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Il y a deux chapitres ce soir, lisez celui-ci en premier !!
Bonne lecture : )
𝓢ohane
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Trois.
Trois.
Trois.
Ce foutu chiffre refuse de quitter mon esprit.
Aimé suit l'homme venu nous chercher, d'un pas lent. Il me devance, tapote le cuir de sa ceinture, impatient, ignorant ce qui nous attend derrière les portes en fer forgé.
Mais Iáson a dit trois, et même si cela pourrait n'être qu'un chiffre, une entité inconnue, ça m'obsède. À Dagmar, Aimé et moi avons été attaqués par deux Vylnesiens – Aimé en a tué un, tandis que l'autre s'est échappé. Nous avons été trahis par Kölen, qui s'est enfui à son tour, alors que j'éliminais le reste de leur troupe. Un autre pourrait avoir survécu, un lâche qui se serait retiré avant de nous encercler... mais j'en doute.
Oh, Aimé, j'aimerais me tromper, mais je crains que tu ne sois pas au bout de tes peines.
Quand les portes s'ouvrent, mon cœur se fige. Au centre de la pièce, des hommes et des femmes, tous drapés de blanc, forment un tableau si éclatant qu'il m'en donne la migraine. Leur dédain, leur arrogance, leurs traditions mêmes m'oppressent.
Est-il seulement possible de négocier avec un royaume qui n'a nul besoin de nos savoirs médicaux, de nos connaissances scientifiques, ni même de nos ressources ou de nos terres ? Vylnes a toujours cinq longueurs d'avance sur Mahr dans tous les domaines. Nous, nous voulons qu'ils cessent de menacer notre peuple et de semer la mort sur leur passage. Mais eux... que cherchent-ils réellement ?
Le roi n'est pas encore arrivé, et je ne reconnais aucun visage, mais je devine qu'eux, en revanche, savent qui nous sommes. Sans l'ombre d'un doute, ils connaissent Aimé ; cela se lit dans les regards qui le cernent de toute part. Aucun n'en perd une miette.
Pour autant, il ne semble pas leur inspirer le respect, mais plutôt une curiosité malsaine. Ils observent sa stature, la fermeté de ses traits, son regard glacial. Ils scrutent la perfection avec laquelle il porte leur tenue traditionnelle et son silence qui résonne. Pourtant, jamais ils ne s'inclineraient devant lui, ni ne lui montreraient le moindre signe de déférence.
Un homme ose se placer entre Aimé et le mépris de ses pairs, levant une main sous son nez. Il l'observe sans la serrer, les lèvres crispées.
— Aimé, le salue-t-il, les paumes jointes, visiblement mal à l'aise. Je suis Lucius, un ami de votre mère, avant qu'elle ne soit...
Sa phrase se perd dans le silence qui flotte entre lui et le roi de Mahr, tandis que certains se raclent la gorge. Un instant, il ose un coup d'œil dans ma direction, comme si j'étais responsable de cette absence.
— J'étais très proche d'elle, coupe-t-il. Je ne pensais jamais vous rencontrer.
Aimé est si raide que j'ai du mal à le reconnaître. Son regard, impénétrable, transperce ledit Lucius sans un mot.
— Aimé, reprend-il, je ne suis pas votre ennemi. Vous portez du sang royal, rejoignez nos rangs.
Son ton n'a rien d'autoritaire ; il est presque suppliant, comme si... Aimé comptait vraiment pour lui. Comme si sa présence ici était capitale et qu'il voulait éviter tout conflit.
Nous avons été amenés ici pour qu'ils décident de notre sort.
Moi, je suis sans doute condamné. Mais pour Aimé, la décision est plus complexe. Son frère le veut-il mort ou vivant ? Comme ennemi ou comme allié ? Si cet homme s'est risqué à prendre la parole au milieu de son assemblée pour supplier le roi d'un autre pays de se joindre à eux, avec tant de détresse dans la voix, c'est que le sort d'Aimé est déjà scellé.
