26

𝓢ohane







Pas un cauchemar n'altère mon sommeil quand il est là, c'est pourquoi j'aime dormir près d'Aimé. Mon esprit n'est pas hanté par des souvenirs morbides, ou des peurs infondées. Je suis simplement endormi, bercé et apaisé. Mais bien que la fatigue m'accable très vite, mon sommeil n'en reste pas moins léger.

Dès lors qu'Aimé retire ses mains chaudes de sous mon haut, quelques heures après que je me sois endormi, mes paupières s'ouvrent. Il me décale en douceur, tachant de ne pas me réveiller tout en s'extirpant de mon étreinte. Je feins d'être toujours plongé dans un sommeil profond lorsqu'il s'assoit à côté de moi et m'assiège d'un regard lourd, presque trop lourd à supporter, si bien que je le soutiens encore les yeux clos.

Il se redresse et s'éloigne de moi sans un bruit, mais ça ne m'empêche pas de l'entendre s'épousseter les genoux et écraser les feuilles mortes qui se dressent sur son chemin. Aimé ne peut pas être discret, pas quand je reconnais le moindre des gestes qu'il fait les yeux fermés. Il prend ses distances et, quand je suis persuadé qu'il n'est plus là, je me redresse à mon tour.

Où est-il allé ?

Les larmes me montent aux yeux si vite que je frotte mes cils du revers de la main, dans un geste brusque et acharné. Il est hors de question que je pleure une fois de plus, j'en ai fini d'être aussi faible et excessif.

Tant que je ne connaîtrai pas ses raisons, je m'interdis de laisser mes pensées me blesser plus qu'il ne le fait. J'attends son retour, assis au milieu d'un tas de pétales scintillants qui n'ont de cesse de tournoyer autour de mes épaules, assez longtemps pour qu'ils finissent par s'éteindre contre la terre. Aimé ne revient pas. Il a disparu au milieu de la nuit, et maintenant, j'ai peur qu'il ne soit pas juste parti faire un tour.

Et s'il m'avait laissé ?

Je secoue la tête, incapable d'appréhender cette possibilité plus longtemps. Le cou parsemé de frissons et les mains tremblantes, je me relève pour le retrouver. Il n'a pas pu aller bien loin.

Je l'espère.

Je sillonne le chemin de terre que l'on a parcouru un peu plus tôt dans la soirée, à la recherche d'une silhouette familière, mais mis à part son odeur qui flotte dans l'air, il ne reste rien de lui.

À l'orée du lac, au milieu de deux habitations délaissées et de branches brisées, je perçois des sanglots, étouffés par le roulis des vagues sur le rivage. Aimé est assis au bord de l'eau et même si je ne vois pas même un tiers de son visage, j'aperçois les larmes rouler le long de ses joues. Il pleure à n'en plus finir, si bien que je peine à faire un pas de plus, de peur de m'écrouler à côté de lui. Je ne pensais pas que le voir aussi abattu pouvait m'assiéger à ce point. En vérité, avoir sous les yeux Aimé, les joues humides, les cernes creuses et les yeux vitreux me tue plus que je ne pourrais l'expliquer.

Comme si la moindre larme qui lui échappait s'entassait dans les tréfonds de mes poumons, pour m'étouffer un peu plus.

C'est un sentiment de mal-être pur qui me ronge de l'intérieur.

Je me plante juste à côté de lui, les phalanges blanches et la gorge serrée, quand il lève enfin la tête.

— Ah, s'exclame-t-il, essuyant ses paupières rougeâtres. Je t'ai réveillé ?

— Non, je n'arrivais plus à dormir depuis un moment.

Je mens.

Je ne veux pas qu'il se sente coupable. Il n'arrive pas à me faire face, il est à la limite de me tourner le dos. Si je ne me penchais pas en avant, je ne verrais même pas son oreille. Aimé marmonne des mots inintelligibles, la bouche recouverte de sa main tremblante.

— Je ne comprends pas, Aimé.

— J'avais juste besoin de... m'aérer la tête.

Un long soupir m'échappe. Ce n'est pas qu'il m'exaspère, c'est juste que je ne l'ai jamais vu aussi mal et je ne sais pas comment l'aider. D'autant plus qu'il ne veut pas que je lui vienne en aide, sinon, il se confierait à moi.

