27
𝓢ohane
❦
Now over and over
I keep going over
The world we knew
- Frank Sinatra
Je ne me suis jamais senti aussi épuisé, enfin, excepté le jour où j'ai vu ma mère mourir.
J'ai passé la journée accroché à un arbre, à l'instar d'un animal insignifiant. Aimé est resté silencieux et des heures sont passées sans qu'on parvienne à délier les cordes qui strient nos poignets. Cette situation est humiliante, mais je ne baisserai la tête pour rien au monde. Je persiste à fixer la fleur rouge qui pend sous mes yeux, comme si un miracle pouvait débarquer d'un moment à l'autre.
Je devine presque le soleil se coucher au-delà des arbres qui nous surplombent. Dagmar est connu pour ses habitants calmes et ses ruelles florales, pourtant ce qui marque l'esprit des gens est encore une fois originaire de rumeurs. Je ne peux le nier, en entendant les mêmes dires se répéter dans la bouche de centaines de personnes, on finit par y croire.
D'après une vieille légende, Dagmar serait une ville construite autour de la forêt, car elle posséderait en son sein des fleurs aux multiples vertus. Certains affirment qu'elles sont reconnaissables de leur couleur écarlate, et que seuls les êtres méritants parviendront à les trouver.
Je ne sais si ce que j'ai sous les yeux est pourvu d'une quelconque particularité, mais sa couleur ne peut m'encourager à détourner le regard.
Je me demande si – comme on le dit – elle peut guérir même les pires blessures, affûter nos sens, nous faire avoir des hallucinations, nous rendre vulnérables...
Peut-être s'agit-il de la fleur qu'ont utilisé les Vylnesiens pour empoisonner notre oxygène.
— J'abandonne, coupe Aimé.
Je l'observe, dubitatif.
— Je suis incapable de tenir aussi longtemps. Combien de temps peux-tu passer sans prononcer un mot ?
Il s'est abstenu de parler toute la journée, en attendant que je le fasse en premier ? L'idée me semble ridicule, Aimé est une personne si simpliste. Ça doit être affreusement facile de vivre avec un esprit tant léger, pour qu'il ait le temps de se défier lui-même sur de telles choses. N'a-t-il aucun trouble qui ennoie son esprit dès le moindre silence ? Aucune voix qui l'immerge de doutes et de questions sans lui laisser une seconde de répit ?
— Je crois que je deviendrais fou à ta place. Tu te parles tout seul, dans ta propre tête, comme si t'étais le seul qui pouvait t'écouter.
Il recommence à se débattre, en vain.
— J'aurais trop peur d'y laisser la voix.
Ses liens se fragilisent et s'effilent, bien que je doute qu'ils puissent être brisés un jour.
— Je suis sûr que j'ai perdu l'usage de mes mains à cause de ces incapables, se plaint-il.
J'éclate de rire. Peut-être parce que je suis à bout de nerfs ou impacté par l'aura de la forêt. Tout ce qui importe, c'est que pendant des années, l'idée même de mériter le bonheur me semblait hors de portée. J'ai toujours cru que ce serait un sentiment continu, pourtant, ces derniers temps, nombreuses ont été les fois où je me suis retenu de sourire face à Aimé.
Et aujourd'hui, juste parce que Aimé est Aimé – insouciant, bavard et enfantin – je ris. Entendre ma propre voix vibrer d'amusement m'étonne autant qu'elle m'effraie. J'essaie d'agir comme si c'était quelque chose d'ordinaire, et que n'importe qui pouvait m'arracher un sourire juste en parlant. Mais lui comme moi savons que ce n'est pas le cas.
— Je n'ai jamais vu quelqu'un enchaîner autant de mots à la seconde, m'esclaffé-je.
Aimé se fait soudainement silencieux. Il ne dit plus rien et je n'ose pas regarder dans sa direction. Son visage bascule sur le côté lorsque je m'oblige à détailler sa réaction. Ses traits sont détendus, pratiquement attendris, tandis que je ne fais que me crisper. Mes joues chauffent pendant qu'il me fixe comme s'il espérait pouvoir rendre mon expression éternelle.
Aimé m'a fait rire. Il m'a fait rire.
J'aimerais pouvoir tâter mes lèvres du bout des doigts pour constater qu'elles sont incurvées. M'assurer qu'il s'agisse bien de la réalité.
— Tu as souri. Avec les dents, insiste-t-il, lui-même, le visage rayonnant et les lèvres tirées de part et d'autre. Sohane Kihara a souri.
Mal à l'aise, je tourne la tête dans la direction opposée. Je m'en veux de lui donner autant de mes faiblesses, et à chaque fois, je finis par ajouter un élément de plus sur la liste. Je ne veux pas qu'il croie exercer une quelconque influence sur moi, ou qu'il se pense spécial.
