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Il y a deux chapitres ce soir, celui-ci est le deuxième !!

Encore bonne lecture : )





𝓢ohane



















Il ne demeure que le silence pesant, écrasant, laissé par le dernier ordre de Iáson. Aucun des hommes du roi de Vylnes n'a tenté d'offensive depuis son départ ; ils restent figés, hésitants, s'échangeant des regards troublés, comme si leurs intentions prenaient forme dans l'ombre. Je nourris l'espoir que, dans notre discrétion prolongée, ils daigneront nous épargner ou tout au moins différer notre exécution. Mais il suffit que je relâche ma vigilance un instant pour qu'Aimé se projette vers la table, l'élan le faisant glisser sur sa surface avant de bondir droit vers la porte.

— Tu te fous de moi, Iáson ? hurle-t-il. Me méprises-tu à ce point ? Tu penses que j'ai encore cinq ans ?

Sa colère bouillonne dans ses entrailles, le consume de l'intérieur. Elle est si féroce que, malgré leur hésitation, les hommes de Iáson finissent par tirer leurs lames, s'approchant un à un pour l'intercepter avant qu'il n'atteigne la porte. Des veines saillent sur ses bras, remontant sous sa mâchoire crispée. Son ire est telle qu'il se montre insensible au danger qui le cerne et, alarmé, je baisse ma propre garde pour veiller sur ses arrières.

Mais il n'est pas docile. Non, il est incontrôlable, projetant sans ménagement les corps qui tentent de le maîtriser. Il avance vers la sortie, désinvolte. Alors qu'il frôle de justesse les coups qu'on lui porte, son regard est rivé sur un unique but : quitter cette pièce et retrouver son frère.

Quant à moi, c'est lui que je ne peux quitter des yeux, et cette obsession me met en péril. Le bras droit du roi, jusqu'alors à mes côtés, s'est éclipsé. Je n'ai que le temps de sentir la pointe de son épée tracer un sillon ardent le long de ma joue. Dès que la douleur me saisit, je m'écarte, mais sa lame a le temps de cisailler de ma pommette à mes clavicules. Bien que superficielle, la plaie me brûle assez pour m'arracher un cri rauque.

Je porte ma main à ma plaie, mais le sang masque ma vision. Pourtant, dans un éclat de lucidité, je croise le regard d'Aimé. Ce regard est vide, bien plus que le mien les jours où je souhaitais n'être plus rien, plus encore que les nuits où je cherchais l'ombre d'un précipice.

Il n'est pas seulement vide, il est mort.

Alors, lorsqu'il glisse vers le bras droit encore posté près de moi et qu'il saisit la lame menaçant son épaule d'une poigne ferme, allant jusqu'à s'entailler la paume, même moi, je commence à le redouter. Ses doigts longent l'arme, se teintent de rouge, mais il finit par faire céder le subalterne. La seconde qui suit, il lance l'épée en l'air, et d'un geste assuré, la rattrape en plein vol pour la projeter droit sur l'homme qui m'a attaqué. Je n'ose même pas le regarder ; le fracas de son crâne contre le mur, transpercé par la lame de l'un des siens, suffit à me soulever le cœur.

Aimé reprend son souffle, bien que son effort n'ait duré qu'un instant, aussi fugace qu'un coup de vent. Sa mâchoire se contracte, et d'un geste résolu, il déchire les extrémités de sa tunique. Ses paupières se plissent, si fort qu'on dirait qu'il s'aveugle lui-même, comme s'il voulait chasser toute distraction de son esprit.

Il vient de leur déclarer la guerre.

Face à nous, près de vingt hommes restent encore debout, mais pas un seul ne s'en prend à moi. Tous sont rivés sur Aimé, dont l'allure évoque celle d'une bête sauvage à peine sortie des bois, dénuée de tout raisonnement, prête à leur sauter à la gorge à la moindre occasion.