— Je suis censé te dire de respirer tranquillement et retourner me coucher comme si des larmes ne coulaient pas jusque dans ton cou ?

Il déglutit en silence.

— Tu ne veux vraiment pas qu'on en parle ? insisté-je.

Il reste muet.

— Très bien, on n'en parlera pas, mais je ne te laisserai pas seul.

Installé à ses côtés, les jambes étendues sur la terre ferme, je m'appuie sur mes paumes et lève la tête vers le ciel. Il est ciselé par les longues branches qui zèbrent son étendue bleue nuitée, mais ça ne nous empêche pas de percevoir les scintillements des étoiles qui s'égarent. Cette nuit est l'une des plus belles qu'il m'ait été donné de voir, en partie parce que je ne garde plus aucun souvenir de celles que j'ai partagées avec ma mère et parce que j'ai passé deux ans à ne voir que du noir. Ou surtout, parce que ce soir, Aimé est avec moi.

— Retourne te coucher, je ne vais pas tarder.

— Ce que tu peux être borné...

Je sens que ses épaules se contractent et qu'une nouvelle vague de tristesse est sur le point de l'assiéger. Il dissimule son visage entre ses paumes, sauf que ça ne m'empêche pas de l'entendre sangloter. Je n'ai jamais été préparé à voir quelqu'un que je porte dans mon cœur vomir sa douleur et verser des larmes qui ne peuvent être retenues. La terre a-t-elle déjà été aussi silencieuse, ou suis-je incapable d'entendre autre chose que son agonie ?

Je plonge mes mains au fond de mes poches, mes doigts effleurant du sable perdu, vestige des nuits où nous nous sommes aimés sans en avoir conscience, sans jamais le dire. Nous n'avions rien à perdre, ignorant alors que nous vivions pour ces instants passés ensemble, qu'ils soient de joie, de dispute ou d'amour. Lui et moi, nous ne nous sommes jamais sentis plus vivants qu'en étant l'un près de l'autre. Si je pouvais retourner à cette époque, où je croyais encore être incapable de ressentir quoi que ce soit, où ma seule ambition était la vengeance et la montée des échelons, où je pouvais agir sans me soucier de son affectation, le ferais-je ? Ou ces nuits de silences mêlés de vacarmes, qui s'imprègnent sous ma peau et prennent la forme d'odeurs sucrées qui me suivent durant mes journées et remplacent mes cauchemars du soir, me manqueraient-elles ?

La réponse est évidente.

Je ne pourrais pas survivre sans lui.

Je laisse le sable se disperser au sol, lorsqu'Aimé déclare :

— Je ne comprends pas pourquoi je suis triste. Je ne sais même pas si je suis triste ou simplement furieux, mais j'ai envie de tout envoyer valser !

Son ton me fait sursauter. Je n'ai pas l'habitude de l'entendre crier, encore moins de le voir céder à la panique. Il me rappelle mes propres tourments : le cœur prêt à rompre dans ma gorge, le souffle haletant, l'impression que l'air manque autour de nous. Il se noie dans ses émotions, sans savoir comment y échapper.

— Pourquoi ce soir ? s'emporte-t-il. Pourquoi je ne supporte plus rien ce soir en particulier ?

Je tends la main vers son visage, mais je la baisse aussitôt lorsqu'il abat la sienne sur le sol qui nous sépare, ses phalanges blanchissant sous la pression.

— Je ne sais même plus pourquoi je suis furieux, maintenant, rage-t-il en serrant les poings. Et pourquoi Iáson ne m'a-t-il donné aucun signe de vie ? Pourquoi m'a-t-il abandonné ? Je croyais qu'il m'aimait !

Des larmes perlent sur ses pommettes, tandis que des veines gonflent le long de ses tempes, jusqu'à son front. Ses yeux rougis expriment un chagrin violent, et, bien que je meure d'envie de le réconforter, une part de moi hésite, troublée par sa colère qui échappe à tout contrôle.

— Est-ce qu'il y a quelque chose chez moi qui cloche, qui vous pousse tous à me quitter ? Adonis, Adam, Iáson, ma mère, mon père... énumère-t-il, comptant sur ses doigts. Et toi, dis-moi ? Qui me reste-t-il ? J'ai tout donné ! J'ai fait de mon mieux, peut-être maladroitement, mais j'ai fait tout ce que j'ai pu !

