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Chapitre un peu court, le prochain le sera aussi donc il arrivera assez vite vous n'attendrez pas une semaine : )
𝓐imé
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Les flammes lèchent l'air, nourries par l'oxygène. Ma peau devient peu à peu aussi brûlante que l'intérieur de ma poitrine. Me tenir à côté de Sohane sans pouvoir lui parler, c'est de la torture. Alors je prétends que les paroles de Kölen sont les plus intéressantes qu'il soit. Je m'abstiens de couvrir la bouche de Raven d'un bâillon pour qu'elle cesse d'harceler le prince. Je m'oblige même à ne pas me tourner dans sa direction, en vain.
Je lui glisse à l'oreille que je suis apte à quitter le groupe, rien qu'avec lui, à tout instant.
Il ne répond pas, pourtant je traduis dans ses yeux un air de supplication.
— Aimé ? Un problème ? interroge Kölen.
— Aucun, le prince a besoin de prendre l'air, j'assure sa garde, confié-je. Restez là.
Il semble vouloir rétorquer, mais mon regard noir l'en dissuade.
Je me lève et attends que Sohane en fasse de même. Ma main glisse sous son aisselle pour l'aider. L'environnement se fait silencieux, et non pas parce que le prince est sur le point de quitter les lieux. Non, il s'agit d'autre chose. Une seconde s'écoule entre l'instant où il se met debout, et celui où une flèche transperce l'épaule de Tara.
Plus rien n'a d'importance pendant une, deux, trois secondes. Les cris deviennent murmures, mon cœur devient glace et ses battements se dissipent.
Puis la panique resurgit de nulle part. Je reprends ma respiration après une minute, hébété, les tympans couverts. Je me précipite vers Tara et m'empresse de recueillir le corps de mon amie au creux de mes bras avant qu'elle ne s'écroule au sol, tandis que des chevaux hennissent autour de nous. Des hommes masqués nous encerclent, torches enflammées en mains.
Il n'y a rien que je puisse faire en ces circonstances, si je lâche Tara, elle se vide de son sang ; si je ne la lâche pas, je ne peux pas me battre.
Quand cesserons-nous de courir ?
Raven accourt vers moi et s'empare des doigts de Tara pour la rassurer, bien qu'on ne s'entende plus. Nos assaillants continuent d'utiliser le feu pour nous piéger, et hurlent dans une langue que je suis incapable de déchiffrer. Des cendres virevoltent dans l'air qui se gonfle de fumée, et les destriers ne cessent de nous tourner autour. Il n'y a pas la moindre issue, pas le moindre espoir.
Quoiqu'il advienne à partir de maintenant, je ne laisserai pas une personne de plus mourir. Je m'en fais la promesse ; mais ai-je vraiment le pouvoir de protéger tout le monde ?
— Aimé ! s'époumone Sohane.
Il se trouve de l'autre côté du feu, avec Kölen, pourtant, il parvient à m'avertir de l'arc et la flèche qui sont rivés sur moi. Je me baisse de justesse, refusant de lâcher Tara. Quant à Raven, elle s'empare des dagues glissées dans les bandes qui enrobent ses cuisses, et se rue sur l'archer.
Ses deux mains sont armées lorsqu'elle réussit à le faire basculer et à lui planter les lames dans le torse. Elle n'émet aucune hésitation, pénétrant un corps ennemi de sa rancœur, dans un cri de rage qui surplombe le chaos engendré.
Lorsqu'elle se redresse, son mouvement est si brusque que les cendres virevoltent autour d'elle et les flammes se reflètent dans ses pupilles. Ses courts cheveux noirs s'imprègnent de l'humidité et bouclent jusqu'à ses oreilles. Elle est splendide, je dois l'admettre.
— Partez ! hurle Kölen dans notre direction, les mains autour de la bouche pour faire porter sa voix.
Mon regard croise celui de Sohane, je n'ai aucune envie de prendre la fuite d'un côté en le sachant de l'autre. Mais à l'heure actuelle, avec le corps blessé de Tara entre les bras, et le mur de flammes qui nous sépare, je suis contraint de prendre une décision. Même si celle-ci me broie la poitrine. Mes pieds changent de direction, alors que ma tête se raccroche toujours à l'espoir de pouvoir le rejoindre.
Raven prend les devants et s'aventure entre les arbres, n'émettant plus le moindre bruit. En plein cœur de la nuit, l'obscurité régit les lieux, et combinée à l'épaisseur des arbres qui ne laissent pas passer un seul rayon de lune. Il nous est impossible d'y voir quelque chose. On aperçoit nos silhouettes et si l'on se tient assez proches les uns des autres, on devine nos expressions faciales.
