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𝓐imé





Est-il adroit de marcher aux côtés de mon père ? J'en doute, maintenant qu'il m'est impossible de passer inaperçu dans les couloirs du palais, surtout avec la balafre qui pourfende ma gueule. Je n'ai aucune idée du rôle qu'il entretient ici. Alors qu'il soit le bras droit du roi, ou le bourreau du peuple, je suis désormais - que je le veuille ou non - assimilé à lui.

— Comptes-tu m'adresser un mot ? demande-t-il, à l'instant où je m'apprête à prendre mes jambes à mon cou.

— Tu t'attendais à des retrouvailles bouleversantes ? Je n'ai pas grand-chose à te dire, désolé.

Son éducation est responsable de son incapacité à laisser apparaître quelconques sentiments sur son visage. Je ne peux le blâmer d'être né au sein d'une famille liée à la vie royale, et d'en avoir subi toutes leurs réformes.

Mais qu'il soit énervé, triste, déçu ou étonné, ses lèvres restent tendues et ses yeux demeurent secs, démunis de toute émotion. Malheureusement, je crois que j'ai repris son inaptitude à s'exprimer, de peur de mettre mes faiblesses à découvert.

Lorsque j'étais petit, et qu'il daignait encore nous rendre visite une fois le mois, je me rappelle qu'une vague de joie submergeait mon cœur, parce que mon père avait du temps pour moi.

Mais ce n'était qu'illusoire.

Il ne venait que pour apprendre l'art du combat à mes aînés et s'assurer que sa descendance lui ferait honneur dans quelques années. Disons que l'espoir de voir son nom perpétuer après les générations le rassurait. Jusqu'à ce qu'ils meurent un par un, et qu'il ne reste que moi. J'étais le dernier, le plus petit, le plus immature, le moins solide, et le seul à détester la confrontation.

Autant admettre immédiatement que mon existence était le cadet de ses soucis. Je n'ai jamais été suffisant - du moins, il ne m'a jamais fait penser le contraire - et je n'ai jamais eu le droit à ses apprentissages. Il s'est persuadé que si les trois premiers n'y arrivaient pas, alors ce ne serait pas le dernier fils, gringalet et inculte, qui y parviendrait.

— Pourquoi n'es-tu pas chez ta mère ?

Il faut croire qu'il n'a pas été mis au courant. Un semblant de compassion m'envahît lorsque je constate à travers son regard dépourvu d'inquiétude, qu'il est loin de s'attendre à ce que je vais lui dire.

— Elle est morte.

Son souffle se coupe. J'observe sa pomme d'Adam rouler le long de sa gorge et lutter douloureusement contre des larmes interdites. Mon père s'accorde à lui-même de longues secondes de silence, les paupières fermées et les lèvres tremblantes.

Pour la première fois de ma vie, j'ai l'impression de me tenir devant un être humain qui souffre de la perte d'un être aimé, et non pas devant Arès Gahéris.

Apprendre la mort de mes frères ne semblait jamais lui faire ni chaud ni froid, mais celle de ma mère le dévaste. Je crois qu'elle était le seul individu qu'il aimait réellement. Il l'a autorisée à quitter le palais, parce qu'elle y était malheureuse, quand d'autres l'auraient séquestrée pour qu'elle ne s'enfuie jamais. C'est pourquoi je ne peux le détester en totalité.

— Comment est-ce arrivé ?

— Une attaque Vylnesienne.

La haine - que je partage à présent - traverse son regard. D'un hochement de tête formel, il me confirme que cette réponse ne l'étonne en rien, et que l'idée que je m'étais faite de Vylnes ces dernières années était illusoire. Rien ne sert de le nier.

— Des survivants ?

— Moi.

Cette information ne semble lui parvenir que maintenant. Pourtant, il sait que je vivais avec ma mère, que j'ai grandi depuis la dernière fois qu'il m'a vu et que mon état d'esprit a probablement évolué.

Cela-dit l'idée que j'aie survécu à une attaque - bien que je n'aie rien fait de subjuguant - le sidère. Je devrais lui avouer que je n'ai réussi qu'à rester statique tant la peur me paralysait, or une part de moi se satisfait du fait qu'il ne me voie plus comme un gamin impuissant.