Mes lèvres tremblent. Mes doigts se figent devant mon visage, incertains, tandis qu'Aimé se penche vers moi, me dominant d'une tête. Je déglutis péniblement, le regard rivé sur ses mains, crispées dans ses cheveux comme s'il allait les arracher.

— Qu'est-ce que tu as mal fait ? Qu'est-ce qui se passe ? murmuré-je, la voix presque cassée. Arrête de crier.

— Tout ! Ou peut-être rien... J'ai tout fait de travers, et pourtant, je n'ai rien fait du tout... Sohane...

Ses sanglots brisent mon cœur, ce cœur en mille morceaux que je ne saurai jamais recoller. Il murmure mon prénom, mais sa voix s'effondre en plein élan. Ma tête s'incline malgré moi, jusqu'à ce qu'une larme vienne s'accrocher au bord de mes cils. Cette douleur lui appartient, c'est à lui de s'en délivrer, mais le voir ainsi me bouleverse tellement que les larmes coulent d'elles-mêmes.

— Oui, vas-y... dis-moi ce qui te met dans cet état, balbutié-je, presque suppliant.

Un courant d'air balaie ses boucles qui vacillent devant ses yeux. Il secoue la tête, désemparé, répétant un mot incompréhensible, jusqu'à ce qu'il lâche enfin :

— J'aurais pu éviter ça, si seulement j'avais été plus fort, j'aurais dissuadé Iáson de choisir cette voie. À quel moment ai-je cessé d'être là pour lui, à quel moment s'est-il senti si seul, perdu ? Je n'ai rien fait pour lui.

— C'est faux...

Je tente de glisser ses boucles derrière ses oreilles, mais il saisit mes poignets, les emprisonnant entre nous. Son emprise n'est pas brutale ; elle est ferme, et me retient assez pour que je n'ose pas m'en dégager.

Aimé, dans un accès de rage, pourrait-il lever la main sur moi ? Non, je ne le crois pas. Mais j'ai déjà eu cet espoir avec mon père, et je ne sais que trop bien où il m'a mené.

— Non, c'est la vérité. Je n'ai rien fait pour mon frère, et j'ai tout gâché avec toi. Si j'avais su garder mon calme, jamais je ne t'aurais perdu.

— Tu ne m'as pas perdu, Aimé.

Mes mots ne sont que des murmures à côté des siens, et je redoute qu'il ne m'entende pas. Il est prisonnier de sa propre verve, emporté par cette vague d'émotions incontrôlables, et si je ne hurle pas autant que lui, parviendra-t-il à saisir mes mots ? Suis-je encore capable de l'atteindre, de lui tendre la main ?

— Si, je t'ai perdu ! J'aurais dû te dire que tout le reste importait peu, tant que tu étais là avec moi. J'aurais dû te serrer dans mes bras une fois de plus, plutôt que de passer la nuit suivante à me dire que c'était la dernière. Que tout était déjà brisé, sanglote-t-il.

Sa langue effleure la larme échouée sur sa lèvre, tandis qu'il relâche mes poignets. Le ciel semble plus lumineux, les étoiles plus vives qu'auparavant, comme si elles nous observaient, désapprouvant peut-être nos doutes et nos tourments. Mais qu'importe. Je ne peux plus m'abriter derrière mon silence ou les étoiles. Si cette discussion doit se clore dans les larmes, alors je ferai face, sans détour.

— Tu n'as pas tout gâché, j'ai ma part de responsabilité. J'aurais dû tout avouer plus tôt.

— Mais tu as peur de l'abandon, Sohane. Plus on se rapprochait, plus cette peur grandissait en toi, comme une ombre prête à me chasser de ta vie dès que tu me confierais enfin ce que tu cachais. Et c'est précisément ce que j'ai fait, crache-t-il. Je t'ai déçu.

À mon tour, je saisis ses poignets, l'empêchant de se frotter le visage ou de tirer sur ses cheveux. Tant qu'il nous dissimule derrière ses bras, il se perd dans sa propre tourmente. Je veux qu'il me regarde, qu'il entende ce que j'ai à dire.

— Non, cesse de te chercher des excuses pour moi. Si j'avais eu la force d'affronter tout cela, si j'avais su trouver les mots justes, j'aurais pu éviter cette impasse. Ne porte pas seul le fardeau d'une situation qu'on a créée à deux.