Mais, au loin, tout est noir. Tout est froid.
Comme dans mon esprit.
Je n'ai toujours pas accepté la mort d'Erèbe. Il m'est difficile de continuer comme s'il n'avait jamais existé. Mais n'est-ce pas ce en quoi consistent les guerres ? Rencontrer des personnes en sachant qu'elles nous quitteront d'un jour à l'autre. Ne jamais savoir quand, ne jamais savoir où. Mais s'attendre à ce que la mort les cueille et nous contraigne à passer à autre chose le jour suivant, parce que la guerre est loin d'être terminée.
Nous n'avons pas encore fini de courir.
Je me retourne une dernière fois, pour voir Kölen tirer Sohane par la main, et fuir dans le sens opposé.
Mon cœur se fait de plus en plus lourd, d'autant plus quand nos assaillants partent tous dans leur direction. Je m'écroule sur mes genoux, incapable de leur être de la moindre utilité. Je dois faire confiance à Sohane, il est loin d'être faible, il s'en sortira.
Il le doit.
— Qu'est-ce que tu fais ? Tu dois la soigner, elle se vide de son sang, panique Raven, des larmes au creux de la gorge.
Tara sourit. Même dans un tel état, elle pense pouvoir nous rassurer d'un simple geste. Je dépose son corps frêle sur le sol, m'efforçant de le faire avec délicatesse. Ses longueurs blondes s'étendent sur la mousse humide comme si elles cherchaient à s'y enfoncer. Tara ne trompe personne, la douleur qu'elle supporte est telle que ses yeux vibrent sous ses paupières, et ses ongles s'enfoncent dans la terre jusqu'à l'arracher.
— Arrête Tara, la reprend Raven. Dis-moi ce que je dois faire.
— Une pression ferme sur la plaie, indique-t-elle non sans grimacer de douleur. Avec un linge ou un bandage propre.
Les doigts de Raven sont aussi tremblants que les feuilles en automne, mais elle ne réfléchit pas une seconde avant de détacher le bandage qui enrobe sa poitrine.
Je doute qu'elle aurait agi ainsi pour qui que ce soit d'autre.
Ayant déserté l'auberge tôt ce matin aux côtés de Tara pour refaire son bandage dans l'étable, elle n'a pas eu le temps d'enfiler quelque chose par-dessus. Je ne sais pourquoi Kölen se trouvait avec elles, mais ça lui a permis d'éviter la mort.
Seulement, Raven se retrouve désormais torse nu face à moi et je couvre mes yeux d'une main, par réflexe. D'après les geignements de douleur qui s'échappent des lèvres de Tara, je suppose que Raven se charge de son épaule ouverte.
Je finis par m'asseoir au sol, silencieux, sans jamais découvrir mes paupières. Rester immobile pendant de longues minutes me refroidit, je commence à grelotter et la pression descendante ne m'aide en rien.
Si j'avais su que l'homme aux lèvres lacées allait nous envoyer le reste de ses hommes avant que les renforts Mahr n'arrivent, je ne serais jamais resté au même endroit. Je n'aurais jamais pris le risque de garder Sohane ici. C'était si prévisible que je me hais de ne pas y avoir pensé.
Evidemment qu'ils allaient revenir, Aimé.
Evidemment...
— Qu'est-ce qu'il y a, Aimé ? soupire Raven d'un ton blasé. Tu n'as jamais vu des clavicules ? Des épaules ? Ou ce sont mes seins peut-être ?
— Je suppose que si, admets-je en retirant ma main, me sentant soudainement idiot.
Elle me tourne le dos, toujours orientée vers Tara, tâchant de la réconforter comme elle le peut. Ses doigts caressent sa joue et descendent jusqu'à son cœur. Elle plaque sa paume dessus, comme si sentir ses battements pouvait affirmer qu'elle allait survivre.
Ses ondulations noires sont victimes du vent et s'élèvent lorsqu'elle m'accorde un regard.
— Alors quoi, tu as peur ?
— Non, c'est que... bafouillé-je. C'est juste que je ne voulais pas te manquer de respect.
— Très bien, c'est... gentil, confie-t-elle. Mais tu ne me manques pas de respect en gardant les yeux ouverts. Tu le fais en assimilant ma poitrine à quelque chose de sexuel.