— Je pensais que tu venais offrir tes services de soldat, à l'occasion de ta majorité. Pas que tu sortais d'un combat.

— Tu connais mon âge ? M'étonné-je avec excès, une main plaquée sur le cœur pour accentuer mon effarement.

— Je sais que je n'ai pas été le père parfait, concède-t-il. Mais je n'ai jamais cessé de m'intéresser à ta vie, Aimé.

— J'y croirais presque.

Parfois, je me dis que je ne devrais pas en vouloir à mon père d'avoir prolongé les habitudes de famille à travers sa descendance, d'avoir condamné mes aînés à une mort certaine.

Parfois je me laisse berner par l'espoir qu'il se soucie sincèrement de moi, malgré ses maladresses. Puis d'autres fois, cinq années s'écoulent sans jamais qu'il ne prenne de mes nouvelles, et ma clémence disparaît.

Son indifférence me déçoit, j'aurais presque espéré qu'il s'excuse et me promette qu'il tentera de se racheter, sauf qu' il reste de marbre.

— Peu importe. Pour je ne sais quelle raison j'ai survécu, et j'ai bien l'intention de me venger.

Mon géniteur me lance un regard froid, quoique satisfait. Je le suis à travers une allée de colonnes de marbre, sans réellement me préoccuper de la destination. Alors que je tâche de lui emboîter le pas, mon nez s'écrase entre ses omoplates lorsqu'il s'arrête subitement.

— Prince Isayah, déclare-t-il la tête basse, tout en appuyant sur la mienne pour m'inciter à m'agenouiller.

— Un second prince ? murmuré-je.

Il resserre son emprise autour de ma nuque, et j'en conclus que je dois me soumettre au silence. Déjà suffisamment persécuté par des membres de la famille royale, je me contente de faire ce qu'on me demande.

Tête baissée, je m'agenouille sans même prêter attention à l'allure du fameux prince. L'inclinaison de mon crâne me cause des douleurs dans l'œil gauche, alors je m'autorise à couvrir ma paupière de deux doigts froids, mais une poignée de main m'empêche d'effectuer mon geste.

— Quelle est l'origine de cette blessure ? M'interroge-t-on.

D'une part aveuglé par les rayons de soleil, je crispe la seule paupière qu'il me reste, l'esprit troublé par la ressemblance flagrante entre cet homme et l'enflure de bourgeois qui a délibérément placé ses chaussures cirées sous ma tronche ensanglantée.

— Vylnes.

Je peine à comprendre ce qui se passe, mais la main de mon père encercle mon épaule et m'aide à me redresser.

— Son village a été assiégé par une armée Vylnesienne, n'a-t-on reçu aucune alerte d'attaque ces dernières heures ? Pas le moindre appel à l'aide ?

Toujours affaibli par une perte importante de sang, le moindre geste brusque que j'effectue me cause d'affreuses migraines et une perte d'équilibre. Je titube jusqu'à appuyer mon dos contre une colonne triomphale, me donnant le temps de détailler le prince.

Ses traits de visage sont durs, catégoriques. Ses joues creusées par l'autorité qu'il exerce en continu, sont toutefois opposées à la proéminence de ses pommettes roses. Tout chez lui est angulaire, âpre, rigide : ses cheveux noirs ; ses yeux noirs ; son uniforme noir... Mais certains éléments y font défaut, comme la forme ronde de ses yeux, ou le relief bénin de ses lèvres.

Malgré mon égarement, je perçois que l'attention est rivée sur moi.

— A-t-il bénéficié de soins ?

— Il me semble que oui.

Le prince médite de longues secondes, et le creux qui se forme entre ses sourcils sombres est beaucoup trop similaire à celui de son père pour laisser planer le doute sur leur lien de sang. Sa posture droite, autoritaire et suffisante, est d'autant plus provocante que celle de son frère cela-dit.

Sûrement est-il aussi arrogant que tous les autres.