Je doute que son frère tolère la présence d'un autre héritier du royaume sur ses terres, même s'il semblait troublé de le revoir tout à l'heure.
Je doute également que son retour enchante quiconque ici au conseil.
Ils ne comptent pas ouvrir de débat ; ils nous veulent morts, mais sont assez avisés pour ne pas l'afficher dès notre arrivée, pour éviter de nous pousser à réagir.
Ils nous manipulent.
S'ils avaient voulu en finir rapidement, ils nous auraient éliminés dès l'entrée du palais. Mais non, ils ne cherchent pas la simplicité.
Prévoient-ils de faire de notre mort un exemple public ? De nous faire fouetter ou pendre aux yeux de tous ? D'envoyer nos têtes au palais de Mahr ?
Des milliers de pensées tourbillonnent dans mon esprit, tandis qu'Aimé reste impassible, debout, près de la table qui occupe la majeure partie de la pièce.
— Vous êtes seul, vous avez perdu votre mère et avez été envoyé à Mahr, mais je sais que vous êtes raisonnable. Ne faites pas de Vylnes un ennemi. Vylnes était le foyer de votre mère ; jamais elle n'y a été malheureuse, lui assure-t-il.
Est-il sincère ?
Est-il le seul ici à vouloir compter Aimé parmi ses alliés ? Était-il vraiment proche de sa mère ? Ou cherche-t-il seulement à troubler Aimé pour le déstabiliser ?
— Assez, Lucius, tonne Iáson depuis l'entrée.
L'entrée du roi est saisissante. Dressé au milieu de l'entrée, vêtu d'un habit blanc brodé de fil d'or, qui le couvre de ses poignets à ses chevilles, il nous assène un regard glacial. Un manteau de fourrure drape ses épaules, frôlant le sol lorsqu'il resserre son poing autour du sceptre. Sur son front repose une couronne en or massif, gravée d'un lion majestueux. Je ne sais si cet animal est respecté en ces lieux, mais ce n'est pas la première fois que je le vois. Il est gravé sur les plafonds, sur les murs...
— Je t'ai interdit de t'adresser à lui, cingle-t-il en posant une main sur un fauteuil qui cerne la table.
Derrière lui, deux hommes plus grands que moi entrent, le dos droit, l'allure imposante. Sans s'arrêter à hauteur du roi, ils contournent la table pour se placer de l'autre côté. Un mauvais pressentiment me prend, comme si une étincelle suffirait pour nous emporter, Aimé et moi, bien qu'on soit à deux opposés de la pièce. Je croise son regard une fraction de seconde ; il partage mon inquiétude, même s'il n'en laisse rien paraître. Nous ne pouvons pas leur montrer qu'ils nous ébranlent.
En passant devant Aimé et les inconnus qui l'encerclent, l'un d'eux se fait saisir par le crâne. Aimé l'abat brutalement contre le bois de la table. J'ai à peine le temps de le voir lever le bras que son poing s'enfonce déjà dans la joue de l'inconnu qui grimace, le visage meurtri. Les boucles blondes de l'homme s'enroulent autour des doigts du roi de Mahr, tandis que l'assemblée, effarée, vocifère des mots cruels que je ne comprends pas.
J'ai du mal à respirer.
Que fait Aimé ?
Nous ne sommes pas les bienvenus ici, on est là pour négocier la paix, et il trouve le moyen d'attaquer l'un des hommes du roi ? Un grand brun se précipite sur lui, suivi de cinq autres conseillers qui tentent de saisir ses bras, mais il les repousse d'un geste agressif. Aimé se penche vers sa victime, ses lèvres frôlant presque son oreille, tandis que mon estomac se noue.
Que fait-il ?
— M'as-tu trahi, Erèbe ? crache-t-il, la voix tremblante de rage, les poings serrés, la mâchoire crispée et le front strié de veines.