— C'est de ma faute, Sohane. Sinon, tu m'aurais déjà pardonné. Mais c'est trop dur pour toi de revenir vers moi après que je t'aie laissé. Je le sais... c'est ta plus grande peur, que chaque personne que tu laisses entrer finisse par te tourner le dos. Et moi, j'ai eu cette chance de te connaître, de me glisser dans ton monde, et j'ai tout fichu en l'air.

— Non, Aimé...

Il se libère de mes mains, comme si se montrer vulnérable devenait insoutenable. Cachant son visage derrière ses coudes, il murmure, la voix fêlée :

— Et là... rien ne va, Sohane. Rien du tout. Je me sens mal, trop mal.

— Pourquoi ? tenté-je, désemparé.

L'angoisse me serre la gorge. Et si, au fond, ma présence le consumait ? Avant moi, il allait bien, ou du moins, il semblait solide. L'idée qu'il puisse m'échapper me dévore, car Aimé est peut-être la seule personne qui ait su alléger le néant de mon existence. Et si je le perds, ce sera de ma propre faute.

— Je ne veux pas minimiser ce que t'as vécu en prison, mais si tu savais ce que j'ai souffert, putain, Sohane... Tu n'imagines même pas ce que ça fait de prendre une douche glacée chaque matin parce que je me souviens que tu n'es plus là. Que tu ne le seras jamais plus.

Sa voix me frappe, rauque et tremblante, et j'ai l'impression que chaque mot lui arrache un peu plus de vie, comme s'il saignait de l'intérieur. S'il venait à dire celui de trop, il vomirait des larmes qui n'ont plus leur place sous ses paupières.

— J'ai dû faire mon deuil. Ton deuil. Ton putain de deuil, répète-t-il, la voix vacillante. J'ai perdu mes frères, ma mère, mais leur absence ne m'a pas anéanti comme la tienne. Vivre avec ma famille, c'était une évidence. Je les aimais parce qu'ils étaient là, enracinés dans ma vie. Mais toi... toi, je t'ai choisi, je t'ai prié de rester, même sans raison. Je t'ai aimé d'un amour qui dépasse les liens de sang. Et je t'ai perdu, alors que j'étais convaincu que tu resterais.

Il s'étrangle, incapable de continuer. Il ouvre la bouche, mais seul un sanglot s'échappe, le poussant à tousser. Des larmes roulent sur son menton, et il les efface d'un geste furieux, comme si leur présence l'insultait.

— Et maintenant, tu es vivant, dit-il, la voix brisée, et j'ai passé des jours à m'arracher le cœur pour rien. Je n'ai même pas pu te prendre dans mes bras, avoir le moment de me dire : Sohane est là.

Il s'effondre sur une main, et j'en profite pour la couvrir de la mienne. Elle est glaciale, tremblante, et il faudrait qu'on m'arrache le cœur pour me faire la lâcher.

— T'es vivant, Sohane, mais combien de fois j'ai parlé à ton ombre ? Combien de fois je me suis enivré juste pour oublier ?

— Je suis désolé...

Il agite sa main libre, perdu.

— Et là, je me dis que tout le reste n'a plus d'importance. Ni ce que je devrai affronter avec mon frère, ni ce qui nous attend à Vylnes... Je t'ai devant moi.

— Je suis désolé, répété-je, les mots à peine plus qu'un souffle. D'avoir négligé ta douleur.

Il n'a plus rien de l'homme frigide qui assassine ses soldats de sang-froid, sans cligner des yeux. Ce soir, il est aussi fragile qu'un enfant, aussi brisé que je l'ai été. Je ne ressens plus la moindre rancœur à son égard. Comment le pourrais-je ? Mes émotions me trahissent au moindre coup bas, mais je suis incapable de rester insensible à la souffrance des autres, surtout à celle d'Aimé.

Lorsque je tends ma main vers lui, il l'observe de longues secondes, comme s'il cherchait à saisir la réalité de ce geste. Puis, en douceur, il réfugie son crâne sous ma paume, en quête d'un abri contre le tumulte qui l'étreint. Ses paupières tremblent, luttant pour enfermer les larmes qui ne cessent de couler et de laisser des traces de désespoir sur sa peau déjà marquée. Les yeux fermés, il glisse son visage le long de mes doigts, avant d'enfouir sa joue contre eux, comme un enfant à la poursuite de chaleur.

— Je veux que tu m'aimes encore, souffle-t-il.

