il m'abandonne, déboussolé dans le fond du dôme. Je ne suis pas Rufus Kihara, je ne le serai jamais.
Pourtant Beth a refusé de m'épouser pour les mêmes raisons qui font qu'Adalsine était dans un mariage malheureux...
Après la mort de Sohane, l'arrangement qui convenait d'unir par le mariage Mahr et Lennor a été transmuté sur moi. Beth devait épouser le nouveau prince héritier et même si je n'en avais aucune envie, même si je ne l'aurais jamais rendue heureuse, le fait que ce soit elle qui refuse m'a marqué. Elle était prête à épouser Sohane malgré les rumeurs qui couraient à son égard, mais elle a été incapable de m'accepter parce qu'elle m'a vu assassiner un soldat Vylnesien. Elle a décrété que je serais un tyran sans nom, à l'instar de Rufus, voire pire, parce qu'un homme qui n'a plus rien à perdre est capable du pire. Pensent-ils tous que je suis devenu l'incarnation de ce que je détestais ?
Alors que les larmes me montent aux yeux, une luciole se pose sur mon épaule en douceur, effleurant ma peau nue, suivie de trois autres. Elles tournoient autour de moi, éclairent quelque peu ma journée morose et je colle mes doigts froids sur ma cicatrice.
Sohane, reviens-moi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top