29


𝓢ohane

I don't wanna be alone

- Donnie Darko





Je ne cesse d'espérer qu'Aimé ait fini par me suivre. Je l'espère depuis que Kölen resserre son emprise autour de mon poignet et que celle-ci me brûle la peau. Le soldat emprisonne mon bras comme si l'envie de m'enfuir pouvait me traverser l'esprit. Sa sollicitude me laisse perplexe, il ne serait pas aussi pressé s'il n'avait pas quelque chose à se reprocher.

Faites qu'Aimé m'ait suivi, je serais prêt à avouer que sa présence est devenue un réconfort quotidien.

            J'arrache mon bras à la main du soldat. Le regard qu'il me lance est si glacial que je ravale ma salive, même s'il ne dure qu'une infime seconde.

            Il me déteste. C'est certain.

            Je ne me sens pas bien, j'ai besoin de savoir qu'il y a une personne autour de moi qui n'a pas envie de me voir mort, et ce n'est pas ce que je ressens en compagnie de Kölen. Je ne ressens ça auprès de personne, hormis peut-être Aimé, ces derniers temps. Kölen revient vers moi d'un pas décidé et lève une main que j'évite.

            — Un problème ? crache-t-il, tentant d'étouffer l'animosité qui porte sa voix.

            — Je ne sais pas, je te retourne la question. Y a-t-il un problème ?

            Je fais de mon mieux pour préserver mon éternelle impassibilité, lui répondant d'un coup d'œil hautain. Ses narines se dilatent de frustration. L'humain n'est pas doué pour dissimuler ses émotions, tout est lisible sur un visage.

            — Ils vont débarquer d'une seconde à l'autre, tu crois pouvoir t'en sortir cette fois ? s'amuse-t-il d'un ton moqueur.

            Prendre ma défense devant le groupe pour gagner notre confiance, puis révéler son vrai visage lorsqu'il parvient à m'isoler. Ce n'est pas si stupide, même pour un Vylnesien. Il me prend de haut, persuadé que je ne vaux rien. Que je n'oserais jamais m'imposer face à lui.

J'agis comme si de rien n'était et lui passe devant pour continuer ma route, tandis qu'il s'agace dans mon dos. La meilleure des réponses à la médisance, demeure l'indifférence.

C'est ce qui a toujours fait effet auprès de mon père. Il ne m'a jamais laissé parler de toute façon, autant que je ne l'ai jamais écouté. Les seules fois où ses paroles m'ont captivé, sont lorsqu'elles portaient sur la légende de l'enfant prodige. L'enfant au sang fastueux qui doit naître d'un parent royal et sauver nos terres de la guerre.

J'ai toujours été persuadé qu'Isayah était fait pour ce rôle, qu'il lui aurait suffi d'accéder au trône pour faire cesser des décennies de lutte. Que son règne aurait été des plus mémorables et aurait changé le cours de l'histoire.

Isayah est mort et je crains que la descendance royale qui mettra un terme à nos malheurs ne naisse que dans les générations suivantes. Voire pas du tout. Je ne verrai jamais Mahr en paix, de même que je ne mettrai pas un pied à Vylnes de toute mon existence.

En attendant, je suis coincé au cœur d'une forêt dont les arbres s'entremêlent et les branches enchevêtrées deviennent un frein à ma survie. Au moins, elles empêchent les soldats Vylnesiens de me suivre à cheval, ce qui leur a coûté de perdre ma trace. Toutefois, je dois quand même supporter Kölen, en sachant qu'il est l'un des leurs, mais qu'il se pense assez discret pour ne pas que je m'en rende compte.

Cet abruti persiste à me suivre, et ose s'emparer de mon épaule pour m'arrêter.

— Ne me touche pas, claqué-je en articulant chaque mot comme s'ils pouvaient lui lacérer la gorge.

— Ah, tu parles maintenant, se moque-t-il.

— Pas avec toi.

Je l'ignore à nouveau et dégaine mon épée afin de trancher chaque branche qui me coupe la route. Un liquide doré s'écoule le long des troncs, à l'instar de larmes que pleureraient les divins. La lune est à peine visible d'ici, les arbres sont trop denses et je perds tout sens de l'orientation.

— Ne me fais pas croire que tu parles à qui que ce soit, rétorque-t-il. Je t'ai observé ces dernières semaines. Tu ferais un piètre roi, personne ne t'écoute.

Il n'a pas tort, mais pour rien au monde je ne lui donnerais raison.

— Je ne comprends même pas pourquoi Aimé obéit à tes ordres, il est bien le seul.

Je pourrais me retourner et lui faire avaler sa langue après lui avoir arraché l'estomac à la main. Je pourrais marteler son crâne de coups d'épée et faire rouler sa tête comme son peuple l'a fait avec mon frère. Mais il n'en vaut pas la peine, je n'ai même pas l'énergie de lui accorder une gifle.

Je ferme mes paupières et imagine que je me trouve dans l'enceinte du palais, dans ma chambre. Je viens de rendre visite à la tombe de ma mère et après y avoir déposé des roses blanches, je m'apprête à m'habiller pour le repas du soir. Un repas auquel je suis convié parce que mon père tient à ma présence. Il a d'ailleurs fait préparer ma tenue au préalable, afin que celle-ci soit accordée à celle de mon aîné et de la sienne. Je n'ai aucune raison de m'énerver, mon corps m'appartient et si je refuse de laisser croître ma colère, alors elle n'a aucun droit de le faire.

Je ne faiblirai pas face aux paroles d'un homme qui n'attend que ça, j'ai appris à maîtriser mes émotions.

— Isayah, à la rigueur, il avait quelque chose. Mais toi...