— Je n'ai jamais arrêté.

Sous le poids de mes mots, il entrouvre ses paupières, me dévoilant un regard grisâtre, azuré d'un désir avide, un désir qui a prospéré depuis le jour où j'ai remis un pied au palais. Un fil d'or se tisse dans l'obscurité, enrobant nos corps sveltes d'un espoir laissé à l'abandon il y a de ça des années.

Quand j'étais en prison, j'ai beaucoup pensé à tout ce que Rufus m'a dit lorsque j'étais plus jeune : comme quoi l'amour n'avait pas tant d'importance qu'on lui en accordait, et que je me porterais mieux sans.

En cellule, j'ai fini par y croire, et pourtant, je ne pouvais pas m'empêcher de penser à lui.

L'amour n'a pas tant d'importance, jusqu'à ce que je doive retenir mon souffle quand son regard croise le mien. L'amour n'a pas tant d'importance, jusqu'à ce qu'il frôle ma joue d'un murmure qui file droit vers mon cœur. L'amour n'a pas tant d'importance, jusqu'à ce que je sois incapable de me concentrer sur quoi que ce soit sans que cela me ramène à lui. Il occupe mes pensées sans même le savoir, et j'accepterais de n'être qu'un corps privé d'âme si cela me permettait d'oublier à quel point il est présent partout dans ma tête, bien plus que dans ma vie.

Que je l'ai imaginé plus que je ne l'ai vu.

Que ce n'est pas suffisant, que j'ai besoin de savoir pourquoi il m'a embrassé comme si j'étais une équation qu'il cherchait à résoudre. Je brûle de savoir si je hante son esprit depuis, car il n'a jamais quitté le mien, et s'il enfouit dans ses souvenirs chacun de mes mots, alors que les siens flottent devant mes yeux à chaque instant. J'ai tenté de comprendre pourquoi. Pourquoi il a feint de m'offrir quelque chose qu'il n'était pas capable de me donner. Pourquoi il a accaparé mon attention quand d'autres la désiraient, pour qu'au final, la solitude qu'il m'a laissée devienne une plaie béante. Je préfère encore le vide total à un brin d'attente qui me déchire l'âme pour l'espoir qu'elle fait naître.

Pourtant, ce soir je réalise que rien de tout ça n'est fondé. Il n'a pas cherché à me détruire en me donnant de faux-espoirs, il était lui-même perdu et il a souffert de mon absence autant que j'ai souffert de la sienne.

Aimé soupire une bouffée d'air chaude qui s'échoue sur mon visage et alors que je tente de garder le contrôle de mon souffle, il glisse une mèche de cheveux rebelle derrière mon oreille.

— Ils ont repoussé, note-t-il, le regard flottant le long de ma mâchoire.

— Les tiens sont plus courts.

Un sourire discret passe sur ses lèvres, mais la tristesse reste dans ses yeux, comme un poids. Je prends appui sur ma main derrière moi, me penchant en arrière pour éviter de heurter sa poitrine. À mesure que les écureuils murmurent dans le silence grandissant, je ressens sa présence, ses épaules frôlant les miennes. Finalement, je m'abaisse sur un coude, l'herbe humide sous moi. La brise et le brouillard s'épaississent, effaçant presque le contours des arbres.

— J'ai appris à les couper.

— Tu aurais pu apprendre quelque chose de plus utile.

— Hmm, souffle-t-il, comme quoi ?

Étendu sur mes coudes, un étrange poids presse ma cage thoracique alors qu'Aimé se penche au-dessus de moi. Ses paumes sont ancrées dans la terre, de chaque côté de mon corps, et à chaque respiration, sa poitrine frôle la mienne, me jetant dans un tourbillon d'ivresse douce. Ma concentration se dérobe.

— Peut-être quelque chose de plus délicat, murmuré-je.

— Je compte sur toi pour ça, répond-il à l'orée de mon oreille, son nez glissant le long de mon lobe dans un souffle léger.

— J'ai l'air d'être quelqu'un de doux ?

— Tu es la douceur incarnée.

Je ne sais pas quelle version de moi il a appris à connaître, mais je ne veux jamais la laisser partir.

Mes pensées vacillent, effacées par son parfum entêtant, par cette proximité qui rend toute réponse impossible. Si Aimé continue de parcourir mon cou jusqu'à mes tempes, je crains de m'adonner à lui.