Seuls deux restent en retrait près de moi : l'un, figé contre le mur, est Lucius, les bras ballants, pétrifié ; le deuxième n'est autre qu'Erèbe, vacillant, à peine capable de se tenir debout.

Aimé n'attend pas que l'ennemi porte la première offensive. Essuyant sa main ouverte sur sa tunique désormais maculée de sang, il enfonce son coude dans l'estomac du premier soldat qui croise son regard. L'homme se plie sous la douleur, laissant tomber son épée, qu'Aimé ramasse sans même songer à s'en servir. Il se contente de coincer la lame entre ses dents avant de réduire en poussière les visages des six hommes qui s'élancent contre lui. Ses poings s'abattent, s'enfoncent dans leur chair. Il frappe avec une telle hargne qu'un seul coup suffit à faire chanceler un homme, voire à l'envoyer au seuil de l'inconscience. Ses jointures, rougies et meurtries, éclatent en un déluge de sang qui éclabousse son visage alors qu'il saisit l'épée entre ses dents pour transpercer les ventres de deux soldats.

D'où tient-il une telle violence ? Il ne fléchit pas en arrachant la vie à ceux qui se dressent devant lui, restant impassible aux corps qui s'effondrent autour. Pire encore, il foule leurs cadavres sans hésitation, humectant ses lèvres imprégnées de sang comme si ce n'était rien.

Je sais qu'il n'aurait jamais levé la main contre eux s'ils n'avaient pas été une menace pour notre survie, mais le voir ainsi, lui qui jadis était pris de nausée rien qu'en donnant une gifle... cela me tord l'estomac. J'ai l'impression de découvrir une version d'Aimé qui a mûri en mon absence, une version qui m'effraie, et pourtant, dès qu'un ennemi l'approche, l'inquiétude me saisit.

En un instant, Aimé se retrouve seul dans cette partie de la pièce, entouré d'une mer de cadavres. Il pourrait franchir les portes et, comme il le désirait un peu plus tôt, aller chercher son aîné et en finir. Pourtant, il contourne la table et avance lentement dans ma direction, sans menace. Arrivé face à moi, il tend une main brûlante, sur laquelle je dépose ma joue ensanglantée. Son pouce effleure mes lèvres et bien que soulagé qu'il soit indemne, je ne peux m'empêcher d'y songer : les siennes sont souillées du sang de son propre peuple.

— Tu ne poursuis pas Iáson ? murmuré-je.

Un froid mordant envahit ma peau lorsqu'il relâche ma joue, mais il ne recule pas. Au lieu de cela, sa main saisit mon bras et me tire derrière lui, plaçant son corps comme un rempart entre moi et tout danger.

— Je connais ma priorité.

La réplique d'Aimé est noyée par le gémissement d'Erèbe, adossé au pied de la table, vidé de son sang. Aimé ne daigne même pas accorder un regard à son corps agonisant. Il préfère avancer vers Lucius, dont les mains tremblantes reposent à plat sur la table.

Dès qu'Aimé entre dans son champ de vision, ses pupilles se dilatent, bien qu'il ne montre aucun signe de défense.

— Tu les as tous tués.

— J'avais le choix ?

Lucius esquisse une grimace et un soupir lui échappe, alors que ses épaules s'affaissent. Quand mon partenaire resserre sa prise sur son épée, un frisson me parcourt. Bien qu'ennemi, il ne semble pas être une menace immédiate ; je doute qu'Aimé gagne à éliminer les rares êtres capables de témoigner en sa faveur.

— Je ne te veux aucun mal, Aimé. Nous avons tous connu ta mère, et peut-être suis-je le seul à m'accrocher aux souvenirs, mais jamais je ne lèverai la main sur toi. Aliénor ne me l'aurait pas pardonné.

— Alors, que veux-tu ?

— Pars. Accomplis ce que tu dois.

— Tu me laisserais tuer ton roi ?