J'acquiesce. Les mots ne veulent plus sortir. Ma mère m'a toujours répété que le respect doit être mutuel entre hommes et femmes. Que je ne dois pas faire ressentir à une femme le malaise de dévoiler son corps, que ça doit venir d'elle-même et qu'elle ne doit pas se sentir forcée. Le contexte est différent, mais Raven s'est dévêtue dans la contrainte, alors j'ai pensé bien faire.
— Ce n'est pas le cas, pardonne-moi si j'ai eu une réaction inappropriée.
Raven m'observe, incrédule, puis s'esclaffe.
— En fin de compte, tu peux être marrant, admet-elle. Tu n'es pas aussi stupide que les autres.
Tara gémit de souffrance et se tortille au sol, incapable de gérer l'amont de douleur que lui provoque sa plaie. Raven englobe sa main des siennes et peine à contenir son angoisse aussitôt retrouvée. Bien que sa nudité ne m'interpelle pas plus que ça, je constate qu'elle tremble de froid, elle aussi. J'ouvre ma veste et la lui glisse sur les épaules sans lui demander son avis.
Elle ne me remercie pas, mais ne me la rend pas non plus. Je sais combien ça lui coûte d'être reconnaissante envers nous, elle fait toujours en sorte de se tenir loin des troupes, afin de minimiser les échanges. Elle ne veut rien recevoir de nous. Ni conseil, ni ordre, ni service. Elle abhorre le fait de se sentir redevable.
— Merci, murmure-t-elle.
Je lui offre un large sourire. Ses yeux rencontrent le sol, et le visage marqué de douleur qui nous relie. Si ce n'était pas pour Tara, je ne serais pas ici, en sachant Sohane de l'autre côté. Mais je me dois de faire la part des choses, Sohane est plus fort que moi. Avec ou sans mon aide, il survivra. Après tout, il est venu à bout d'une légion entière seul. Il a survécu seul au palais. Il a affronté son père et tout un peuple seul. Même si ça ne devrait en rien être le cas, la solitude est ancrée dans ses gênes et ne l'a jamais empêché de survivre.
La brune s'assoit aux côtés de Tara et je l'imite, afin de maximiser nos chances de réchauffer nos corps. Ses paupières vacillent, elle manque de sombrer à maintes reprises, et lorsque sa tête bascule, je la réceptionne doucement sur ma main.
Mon cœur se brise à la vue du torse frigorifié de Tara, qui tremble à même le sol, et de celui de Raven qui ne tient plus assise tant la fatigue la freine.
J'admets qu'après avoir passé ces dernières semaines auprès d'elles, elles ont gagné une place dans mon cœur. Un peu comme celle qu'occuperait un membre de ma famille, celle de mes petites sœurs. Et ce sentiment d'impuissance croît lorsque je les vois souffrir.
La joue de Raven glisse sur mon épaule lorsque j'attire Tara pour la serrer contre moi. Je tente de ne pas ménager son épaule, tout en la réchauffant de ma chaleur corporelle.
Elles dorment paisiblement contre moi, pendant ce qui me semble durer une éternité. L'épuisement ne m'épargne pas non plus, mais je ne m'autorise aucun moment de répit. S'il venait à leur arriver quelque chose à cause de mon manque d'attention, je ne me le pardonnerais jamais. J'ai déjà failli à la protection de Tara une fois, et je me suis haï pour ça.
Il est hors de question que ça se reproduise.
Après une bonne demi-heure, Raven émerge enfin. Ses cils noirs papillonnent dès lors qu'elle tente d'ouvrir ses paupières.
Elle réalise que sa tête est appuyée sur mon épaule et que Tara repose entre mes bras. Son regard me fuit, tâchant de dissimuler son malaise et se contente de murmurer :
— Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ?
— J'en ai aucune idée, réponds-je.
Mes doigts gèlent. Après n'avoir rien mangé de la journée en ayant été attaché à un arbre, je me sens si faible que je pourrais m'évanouir d'une seconde à l'autre.
Si l'on venait à être attaqués, je ne pourrais défendre personne.
— Je ne suis pas rassuré de savoir Sohane là-bas, soufflé-je.
— Surtout avec Kölen, ajoute-t-elle.
— Tu ne lui fais pas confiance ? paniqué-je. Je croyais que vous le connaissiez.
— Je ne l'avais jamais vu avant que tu ne l'agresses ce matin, admet-elle, inquiète.
S'il n'était pas avec les filles dans l'étable, ni dans l'auberge auprès du reste des soldats, alors...
Mon sang se frigorifie sous ma peau et mon estomac fait un tour sur lui-même. Il se pourrait que Sohane soit poursuivi par des hommes qui veulent sa mort, accompagné de l'un d'entre eux.
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