— Je ne suis pas pédagogue.

— Pas besoin, je retiens vite, souffle-t-il.

La chaleur qui émane de son corps traverse les tissus qui recouvrent le mien. Et dans cet espace infime, mon esprit refuse de croire à la distance. C'est comme si son ventre enlaçait le mien et que ses bras refusaient de me laisser partir. Pourtant, hormis le bout de son nez, aucune partie de lui ne m'effleure. Il n'y a que ses mots qui s'enduisent sous ma chair et me procurent une vague de chaleur.

— Ah, vraiment ? m'enquis-je. Et... même après deux ans, tout est resté ?

Il fait mine de réfléchir, mais je le devine en train de savourer chaque seconde, son souffle glissant près de mes clavicules, si délicat que je doute parfois de le sentir réellement.

— Disons que j'ai eu assez de temps pour y repenser souvent... pour ne pas dire tout le temps.

L'attente devient insupportable, chaque seconde me pèse sans le sentir contre moi. Mon dos s'arque, mon bassin se presse contre le sien ; il manque de s'abandonner sur moi, les joues empourprées aussi vivement que le brouillard qui engloutit les feuilles. À travers le tumulte du vent, le frémissement de l'eau et le murmure des animaux, j'entends son souffle saccadé contre moi, son front collé au mien. Ses lèvres s'humectent et son regard se drape d'un voile fiévreux.

— J'ai peur d'oublier, confesse-t-il.

Je ne laisse pas un soupir quitter ses lèvres avant de les écraser sur les miennes. Mes doigts se nouent à l'arrière de sa nuque, guidant son visage chaud près de moi. Mon cœur s'emballe lorsque sa bouche humide se presse contre la mienne. Mes bras fléchissent, dépourvus de toute force, et je m'affaisse dans l'herbe. Pourtant, Aimé ne me relâche pas. Il descend à ma rencontre, un avant-bras soutenant son poids tandis que son pouce caresse le coin de mes lèvres. Sa poitrine se heurte à mon torse et son rythme cardiaque m'assiège, alors que je ne sais si je dois trembler de froid à cause du sol où laisser Aimé me draper de sa chaleur corporelle.

Des étoiles dansent sous mes paupières, animées par la douceur qu'Aimé déploie à mon égard. Ses lèvres portent le goût salé des larmes, mais je chéris chacune d'elles, incapable de rompre le simple contact qui nous unit. Aucun de nous ne bouge ; nous scellons nos bouches comme si cela devait durer jusqu'à la nuit des temps. J'ai trop longtemps négligé ce qui pouvait nourrir mon bonheur, pour laisser échapper l'étreinte de celui qui fait éclore des astres sous mes yeux.

Pourquoi ne l'ai-je pas fait plus tôt ? J'aurais dû laisser ma langue rencontrer, danser, se déployer contre la sienne il y a de ça des semaines. J'aurais dû l'attirer contre moi à la minute où il s'est écroulé sur ses genoux après avoir découvert mon identité. Comment ai-je pu survivre jusqu'ici sans ça ?

Il impose sur moi le poids de son corps avec une légèreté éthérée, telle une offrande que je ne peux que recevoir. En cet instant, je ne ressens que confort, sécurité et amour.

Dès qu'Aimé brise notre étreinte pour reprendre son souffle, des frissons parcourent mon cou, mais il ne me laisse pas l'occasion de me refroidir avant de reprendre possession de mes lèvres. Sa langue, avide, se presse contre ma bouche jusqu'à ce que je lui cède un passage. Il savoure l'étreinte qui s'éternise entre nos dents, avant de nicher son nez contre ma joue, sans pour autant me libérer.

Je ne veux plus jamais qu'il me lâche, jamais.

Je noue mes bras autour de son cou, l'incitant à s'abandonner à moi, tandis qu'il relève la tête pour murmurer :

— Hmm, tu t'es entraîné en mon absence ?

Ses mots effleurent ma peau avec la même intensité que les baisers qu'il dépose le long de ma mâchoire, jusqu'à la naissance de mes clavicules. Une vague de chaleur monte jusqu'à mes joues. Entre gêne et surprise, je m'exclame :

— Qu'est-ce que tu racontes !