Tout bien réfléchi... c'en est de trop. Je suis à deux doigts d'enfoncer la lame de ma propre épée dans mon ventre tant la rage me démange. J'ai besoin de faire taire les pulsions qui s'enracinent dans mon cerveau, et qui ordonnent au reste de mon corps de tout faire éclater.

— Qu'est-ce que tu veux ? hurlé-je en l'attrapant par le cou après avoir fait volte-face.

            — Être témoin de la fameuse démence du prince du nord, souffle-t-il, les lèvres incurvées. Il paraît que tu es fou, montre-le-moi.

            Aimé, j'ai besoin de toi.

            Je risque de regretter mes prochaines actions.

            Alors que je suis sur le point de perdre toute notion, je décèle des bruits de pas qui se rapprochent en toute discrétion dans mon dos. Je l'ai laissé me pousser à bout et prendre le dessus au point de faire taire ma vigilance. Je suis misérable.

            — Aimé avait raison ce matin, je ne suis pas des vôtres, s'exclame-t-il alors qu'on attrape mes mains par derrière, fier comme jamais.

            — Non, vraiment ? m'estomaqué-je avec sarcasme.

            Combien sont-ils derrière moi ? Servirait-il à quelque chose que je me défende maintenant, ou suis-je condamné ?

            — Vous avez tué deux de nos camarades.

            — Et je n'en porte aucune culpabilité, avoué-je avant de recevoir un coup de genoux sur ma colonne vertébrale.

            Ma respiration est coupée, pourtant je ne flanche pas, je persiste à rester debout. La rage au bord des lèvres, je dévisage Kölen sans connaître l'effectif d'hommes derrière moi. Celui-ci me sourit avec arrogance. J'aurais mieux fait de lui arracher les yeux lorsque j'en avais encore l'occasion, au lieu de prendre pitié de lui.

            Je cesse de respirer lorsqu'un lien épais me lacère le dos. Je sens mon sang couler le long de ma colonne vertébrale et embraser ma peau sur son passage.

            — Tu es seul, Sohane, annonce-t-il. Qu'est-ce que tu penses pouvoir faire ?

            — Vous tuer, articulé-je. Un par un.

            — L'enfant de l'archer du nord ne viendra pas à ton secours cette fois, susurre le soldat qui vient de me fouetter tel un esclave.

— Je n'ai jamais eu besoin de lui, l'avertis-je, sachant pertinemment que c'est une demi-vérité.

Bien avant qu'il n'ait l'occasion d'ajouter un mot, j'éclate l'emprise qu'il exerce autour de mes poignets. Et me voilà à l'orée d'une énième crise existentielle, quittant la vie des yeux, le temps de supporter le précipice que devient le voile noir qui masque ma vue et ma raison.

Je n'existe que dans la violence.

J'ai beau m'acharner à éloigner tout ce qui représente une vexation, je continue de me dévoiler tel un prince qui n'attend que le moindre élément pour imploser.

Deux d'entre eux sont morts sans que je n'ai besoin de fournir quelconque effort. Ils sont faibles. Très loin du niveau que j'ai acquis au cours de mes années d'entraînement.

Il en reste cinq, sans compter Kölen qui n'est en rien une menace. Je n'éprouve aucune difficulté à venir à bout de chacun d'entre eux, même affamé et épuisé. S'ils étaient ne serait-ce qu'un minimum plus qualifiés, peut-être que j'aurais eu besoin d'une arme. En attendant, les leurs se retournent bien assez contre eux pour les achever. Ils ne sont pas nécessairement morts, mais bien assez mal en point pour ne pas avoir l'audace de se relever.

             — D'accord, souffle Kölen, les mains en l'air et le souffle court. D'accord, tu peux partir, je ne te poursuivrai pas. Je te laisse la vie sauve.

            Je suis tellement exaspéré qu'un rire nerveux m'échappe. Est-il né avec une défaillance cérébrale ?

            — Tu n'as pas besoin de me faire quoi que ce soit, je n'étais pas de leur côté, tu peux me croire.

            Il enfonce ses omoplates contre le tronc d'arbre tant il souhaite disparaître. Seulement, ça le rend encore plus pitoyable qu'il ne l'est déjà.

            Je donne des coups de pied dans les armes de ses camarades qui traînent au sol, afin qu'elles ne lui soient plus à portée de main. Et alors que je lui tourne le dos tant il me désespère, je repère une silhouette dressée au loin.

            Un brun aux cheveux ondulés avance dans ma direction, à bout de souffle, comme s'il avait passé les dernières heures à chercher quelque chose d'introuvable.

Lorsqu'il me distingue à travers les arbres, un soupir de soulagement lui échappe. Il ralentit le pas, ne voyant plus que mon corps debout au centre de cadavres.

Il n'empêche qu'un élément manque à l'appel, je me sens incomplet. J'ai l'impression de commettre une erreur, sans savoir laquelle. Il n'y a rien de plus frustrant que de chercher une chose et ne pas savoir ce que c'est.

Je me retiens de me ruer vers Aimé, le laissant venir auprès de moi sans bouger d'un centimètre. Mais à mesure qu'il avance, il semble reculer, comme si la forêt entière lui refusait de m'approcher. Il se démène dans l'espoir d'abattre les branches qui freinent son avancée, cependant la fatigue l'a affaibli, il manque de s'écrouler à chaque pas.

Il est sur le point de m'atteindre quand je l'entends hurler mon prénom. Enfin, je devine que c'est le cas, car mon ouïe est troublée par un liquide chaud. Ma tête me brûle à en mourir, je n'entends et ne vois plus rien.

Et puis je m'effondre.






Tout ceci est nice

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top