Et voilà que ce que je redoutais le plus se déroule sous mes yeux. Je ne l'ai pas reconnu, mais il est évident qu'il n'a pas échappé à Aimé, car il soulève de justesse son crâne pour le frapper à nouveau contre le bois.
Lorsque Iáson a évoqué les trois soldats revenus de leur mission à Dagmar, l'idée qu'Érèbe puisse en faire partie m'a effleuré l'esprit. Je ne pensais pas le croiser ici, dans cet espace clos, à suivre les pas du roi comme un animal errant, avec l'audace de se présenter devant nous après plus de trois ans d'absence.
Ce sale bâtard.
Aimé refuse de le lâcher, et bien que je n'aie pas l'intention de l'en empêcher, son souffle s'amenuise au point qu'il est obligé d'ouvrir la bouche pour éviter de s'étouffer. Il perd le contrôle. Je me rapproche de lui en silence, profitant du tumulte du conseil pour contourner la table et me glisser entre leurs corps.
— Réponds-moi ! hurle-t-il.
Cette fois, sa colère le consume. Il ne se contente pas de cogner la tête d'Érèbe contre la table ; il l'abat avec une telle force que le bruit du choc laisse craindre qu'il lui brise le crâne.
— Es-tu un putain de traître, Érèbe ?
L'accumulation de ces nouvelles subites le rend-il fou ? Ou, comme le pensaient les soldats, Érèbe était-il, pour lui, la personne la plus importante de notre voyage ? Sa trahison l'atteint-elle à ce point ?
Sa violence m'est si étrangère... Érèbe gémit de douleur, incapable de s'échapper de l'emprise d'Aimé, et les larmes qui coulent sur ses joues, mêlées au sang de son front, m'inspirent presque de la compassion.
— Aimé, murmure-t-il.
— Oui, ou non ? s'emporte-t-il.
Pourquoi espère-t-il encore une réponse négative ?
— Ça suffit ! s'écrie un dévoué du roi, dégainant son épée pour la pointer sous le menton d'Aimé.
Cependant, il n'a pas le temps d'atteindre son but, car je saisis la poignée de l'arme de son camarade et l'arrache de sa ceinture, contrant ainsi le coup du Vylnesien avant qu'il ne puisse lui faire du mal. L'attention d'Aimé, bien qu'il ne lâche pas Érèbe, se détourne sur l'homme qui tente de s'en prendre à lui, sur la lame suspendue à quelques millimètres de sa gorge, et sur mon bras qui bloque l'impact.
Avant que quiconque ne réagisse et que la situation ne dégénère, je saisis une deuxième arme et la pointe sous la gorge du second haut-gradé qui accompagne Iáson. Je ne le touche pas ; je protège simplement nos arrières, au cas où ils deviendraient une menace pour nos vies.
— Nous voilà dans un sacré embarras, remarque Iáson, installé sur le fauteuil face à nous.
C'est peu dire. Aimé ne nous a guère facilité la tâche. Désormais, s'il veut survivre, il n'a plus qu'à prier pour que les vies des seconds du roi aient de l'importance à ses yeux – suffisamment pour qu'il nous implore de les épargner.
— Personne n'est irremplaçable, Sohane, tu le sais, n'est-ce pas ? ajoute-t-il avec un sourire narquois. J'imagine que tu l'as bien saisi, le jour où l'on a placé un autre sur le trône, sans même être certain de ta mort.
Un autre ?
A-t-il seulement réalisé qu'il s'agissait de son propre frère ? Pourquoi se refuse-t-il à prononcer son nom ? Serait-il à ce point déchiré par le déni ?
Peu importe. Il ne me fera pas croire qu'il est indifférent envers ses subalternes... du moins envers Érèbe.
— C'est ainsi que tu comptes t'en sortir, cette fois ? En menaçant quelques-uns de mes hommes avec un simple couteau de cuisine ?
Son mépris me révulse.