Il n'est rien, si ce n'est un soldat arrogant qui possède plus de pouvoir que nécessaire, et un père que j'aurais rêvé avoir.
"Maintenant, tu peux. Je veille à ce qu'il ne t'arrive rien"
"Dors Sohane, s'il te plaît"
Merde.
Je m'appuie davantage contre le tronc, épuisé. Les écorces picotent à peine assez ma nuque pour me tenir éveillé, sans mentionner le fait que la nuit s'installe à petit feu. Alors que je commence à somnoler, Aimé se met à siffloter un air de musique anodin.
Je suis sûr qu'il ne s'en rend même pas compte, il agit comme un gosse lorsqu'il est avec moi. Mon sang se chauffe à nouveau sous mes pommettes, je crois que j'aime l'idée qu'il se sente assez à l'aise en ma présence pour laisser l'enfant endormi en lui, revenir à la surface.
Un bruissement de branche craquée attire mon attention. S'il s'agit de l'homme aux lèvres cousues, je n'aurai jamais la force de me défendre. Et je préfère encore m'ôter la vie, que la lui livrer entre les mains.
— Raven ! s'exclame Aimé à la vue de trois personnes qui débarquent devant nous.
— C'était si désespérant que t'es ravi de me revoir ? se moque le concerné.
L'infirmière et deux soldats approchent, dont celui qui a frôlé la mort à cause d'Aimé il y a quelques heures. Je ne peux concevoir qu'il puisse agir de façons aussi diamétralement opposées.
— Arrête de tergiverser et détache-moi. Je ne sens plus mes doigts, et j'ai besoin de vider ma vessie.
— Si tu pouvais arrêter de te plaindre deux secondes, s'exaspère-t-il. Ça ferait du bien à tout le monde.
Il n'a pas besoin qu'il intervienne, car l'infirmière et l'autre soldat sont déjà en train de couper ses liens. Je sais que le regard qu'il me lance est empli de pitié, parce que je suis le prince, et que c'est à moi d'attendre d'être libéré. Mais je ne veux pas de son empathie, je suis né en deuxième pour vivre en tant que second toute ma vie.
Ce n'est pas comme si je n'avais pas eu tout le temps de m'y habituer.
Après tout, c'est compréhensible, je n'ai jamais vraiment interagi avec aucun d'entre eux. Ils n'ont aucune attache personnelle pour ma personne, si ce n'est le fait que je sois leur prince. Quant à Aimé, il voyage, mange, dort et reste à leurs côtés depuis des jours.
On tient à lui. Pas à moi.
Aimé s'approche de moi, dague en main, et tranche les cordes qui enserrent mes poignets. Il se contente de toucher ma peau pour s'assurer que les traces ne sont pas indélébiles, puis me laisse partir.
— Toutes mes excuses, soldat. J'ai perdu mon sang-froid, annonce-t-il en direction de l'homme qu'il a manqué d'achever.
— Aucun souci, rétorque celui-ci. J'aurais sûrement agi de la même manière si j'avais perdu la personne la plus importante à mes yeux.
Est-ce ainsi que nos hommes considéraient leur relation ? Erèbe était-il la personne la plus importante aux yeux d'Aimé ? J'ai conscience qu'ils ne se sont pas lâchés une seule fois depuis leur rencontre lors des premières épreuves, mais de là à le qualifier ainsi... L'intérêt qu'il lui portait était-il si grand ? Grand, au point qu'on ne puisse les dissocier. J'ai toujours pensé qu'ils se côtoyaient par dépit, parce que ni l'un ni l'autre n'avait la compagnie qu'ils désiraient à leurs côtés. Mais peut-être que je me suis trompé, et qu'ils tenaient l'un à l'autre, plus que je ne l'aurais cru. Est-ce normal que ma poitrine se creuse ?
— Ton nom ? l'interroge mon second.
— Kölen, à votre service.
Il lui serre la main, comme si son respect lui était dû, tandis que je me tiens à leurs côtés, tel un imbécile qui n'a sa place nulle part. Aimé se fait pardonner une tentative d'assassinat en moins d'une minute et hérite même de sa reconnaissance. Quant à moi, je suis hué par mon propre pays pour des actes non commis et aucun homme du peuple n'aurait l'idée de m'honorer.
Peu importe, ça ne fait aucune différence, au final je serai sur le trône, pas lui. Même si parfois je me dis qu'il le mériterait plus que moi.
— Des nouvelles ? questionne Aimé.
— En fait... oui, répond l'infirmière. L'annonce de l'attaque a circulé dans toute la partie nord du pays, jusqu'au palais. Tout le monde sait où le prince se trouve.
— Merci Tara, glisse Aimé en frottant sa nuque, comme s'il se souciait vraiment de la dernière information énoncée. On ne peut pas rester là, Sohane est en danger.