— Cette histoire est la vôtre, elle dépend de votre libre arbitre, de votre héritage. Que celui qui en est le plus digne ait le dernier mot. J'ai suivi Iáson des années durant, croyant honorer la mémoire d'Aliénor, mais je doute qu'elle aurait approuvé ce que Iáson s'apprête à faire.

Il s'incline devant Aimé, une main plaquée sur son ventre, tandis qu'il s'abaisse en signe de respect, puis avance vers les portes.

— Si tu es venu pour l'arrêter, tranche-t-il, je ne m'y opposerai pas.

L'ombre de Lucius disparaît dans les couloirs baignés de lumière qui s'étendent devant nous. Les muscles d'Aimé se tendent ; je glisse une main le long de son bras, tentant de lui offrir un semblant de réconfort, mais il s'écarte sans un mot. Ses yeux demeurent clos, ses lèvres serrées, ses sourcils marqués d'une résolution inflexible.

Il enfonce son arme dans le bois de la table. Alors que je le crois prêt à quitter la pièce, il avance pour s'accroupir devant Erèbe.

— Donc, tu étais là, constate-t-il.

Le blond crache du sang à ses pieds, incapable de prononcer un mot. Mais Aimé ne fléchit pas et glisse sa paume autour de son cou, jusqu'à ce que son pouce s'écrase dans le creux qui sépare ses clavicules.

— Eh bien ? Tu as incendié l'auberge et pris la fuite ? Tu as donné l'ordre de nous brûler comme des bêtes, pendant que tu courais rejoindre ta catin ?

Aimé brûle d'une ardeur sauvage. Le retour d'Erèbe l'a plongé dans une fureur qu'il peine à contenir. Je devine son désir de lui arracher les yeux, de lui trancher la langue. Il ne tient pas en place, ses doigts glissent dans la sueur mêlée au sang de ses précédents adversaires. Même ses boucles brunes s'imprègnent de cette odeur oppressante, une odeur de mort, d'impasse.

— A... Aimé... hoquète Erèbe.

Il tente de parler, mais Aimé perd patience. Il l'empoigne à la gorge, écrasant son dos contre le pied de la table jusqu'à lui couper le souffle. Ses pupilles disparaissent derrière ses mèches sombres qui chatouillent son nez, mais je distingue les veines qui saillent à ses tempes, le sang qui envahit son regard.

Je crains qu'il ne soit plus jamais le même.

Je n'aurais jamais dû l'emmener ici.

— J'emporterai mes regrets dans ma tombe, murmure-t-il.

— Quels regrets ! explose Aimé. Sais-tu seulement ce que tu m'as coûté ?

J'aimerais qu'il le lui rappelle, car je me sens impuissant, là, à leurs côtés. Dois-je intervenir, ou cela serait-il vain ? Erèbe mérite-t-il de mourir ou d'être épargné ? Je ne sais même plus pourquoi Aimé nourrit une telle haine envers lui. Certes, il a toujours pris parti pour Vylnes, mais cela n'a rien d'étonnant, puisqu'il n'a jamais su faire autre chose que suivre Iáson.

Ce n'est qu'un chien, perdu à la recherche d'un maître.

Mais, il me fait pitié. Je n'ose même pas envisager ce que je ressentirais si j'avais tout sacrifié pour Aimé, tout cela pour qu'il se moque de mon sort au point de laisser son frère me tuer.

— Je t'ai pris la prunelle de tes yeux, se moque-t-il, me jetant l'ombre de son regard.

Sa remarque lui vaut l'honneur de recevoir le poing d'Aimé en pleine mâchoire. Les coups pleuvent avec une telle violence que même s'il tremble de douleur, Erèbe ne bouge pas. Ce n'est que lorsque ses jambes le lâchent, le forçant à s'écraser au sol, qu'Aimé cesse enfin. Il s'arrête, les poings serrés, observant le corps d'Erèbe se traîner sur le parquet. À bout de souffle, Aimé plaque ses mains sales contre son visage et laisse couler des larmes de frustration sur ses joues.