— Tu peux tous les éliminer, si cela te chante. Sur ces terres, c'est moi qui détiens le pouvoir. On peut se passer de n'importe qui, sauf d'un souverain.
Le dos d'Aimé se tend contre mon épaule. Il s'efforce de maîtriser sa colère, mais je sens en lui une rage qui ne cesse de croître. Il fait face à des visages de son passé, ceux en qui il croyait pouvoir avoir confiance, et qui se sont unis dans son dos pour le trahir. Je sais qu'il n'a pas la force d'absorber un tel coup, pas pour le moment en tout cas.
— Que dis-tu ? s'exclame-t-il, la voix serrée. Ce pays ne t'appartient pas ; tu es ici pour le guider, non pour l'asservir.
Sa ténacité me touche, mais je sens aussi sa fébrilité. Le savoir aussi troublé m'attriste. J'ai besoin d'un moment seul avec lui, un moment qui puisse s'éterniser.
Iáson jauge Aimé un instant. L'attention qu'il lui porte diffère de celle qu'il m'accorde. Elle est plus scrupuleuse, moins teintée de mépris. Il se redresse sur son fauteuil, croise les jambes, et maintient sa main sur le sceptre qu'il fait tourner depuis dix minutes. Son silence désapprobateur s'apparente à une torture subtile, tandis qu'il se penche en avant, le coude posé sur la table, son menton reposant sur son poing.
— Depuis quand as-tu un avis qui t'est propre, Aimé ?
— Depuis que tu m'as laissé l'espace nécessaire pour comprendre que ton existence ne régit pas la mienne.
Il ricane. Sa frustration s'immisce dans chaque recoin de la pièce, mais son amusement est vite troqué par un rictus mauvais.
— Cela me peine de t'entendre tenir de tels propos.
— M'entendre dire quoi ? Que je ne pouvais rester éternellement dans ton ombre ? Quel genre d'égocentrique es-tu devenu ?
Iáson retient sa respiration, laissant mon cœur pomper tout le sang de mes veines, alors qu'une angoisse sourde s'empare de moi.
— Non, c'est que... balbutie-t-il, avant de masser son front d'un air abattu. Tu me rattaches à mon passé, je n'aime pas ça.
Je ne suis pas sûr que ça enchante Aimé non plus, pourtant Iáson ignore la sueur qui perle sur ses tempes, ainsi que les faibles tremblements qui agitent ses épaules. Il refuse de voir combien cet échange perturbe Aimé et cela me met hors de moi. J'ai l'impression de me retrouver face à mon géniteur, espérant qu'il s'attarde sur mes sentiments, qu'il me voie vraiment, alors que pour lui, rien n'existe en dehors de son palais et de son pouvoir.
Iáson est de la même trempe.
Aimé resserre son emprise autour de la gorge d'Érèbe. Que ce soit intentionnel ou non, cela lui coupe le souffle et il commence à tousser. La tension palpable entre les murs est si poignante que nul n'ose ciller. Même moi, je crains de me raviser et de baisser mes armes.
— Tu l'as compris, dis-moi ? reprend Iáson.
— Quoi donc ? répond Aimé.
Le roi de Vylnes se redresse et dépoussière ses cuisses. Il prend le temps d'étirer ses épaules, son ventre, ses poignets... puis il se dirige vers les portes de sortie. Avant de les franchir, il se tourne vers son frère et déclare :
— Je n'ai aucune intention de t'épargner.
Mon sang se fige sous ma peau. Aimé hurle le prénom de son aîné pour le retenir, ou du moins pour laisser sa rancœur s'exprimer. Des larmes perlent au bord de ses cils, et si je ne le connaissais pas si bien, si je ne savais combien il est difficile d'obtenir une émotion aussi sincère de sa part, ma peine serait moins vive.
J'ai demandé à Aimé de m'accompagner pour des raisons politiques, qui vont au-delà des simples liens familiaux, mais si j'avais su ce que ça lui coûterait, même si nous devions ne jamais nous reparler et demeurer des étrangers, je l'aurais épargné.