— Qu'en pense mon père ? Demande-t-il.

— Votre père le laisse rester au palais, seulement j'aimerais vous demander l'autorisation pour lui permettre d'intégrer la garde royale.

Le prince Isayah pivote son visage en direction de mon père, et d'un regard communicatif, je comprends que la réponse est négative.

— C'est impossible, on n'y compte que les meilleurs soldats du palais.

— Je me porte garant de sa réussite.

On conçoit le fait qu'il est important rien qu'à ses manières soignées. C'est pourquoi la soumission de mon père ne m'étonne pas réellement, cela-dit, le voir se plier devant un homme de mon âge pour lui soutirer une faveur, ne me laisse pas indifférent.

— Il n'aspire qu'à venger sa mère, et je veux lui offrir la chance de se hisser jusqu'au front.

Mon père m'a l'air bien moins égoïste que dans mes souvenirs, ce qui ne devrait pas m'étonner. Tout individu à la possibilité de changer. Après tout, je ne peux le blâmer, alors qu'il est tout aussi perdu que moi dans cette vie qu'il expérimente pour la première fois. Même si je suis son principal dommage collatéral, je ne suis personne pour l'accuser de faire des erreurs que je commettrai de manière involontaire, à mon tour.

— Vous êtes l'un des combattants les plus fidèles et les plus puissants du palais Arès, mais il n'est pas de sang noble, et je doute qu'il soit suffisamment préparé à ce qui l'attend sur un champ de bataille.

Mon père affronte le prince du regard et se redresse avec lenteur, sans pour autant imposer une quelconque éventualité de révolte dans l'air. Il plaque sa paume sur son cœur et déclare :

— Avec tout le respect que je vous dois, prince Isayah, Aimé est mon fils, il est donc de sang noble et je vous donne ma parole qu'il saura vous prouver sa légitimité à intégrer la garde royale.

Le concerné me jauge longuement. Ses yeux noirs sont lourds à supporter, autant que ceux de son frère, comme s'ils soupesaient à la fois tout le prestige et toute la misère du monde sous leurs paupières.

Je suis condamné à me restreindre au silence, et à laisser un inconnu décider de mon avenir à ma place, comme je l'ai toujours fait.

— Aucun pouvoir ne me confère le droit de l'intégrer à la garde, je suis navré.

Quoiqu'il en soit, je me suis promis d'arracher de moi-même la vie à ceux qui l'ont ôtée à ma mère. Peu m'importe d'intégrer cette fameuse garde, de représenter Mahr sur le champ de bataille, ou de mourir en plein combat.

Tant que c'est de ma main que périt le peuple Vylnesien. Je ne veux que bousiller ceux qui se sont permis de détruire mon bien-être pour de la renommée, et je le ferai, qu'on me vienne en aide ou non.

Je suis en train de devenir ce que je hais le plus.

Par contre, s'il est de sang noble, rien ne l'empêche de participer aux sélections.

— Quand sont-elles ?

— Les épreuves sont cette semaine, je peux lui donner accès, mais s'il y perd la vie, vous ne pourrez qu'en supporter la culpabilité, affirme-t-il avant de me lancer une oeillade indolente.

A l'instant où il nous tourne le dos, mes genoux fléchissent et je m'écroule au sol. Je suis condamné à vivre dans un environnement habité par des êtres tous plus médisants les uns que les autres, moi qui ne pouvais passer une journée sans offrir un sourire à un inconnu pour égayer la sienne.

— Allez fils, m'encourage Arès en passant mon bras autour de ses épaules pour soutenir mon corps.

Mes paupières s'écarquillent. Je m'efforce de ne pas le dévisager, mais des frissons m'ensevelissent dès lors qu'il me qualifie comme son prochain, sans même réaliser que j'ai quémandé son attention toute mon enfance.

En me réveillant dans l'enceinte du château, je m'attendais à croiser mon père, peut-être échanger avec lui s'il m'en accordait le temps, et au mieux, recevoir ses condoléances pour la mort de ma mère.