— Tu me rends fou. Qu'ai-je donc fait pour mériter cela ? s'indigne-t-il.

— Il aurait été plus sage que nous ne nous rencontrions jamais.

Des morceaux de reflux baignés dans un liquide carmin s'échappent de ses lèvres à chaque fois qu'il les ouvre. Il a tant de mal à parler que, lui aussi, finit par fondre en larmes, mais Aimé ne prend pas pitié de lui. Il se jette sur lui, appuyant son genou entre ses cuisses, avant de le saisir par le col.

— C'est toi qui es venu vers moi, putain, Erèbe. Toi, avec ta gueule d'ange brisé, prétendant avoir perdu l'amour de ta vie.

— Tue-moi si tu veux, mais sache ceci : je ne trahirai jamais ton frère, je mourrai pour lui.

Le blond grimace de douleur, mais ce n'est rien comparé à l'affliction qui déforme les traits d'Aimé. Il faiblit tant qu'il manque de s'écrouler sur lui, à même le sol.

— Pourquoi ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ! s'époumone-t-il.

— Que cherches-tu à entendre ? Certaines choses ne s'expliquent pas. J'aurais pu rester fidèle à mon pays, le défendre, mais j'ai choisi d'aimer un homme qui se moque de moi et de le suivre jusqu'au bout. Je suis maudit, dans tous les cas, il me fera périr.

J'ai l'impression qu'ils tournent autour de l'abcès sans jamais le crever. Leur échange me semble flou, ou peut-être est-ce moi qui peine à en saisir le sens ?

Leur relation me trouble. Je ne pensais pas qu'Aimé pouvait s'investir à ce point. Je n'arrive pas à comprendre ce qui le pousse à extorquer des mots qu'Erèbe ne prononcera jamais. Croît-il qu'il se sentira mieux, qu'il obtiendra ce qu'il cherche ? N'a-t-il pas encore compris que c'est peine perdue ?

Une douleur aiguë me traverse le cœur. D'où vient-elle ? De ma pitié pour Aimé, ou pour Erèbe ? Ou bien de la jalousie sournoise que j'essaie d'étouffer dans ma poitrine ?

Qu'est-ce qui peut bien les tourmenter ainsi ? Je n'ai jamais eu d'amis, je ne saurais dire si je me battrais autant pour l'un d'eux. En vérité, je n'arrive même pas à saisir ce qui se joue sous mes yeux, puisque la seule relation qui ait compté pour moi, c'est celle que je partage avec Aimé. Bien sûr, s'il me trahissait, je me battrais de tout mon être pour comprendre, pour arracher une justice, mais, ferais-je de même pour un autre ?

— J'ai défendu ton honneur, j'ai supporté tes insultes sur lui, crache Aimé en me pointant du doigt, et toi, tu me fais ça ?

— Je ne te dois rien, Aimé. Toi, tu reviendrais ici après avoir connu Sohane, pour défendre ton royaume comme si de rien n'était ?

— Ne parle pas de Sohane, peste-t-il en lui écrasant la trachée.

Erèbe dégage son bras et repousse celui d'Aimé pour libérer sa gorge de son emprise. Il frotte sa peau meurtrie tout en reprenant son souffle, avant de conclure :

— Voilà, c'est bien ce que je dis. Merci pour ces moments passés ensemble, je les garde en mémoire. Je suis heureux de t'avoir rencontré, de savoir que tu es devenu un soldat accompli, un roi. Mais tu es venu ici dans l'intention de t'opposer à Iáson, et ça, je ne peux l'accepter. Tue-moi, ou je le ferai.

Je ne supporte plus de rester impuissant à côté d'eux. Certes, leur relation et leurs différends les concernent, mais dès que cela touche Aimé, cela me touche aussi. Peu importe s'il m'en veut ensuite ou non. Je ne supporte pas qu'on le menace, surtout pas sous mes yeux.