— Tu as rassemblé ton groupe de rustres, et tu t'es vêtu pour me révéler moins d'une heure après notre rencontre que tu envisages de me tuer ? Est-ce tout ce que je mérite ?
Sa voix tremble. Il lâche Érèbe et essuie ses paupières d'un geste brusque, tentant de dissimuler sa colère. Pourtant, chacun peut voir à quel point son frère le touche. Aimé m'a expliqué qu'avant d'entrer au palais de Mahr, Iáson avait été si consumé par la perte de ses aînés, qu'il avait juré de venger leur mort, même au prix de sa propre vie. L'idée que Iáson cherche à lui ravir la sienne doit le ronger. Il ne se battrait même pas pour Aimé si sa mort lui parvenait.
Pourtant, il refuse de franchir les portes et décide de lui faire face.
— Crois-tu que cela ne me touche pas ? Que le seul frère sur qui j'espérais pouvoir compter ait sombré dans la tyrannie que nous détestions enfant ? Qu'il s'adresse à moi comme à un intrus s'étant introduit par la force sur ses terres ? Qu'il désire ma mort ? s'emporte Aimé.
Il me brise le cœur, et je ne pensais pas que c'était encore possible.
— Aimé, murmure Iáson. Que fais-tu ici ?
Il tourne la tête vers moi, et lorsque son regard inquiet se heurte au mien, après que j'aie essayé de lui apporter du réconfort par un hochement de tête, il prend une profonde inspiration. Aimé retrouve de son assurance et répond :
— Je suis ici pour signer un traité de paix.
Iáson ne peut retenir le rire moqueur qui lui brûle la gorge. Ses yeux, empreints de rage, me laissent craindre qu'Aimé ait réussi à le pousser à bout.
— Où te crois-tu, mon grand ? s'esclaffe-t-il. Je ne signerai aucun traité, aucun accord avec Mahr. Je veux voir le sang de tous ses habitants couler !
En vérité, il est encore plus terrible que je ne l'avais imaginé. Il n'a ni morale, ni limite. Sa soif de vengeance dépasse tout entendement. Ce qu'il désire, c'est un génocide, l'anéantissement d'une société entière. J'aimerais pouvoir glisser ma main dans celle d'Aimé et lui assurer que tout ira bien, que rien n'arrivera à Mahr et qu'il ne portera pas le poids d'une telle tragédie. Mais puis-je lui promettre une telle chose ? Comment pourrions-nous nous en sortir, cette fois ?
— Pourquoi ? s'effare Aimé.
— Parce que Mahr a détruit ma vie ! Tu ne sais pas ce que c'est que de vivre sans nom, sans terre ! N'être qu'un orphelin aux yeux du monde, à cause de la trahison de mon père et de la perte de l'identité de ma mère !
Iáson a perdu patience. Désormais, il s'adresse à lui avec une rancœur telle que ses yeux se remplissent de veines enflammées. Il se précipite vers la table, jette son sceptre, et abat ses mains sur le bois avec fracas.
— Cela n'a aucun sens, Iáson, scande Aimé en pinçant l'arête de son nez. Te souviens-tu que je suis ton frère ? Que nous avons grandi sous le même toit ? Cela ne signifie pas pour autant que j'aspire à anéantir Mahr !
Érèbe se laisse glisser au sol, appuyant son dos contre le pied de la table, tandis qu'il éponge le sang qui coule de son front avec sa tunique. Il pleure, et au moment où je m'apprête à déverser ma colère sur lui, je prends conscience que moi aussi, je suis sur le point de céder. Une larme s'écrase sur ma chaussure. Je ne peux pas me permettre de laisser ma faiblesse me trahir devant les personnes les plus haut placées de ce royaume. Je me l'interdis.