— Le prince ? le corrige Kölen, les sourcils froncés. Il est en danger partout, et nous le serons aussi si nous reprenons la route ce soir.
Aimé lui lance un regard mauvais.
— Je ne peux pas me permettre de risquer sa vie en dépit de la nôtre, siffle-t-il.
— Elle ne vaut rien de plus ici. Il est un soldat en mission, comme chacun d'entre nous.
— C'est l'héritier du trône, que tu le veuilles ou non, cingle Aimé d'un ton intransigeant.
Par instinct, il se déplace devant moi et se sert de son corps pour faire bouclier au mien. Ce n'est que de quelques centimètres, mais l'intention demeure la même.
— Le reste de la nuit, c'est tout ce dont nous avons besoin pour récupérer des forces avant de reprendre la route, supplie Kölen, la main plaquée sur le cœur.
— Il n'a peut-être pas tort, intervient Tara.
Raven s'ajoute alors au cercle, déposant sa main sur l'épaule de ladite Tara.
— Tu es fatiguée ? On ne bouge pas d'ici ce soir Aimé, tranche-t-il.
J'ai envie de me moquer de mon propre sort. Un prince héritier à qui on ne demande même pas l'avis.
Aimé recule d'un pas, saisissant ma main. S'imagine-t-il qu'il me protégera ainsi ? Ou qu'il me protégera tout court, d'ailleurs ? Je n'ai jamais eu besoin de lui pour survivre, et ça ne commencera pas à compter d'aujourd'hui.
— Très bien. Mais s'il lui arrive quelque chose, vous y passez tous, s'emporte-t-il.
Je sens sa frustration se répercuter à travers l'emprise qu'il exerce autour de ma main. Derrière lui, je me rends compte que je peux à peine deviner le dessus de ses boucles, contrairement à la première fois où je l'ai vu. Sa carrure s'est élargie, il a pris en assurance, mais il a surtout grandi. C'est là que je me souviens qu'Aimé a à peine la majorité, il n'a pas encore terminé sa croissance.
C'est encore un gosse qui entame la guerre lors de sa période de développement. Une période durant laquelle les changements les plus importants vont s'opérer.
— Allumez un feu, ordonne-t-il.
Tara s'exécute. Elle rassemble des morceaux de bois, accompagnée de Raven qui semble toujours agacé. Aimé s'approche d'elle et lui enlève les branches qu'elle porte à bout de bras d'un air désolé.
— Pardonne-moi Tara, tu n'as pas à le faire, je peux m'en charger tout seul.
— Elle n'a pas besoin d'être assistée, la défend Raven. Elle est bien assez forte pour porter des branches, ce n'est pas parce que c'est une femme qu'elle en est incapable.
— Tu es toujours sur la défensive, soupire mon second. Ce n'est pas parce que c'est une femme qu'elle doit se sentir obligée d'exécuter les ordres que je donne, c'est tout. Evidemment qu'elle en est capable.
Le soldat fait une moue à moitié satisfaite et continue d'aider Aimé à allumer un feu au milieu des bois. Si l'idée est de se faire remarquer en pleine nuit, ils sont sur la bonne voie ceci-dit.
Kölen se charge de rassembler cinq pierres assez plates sur lesquelles on peut s'asseoir. Moi, je les regarde faire, ne sachant comment me rendre utile, ou s'ils désirent même mon aide. Je n'ai jamais eu affaire aux cohésions de groupes, dépourvu de tout statut. Comment me comporter lorsque je ne suis pas Sohane Kihara, prince de Mahr, mais un simple soldat en mission comme l'a dit Kölen ?
Un malaise s'installe et je réalise que quatre paires d'yeux sont rivées sur moi, attendant que je me joigne à eux autour du feu. Je m'installe sur la dernière place vacante, entre Aimé et Raven, ayant Tara face à moi. Kölen lui est sur la droite de mon second, commençant déjà à accaparer son attention.
Ils ne font que parler de matériel, d'équipement qualitatif, de déplacements parfaits... mais c'en est assez pour qu'Aimé soit totalement tourné dans sa direction.
— Il s'est passé quoi ? me demande Raven.
J'essaie de lui répondre. Je jure que j'essaie. Mais aucun mot ne s'échappe de mes lèvres, alors je détourne le regard. Je n'ai pas pour habitude de converser comme s'il s'agissait d'une discussion amicale. Je n'ai pas pour habitude de converser tout court.
— Elle n'a rien de dangereux, relativise Tara d'un sourire adorable. Même si elle peut être intimidante au premier abord, je l'admets, Votre Majesté. Vous pouvez lui répondre sans crainte.