Je saisis l'épée abandonnée à mes pieds, trempée dans une mare de sang, et place sa pointe sous la gorge d'Erèbe, tout en saisissant ses cheveux d'une main.

— Que feras-tu ?

Aimé tente de me retenir, mais je ne cède pas sous son emprise. Erèbe, quant à lui, me dévisage avec un mépris évident, ses yeux glissant sur mon visage, mon corps, ma tenue. Je me sens vulnérable, même si je suis plus vêtu que lui. Pourquoi ne se contente-t-il pas de mes mots, de mes menaces ? Pourquoi scrute-t-il chacun de mes gestes, chacune de mes postures ? Cette inspection me dérange. J'ai l'impression de ne pas être assez clair, ou assez décisif. Mais cela ne m'arrête pas. Je redouble de violence, enfonçant la lame plus profondément sous sa peau. La pointe perce sa chair, et une goutte de sang s'écoule le long de son cou. Mais au lieu de le faire fléchir, cela fait naître sur ses lèvres un rictus mauvais.

— Lui, il a toujours eu de la chance, note-t-il en regardant Aimé. Né dans la bonne lignée, prince héritier, une place parmi les meilleurs soldats de sa génération sans même en être un. Et il a même réussi à attirer l'amour de celui qu'il désire.

— Qu'est-ce que tu me racontes, bordel ! Réponds-moi ! s'acharne Aimé.

Il répète les mêmes paroles, en boucle, comme un écho de sa propre folie. Cela me terrifie. Je suis obligé de le regarder sombrer dans la démence, impuissant.

Ça me tue.

— Tu sais déjà tout, Aimé ! Oui, je n'ai jamais voulu être de la garde royale, oui, j'ai été envoyé pour tuer Sohane et j'ai échoué, car je me suis lié d'amitié avec toi. Oui, je savais que l'auberge prendrait feu, et que vous seriez attaqués, même si vous en réchappiez.

Aimé secoue la tête à n'en plus finir, rongé par une fatigue accablante.

— Toute cette haine contre Sohane, elle n'avait rien à voir avec Delyrne, souffle-t-il. C'était celle de Iáson. Tu le détestais par sa faute et tu as monté cette histoire de vengeance pour me monter contre lui...

Erèbe accorde à Aimé un faible sourire sincère, étouffé par la souffrance qui déchire son corps. Peut-être ne mentait-il pas, peut-être que des remords l'accompagneront six pieds sous terre, mais lorsque sa main glisse le long du bras nu d'Aimé, ma clémence s'éteint. Je plonge la lame dans sa gorge, et d'un seul coup, je m'empare de sa vie.

Ma poitrine se serre, mais je ravale ma douleur. Ce n'est pas à moi de souffrir. Un homme vient de mourir, et même si Aimé m'en veut, il sait tout autant que moi que c'était la seule issue.

Erèbe ne se serait jamais rangé de notre côté. L'un de nous allait y laisser sa vie, et si ce n'était pas lui, cela aurait été Aimé ou moi. Mon choix est vite fait.

Assis sur le cadavre de son ancien camarade, Aimé lève vers moi un regard que je peine à déchiffrer. Au début, je crains qu'il ne m'en veuille plus que je ne l'aurais imaginé, qu'il se retourne contre moi et que sa démence nous mène à notre perte. Mais dans ses yeux, il n'y a rien d'offensif. La lueur qui anime ses pupilles est tourmentée, persistante à cause des larmes qui s'accumulent à l'orée de ses cils. Il porte ses mains tremblantes, maculées de sang, de sueur et de mort sous ses yeux, puis implore d'une voix claire :

— Sohane... ne me laisse pas.

Sa voix me brise le cœur.

Je réfrène mes pulsions pour ne pas le brusquer, mais lorsqu'une larme s'échoue sur sa cuisse, je porte mes doigts sur son épaule et le laisse s'effondrer contre moi. Il blottit son visage contre mon bassin, savourant les caresses que dépose sur sa joue. Il se laisse aller, maintenant qu'il ne reste plus que nous dans cette pièce imprégnée d'une odeur immonde.