— Justement ! s'exaspère Iáson. Comment peux-tu accepter cela ? Oublier la mort d'Adonis et d'Adam ? Celle de notre mère ? La couronne qui lui a été arrachée, sa fierté piétinée ? C'est impardonnable, c'est injustifiable ! Si tu ne le comprends pas... alors tu n'es qu'un étranger à mes yeux. Tu n'es pas le frère avec qui j'ai grandi.
Aimé enfonce ses phalanges dans le bois de la table, écrasé par les paroles de son frère. J'espère simplement qu'il ne finira pas par les croire.
— Les choix d'un homme ne devraient pas entraîner la chute d'un pays tout entier... clame-t-il, à bout de nerfs. Je n'oublie rien des pertes qui m'ont façonné, chacune d'elles m'a laissé des blessures, mais je ne peux pas abandonner mon peuple. Je suis autant de Mahr que de Vylnes, et je ne privilégierai pas l'un au détriment de l'autre.
Aimé se redresse, défiant la fatigue qui voûte ses épaules et les larmes qui le rongent. Il déplace la lame qui entrave sa gorge, et le subalterne du roi, hésitant, abaisse son épée. Devant son frère, séparé par une simple table, il lui accorde toute son attention, sans prononcer un mot de plus.
— Comment tu peux penser ainsi ? se lamente Iáson, dépité.
— Comment tu peux penser ainsi ! riposte Aimé avec fureur.
— Pense à maman, que dirait-elle en te voyant défendre le royaume qui lui a ravi sa vie alors qu'elle n'était pas plus âgée que toi aujourd'hui ?
Aimé est à deux doigts de craquer. Je sens qu'il se bat contre son propre corps. Il enfouit son visage dans ses mains, puis les écrase sur la table, provoquant un sursaut chez les hommes présents.
— Tu n'es pas elle. Je sais qu'elle m'aurait soutenu. Au fond, elle n'aurait jamais souhaité davantage de morts, et c'est précisément ce que tu es en train de provoquer.
Ils échangent un regard chargé par la rancœur et le désaccord. Iáson essuie ses paupières, les lèvres pincées, puis, d'une voix brisée et à peine audible, il interroge :
— Ne l'as-tu jamais aimée ?
Cette fois, Aimé ne s'énerve pas. Non, il laisse échapper un hoquet de stupeur, un souffle bref mêlé de dégoût, de haine et de tristesse qui lui bloque la gorge. Il tire sur le tissu qui entoure son cou pour retrouver son souffle et lorsqu'il répond, il choisit de le faire d'un ton calme. D'un ton calme et d'une intensité cinglante, plus percutante que jamais :
— Tu ne l'as pas vue mourir sous tes yeux, Iáson. Tu ne l'as pas tenue dans tes bras alors qu'elle expirait, te suppliant de survivre à tout prix. Tu ignores tout de la douleur que sa mort m'a infligée. Rien des faux sourires que j'ai dû afficher chaque jour au palais, ni des insultes que je retenais à l'égard d'Ares. Tu nourris ta haine pour des raisons qui t'échappent, te tenant à distance de tout ce qui la concerne. Tu es lâche, affirme-t-il. Te cacher dans l'ombre sans affronter ton père, alors qu'il a pleuré ta mort au point de m'appeler par ton prénom pendant des années. Laisser maman penser que tu avais rejoint nos frères pendant que tu t'amusais à aiguiser une maudite épée pour verser du sang... N'as-tu pas honte ? Elle aurait pu mourir en sachant qu'elle ne laissait pas que son dernier fils derrière elle. Elle aurait pu... nous aurions pu...
Aimé s'interrompt, conscient qu'il est inutile de poursuivre, car Iáson ne veut rien entendre de ses paroles. Il a déversé tout son cœur, mais ne récolte qu'un silence effrayant et une indifférence morbide. Ma poitrine se contracte pour lui. À présent, Iáson nous tourne le dos et franchit le seuil de la porte, laissant échapper, comme derniers mots et sans se retourner :
— Tuez-les.
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