Elle. Un de nos soldats est une femme ? Raven remarque ma crispation la seconde qui suit. Ses pommettes se teintent de rouge, tandis qu'elle fusille Tara du regard.
Un lourd silence s'impose entre nous, même s'il ne peut combler le malaise qui règne désormais.
L'infirmière se sent coupable, ses traits se décomposent alors qu'elle prend conscience de l'erreur qu'elle a commise. Enfin, il aurait s'agi d'une erreur si elle l'avait confié à quelqu'un d'autre, moi je n'ai aucun intérêt à la dénoncer.
Qu'elle soit une femme ou un homme m'importe peu. Du moment qu'elle obéit et est efficace. Et puis, je n'irai jamais donner raison à mon père en lui avouant qu'une femme a intégré nos troupes sans que je ne le remarque. Il suffirait qu'il l'apprenne pour que je sois banni du palais.
Elle a d'autant plus de courage que chacun d'entre nous. Non seulement elle risque sa vie au combat à nos côtés, mais en plus, elle est sous constante pression. Si les soldats apprennent sa véritable identité, ils la tueront, après lui avoir infligé je ne sais quelles souffrances insoutenables.
Il n'y a plus de troupes de toute façon. Tout ce qui reste de notre excursion ce sont trois soldats, une infirmière et moi-même. Autant prévoir la réaction de mon père.
Il tirera profit de cette défaite dès mon arrivée au château pour faire circuler la nouvelle : Sohane Kihara est incapable de mener ses soldats à bien lors d'une mission. Il les a tous envoyés à la mort et a pris la fuite avec quelques fugitifs. Vous comme moi savez que c'est déjà arrivé auparavant, on ne peut lui faire confiance.
— Sans vouloir vous manquer de respect, lord Sohane, je ne renoncerai pas à la mission qui m'a été confiée, tranche Raven. Je me fiche que vous m'en pensiez incapable.
Je secoue la tête, juste assez pour lui faire comprendre que son histoire m'importe peu.
— Pas de gorge tranchée, alors ?
Je réitère ma réponse muette en même temps qu'elle adresse un sourire satisfait en direction de Tara. Le genre de sourire qui veut dire j'ai enfin une raison de l'apprécier.
Seulement, je ne suis pas davantage ouvert à la parole. Tara essaie d'engager la conversation et Raven de la maintenir active, mais je n'y prends jamais part. C'est au-dessus de mes forces. Peut-être qu'un jour je pourrais m'étaler sur ma vie sans penser que j'ennuie les autres.
En attendant, ce n'est pas le cas.
— Aimé nous a parlé de l'incident qui est survenu. La mort d'Isayah, s'aventure la brune. Est-ce vrai que...
Elle n'a jamais osé finir sa phrase. Peut-être est-ce dû au teint livide qui immerge ma peau, ou à la noirceur qui enténèbre mon regard. Peu importe. Que personne n'ose évoquer le nom de mon grand frère face à moi.
Déjà que je n'étais pas à l'apogée de ma forme, désormais je me sens presque nauséeux. Je ne veux pas me souvenir des étapes de cette nuit morbide où j'ai perdu mon aîné.
C'est dans ce genre de situation que je me souviens combien ça me pèse d'être en communauté. Et si avec Aimé je n'étouffe pas, ce n'est pas le cas avec les autres. Si on continue de m'interroger, je risque de manquer de souffle. En fait, c'est déjà le cas. Mes paupières se ferment d'elles-mêmes, et alors je prête attention à la conversation adjacente.
— Non, je ne suis au palais que depuis quelques mois, s'esclaffe Aimé.
— Et tu es déjà bras-droit du prince ? s'estomaque Kölen.
Exactement, bienvenue à Mahr. Le pays où l'injustice circule dans le sang des habitants.
— Crois-moi, je n'ai jamais eu mon mot à dire.
— Et alors ? Tu diriges des soldats du haut de tes dix-huit ans, en habitant Mahr depuis quelques petits mois, s'emporte le soldat. Tu ne vas pas te plaindre !
— C'est uniquement grâce à mon père. Je ne m'en vante pas.
— Ton père est le plus grand archer de l'ancienne génération, son nom est gravé dans les murs du palais, mais c'est ton nom à toi que tout le monde a en bouche ces derniers temps.
— Si tu savais comment ça me passe au-dessus de la tête.
— J'appelle ça de l'ingratitude.
Sa voix résonne avec un brin de jalousie. Si j'étais candide, je dirais qu'il l'envie un peu. Mais je suis habitué au vice : il désire sa place, ça se ressent.
Kölen ajoute quelque chose d'inaudible, ou bien je perds simplement connaissance. Je sens à peine mes doigts lorsqu'Aimé se penche vers moi, et murmure :
— Tu veux aller faire un tour ? Je pourrais sentir ta nervosité de l'autre côté de la forêt.
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