Je fléchis à peine les genoux, juste assez pour l'attraper sous les aisselles et le tirer hors du cadavre d'Erèbe. Son poids me fait perdre l'équilibre et je m'étale au sol, Aimé appuyé de tout son long sur moi. Il s'accroche à moi sans relâche, comme s'il risquait la mort s'il s'écartait.

— Tout va bien, le rassuré-je. On est ensemble, tout ira bien.

— Je n'y arriverai pas, confie-t-il.

Je coince son menton entre mes doigts et soulève sa tête pour qu'il me regarde. Ses yeux sont marqués de cernes, tourmentés par des images dont il n'arrivera pas à se débarrasser. Pourtant, même si son esprit semble ailleurs, je crois qu'il me voit.

Je dépose mes lèvres sur les siennes, dans l'espoir que ce contact lui insuffle le réconfort qu'il requiert. 

Ses paupières se plissent alors qu'il encadre ma mâchoire de ses mains, pressant davantage sa bouche contre la mienne, aspirant mon odeur jusqu'à en perdre la raison. Mon cœur bat si fort que j'ai l'impression de l'entendre dans chaque recoin de la pièce, raisonner, ricocher contre les murs, se heurter au sol...

Aimé m'étreint d'une telle manière qu'il m'est impossible de me sentir seul. J'ai déjà été étreint, par mon frère, ma mère, Ares... mais je n'ai jamais ressenti ce réconfort. J'avais toujours froid, comme si une part de moi ne voulait pas y croire. Mais là, contre Aimé, il n'y a pas une parcelle de ma peau qui ne se sente pas apaisée à en mourir. Une étreinte si sincère qu'elle en devient vitale.

Il ne s'éloigne que pour reprendre son souffle, mordillant ma lèvre. Je glisse ma langue contre la sienne, chassant le goût de larme et de sang qui se mêle au sien, mais il ne me laisse aucun répit et revient à nouveau à moi.

Ses bras m'enserrent le torse, m'écrasant sous son poids, et je finis par le laisser reposer sur moi sans un mot, même si son poids me fait mal, me fait suffoquer. Parce qu'il a besoin de réconfort, et je donnerais tout, même mon âme, pour qu'il ne porte plus jamais seul son fardeau.

— Ton odeur me calme, admet-il en enfouissant son nez sous mon oreille, à la naissance de mes cheveux.

Il est si frêle que j'ai l'impression de pouvoir le briser en l'effleurant. Cela doit faire plus de deux heures que nous sommes enfermés dans cette pièce. Deux heures qu'Aimé lutte contre ses démons et souffre sous le poids des reproches de ceux qui ont fait partie de sa vie.

— Laisse-moi reprendre des forces, s'il te plaît.

Je plaque ma paume contre mon front humide lorsqu'il s'installe sur moi, fermant les yeux. Qui aurait cru que l'homme qui a décimé une vingtaine de soldats d'un seul coup, sans une hésitation, serait là, à me supplier de le bercer dans mes bras, l'instant suivant ?

Et qui aurait cru que cela me plairait autant...

— Tout ce que tu veux, mon cœur.

Ses bras s'ancrent à mes hanches comme si j'avais la force de le tirer hors du naufrage dans lequel il s'engouffre. J'ai lutté si longtemps contre mes sentiments pour Aimé que cette situation me terrifie. Plus rien ne me protège, je suis à découvert.

Il sait ce que je ressens pour lui, il sait que son absence me détruirait, que sa présence authentifie mes sourires. Tout ce qu'il me reste à présent, c'est le libre-arbitre de lui faire confiance, de ne pas réfréner mes émotions par peur, et accepter qu'ils se décuplent.

Accepter que le risque d'être blessé n'est pas nul, mais il reste moindre que celui d'être comblé.





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