Je n'aurais jamais osé l'imaginer se démarquer de la foule pour me porter secours, ciller de tristesse, m'étreindre, me soutenir dans ma quête de vengeance au point de m'aider à me faire une place ici, et encore moins m'appeler fils.

Arès Gahéris est une toute autre personne que l'être qui m'a - où plutôt ne m'a pas - élevé.

Peut-être qu'il s'en veut de m'avoir négligé ces dernières années, ou alors il réalise que je suis enfin prêt à lui faire honneur, bien qu'il ne m'ait jamais accordé la moindre seconde.

Dans tous les cas, je refuse de m'habituer à recevoir son attention parce que je souffrirai lorsqu'il cessera de me la donner, alors que je m'y étais fait, après toutes ces années. N'avoir aucune attente permet d'éviter quelconque déception, même si la déception n'est en rien moins blessante que vivre avec un espoir brisé.

— Si tu veux te faire une place ici, tu devras vivre comme un Mahr, me prévient-il. T'habiller comme un Mahr, parler comme un Mahr, mépriser comme un Mahr...

— J'ai eu droit à de bons exemples, soufflé-je, faisant référence au fils du roi, et à son intendant.

Un rire sourd lui échappe, mais il n'agrée pas. À la place, il m'impose une tirade moralisatrice, à propos d'un individu qui ne m'inspire que du dédain. Son engouement autour d'une personne de mon âge éveille chez moi une jalousie inepte.

— Elkar est un idiot, mais Sohane n'est pas foncièrement méprisable.

— Ah non ? M'étonné-je avec lassitude.

— Je l'ai vu grandir, et je l'ai élevé comme mon fils, affirme-t-il avant de marquer une pause.

Je l'évite du regard. Hors de question qu'il réalise à quel point sa dernière remarque me contrarie.

Évidemment, s'il n'avait pas le temps de s'occuper de ses propres enfants, c'est parce qu'il se souciait de ceux d'un autre. Quand moi j'observais mes grands frères pour avoir une vague idée de ce à quoi mon père pouvait bien ressembler, lui prenait soin d'un autre sans même se demander si je pouvais lui ressembler.

— Ça explique pourquoi il est si antipathique, rétorqué-je.

— Aimé s'il te plaît, me réprimande-t-il. Il essaie juste d'intéresser son père d'une manière ou d'une autre. Il pense n'être que le remplaçant d'Isayah en cas de problème. Il a toujours été relayé au poste de remplaçant, et ça l'a contraint à devenir exécrable.

Quelle fâcheuse impression de déjà-vu...

Je vais le plaindre.

Je fuis sa désapprobation, et m'appuie sur lui jusqu'à ce qu'il m'indique d'entrer dans une chambre. Une chambre dont les vitres teintées tamisent la lumière d'une nuance sombre, non sans décupler l'étincellement des décorations faites d'or.

La blague.

Alors pendant que je m'attelais à la tâche, les mains brûlées par le fer chaud, afin que ma mère puisse s'offrir de quoi réchauffer la maison durant les hivers rudes, lui se dorlotait dans des draps en soie et possédait un pouvoir d'achat supérieur au mont Iôrund.

S'il tenait tant à elle, pourquoi ne l'aidait-il pas davantage ?

Pourquoi ne s'est-il pas assuré que nous habitions un village sécurisé ?

Qu'y avait-il de si compromettant à l'idée de se consacrer à sa famille, même si celle-ci ne voulait rien avoir à faire avec la vie royale ?

Il s'excuse se faisant passer pour un homme bon, dont les seules motivations sont de remplir le rôle de père à la perfection. Un rôle qu'il n'est jamais parvenu à gérer correctement. Mais j'exècre désormais la vanité du désir de se repentir. Que peut-il y avoir derrière des excuses, hormis l'envie de résorber la culpabilité.

Des regrets ? De la honte ? Des remords ?

Tant mieux. Que tout individu, qui décide délibérément de me blesser, regrette à n'en plus finir. Parce que je ne le soulagerai pas en lui offrant mon pardon.

Je ne pardonne plus.


Aimé allias la plus grosse girouette de tous les temps mais on l'aime quand même.

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