Je glisse mes doigts dans ses boucles, le retenant contre mon cou pour qu'il ne voie pas à quel point le sang boue sous mes pommettes. Sauf que ses mains s'aventurent sous mon haut, semant des frissons à chaque parcelle de peau frôlée. Mon ventre se creuse à son contact. Je suis trop faible pour ne pas plisser mes paupières tant son toucher s'apparente à la douceur de la sève qui s'écoule le long des arbres.

J'ai déjà été touché, embrassé, mais qui peut me saisir comme Aimé ? Il ne se contente pas de me faire goûter au plaisir. Non, Aimé déverse sur moi une tendresse aux couleurs de nuits d'été. Il m'accorde des flots de dévotion teintés de levers de soleil écarlates, et m'inonde d'amour comme il en pleuvrait.

— Rien, c'est juste que tu embrasses encore mieux que dans mes souvenirs.

Je dissimule mon visage dans ma paume, le cœur en tumulte et les joues brûlantes, surtout lorsqu'il soulève ma tunique pour poser ses lèvres contre mon abdomen. Mon ventre se tend, et chaque muscle se crispe à la moindre respiration. Sa langue s'insinue au-dessus de mon nombril, puis remonte le sillon qui sépare mes abdominaux jusqu'au sternum. Mon souffle reste suspendu dans ma gorge, m'empêchant d'inspirer, et un frisson de honte m'envahit lorsqu'un gémissement m'échappe.

— Mieux que nul autre, me souffle-t-il, une lueur narquoise dans le regard.

— Comme si tu pouvais parler par expérience.

Ses boucles frôlent mon nez, son regard espiègle éclatant dans la chaleur de la nuit.

— Si ça apaise ton orgueil de le croire...

Je me redresse d'un coude, la panique serrant ma gorge.

— Que veux-tu dire ?

Aimé éclate de rire, sans réserve. Il ébouriffe mes cheveux, se moquant de mon expression désemparée, tout en recouvrant mon ventre du tissu de la tunique. Un sourire provocateur ourle toujours ses lèvres lorsqu'il s'impose de nouveau sur moi, accompagnant mes épaules jusqu'au sol humide. Un râle d'agacement m'échappe, exaspéré par son arrogance. Alors, lorsqu'il m'offre ses lèvres, je les mords assez fort pour mêler une perle de sang à notre baiser. Un rictus tord ses traits avant qu'il ne rompe notre étreinte.

— C'était gratuit.

— Tu trouves ? raillé-je.

Ses traits s'adoucissent dès lors que je croise les bras. Sauf qu'il désigne sa lèvre blessée du bout de l'index et je perds toute notion de l'espace. Il a à peine le temps d'esquisser ce geste que je comble la distance. Il m'est impossible de résister, et il le sait. Aimé ne peut m'offrir sa bouche sans que je m'en empare. Ce soir, moins encore qu'un autre, je n'ai nul désir de feindre. Peu m'importe qu'il devine combien il m'est indispensable, ou qu'il réalise à quel point il fait battre mon cœur jusqu'à l'ivresse. Car, au bout du compte, viendra la nuit, et je pourrai choisir de me replier loin de lui ou de m'abandonner dans ses bras.

Je peux enfin me livrer et lui faire comprendre que oui, chacun de ses sourires, chacun de ses regards effrontés, chacun de ses murmures m'atteint jusqu'aux os. Que je chancelle à chaque toucher, à chaque geste tendre, et que surtout, le sol se dérobe lorsque, d'une voix douce, il me murmure qu'il m'aime.

— Tu étais facile à convaincre, s'amuse-t-il. On croirait presque que tu n'attendais que ça.

— Épargne-moi tes mots, et embrasse-moi.

Il m'expose ses canines aiguisées et soulève un sourcil avec une suffisance non dissimulée. Son visage est à ma merci, j'attends simplement qu'il me l'offre, mais il se contente de me lancer un regard cynique, celui qu'il maîtrise si bien.

— Non, Aimé, m'imite-t-il d'un ton railleur. Je n'ai nullement l'intention de t'accompagner dans une quête de plaisir.

Une chaleur vive envahit mes joues, me laissant honteux. J'essaie de dissimuler mon visage sous mes mains, mais il m'en empêche en les plaquant au-dessus de mon crâne.

— Calme-toi, me rassure-t-il, je ne fais que plaisanter.

— C'est bien le problème. Je préfère quand tu te tais.

— Vraiment ? Même si je te confie qu'à cause de toi, le bas de mon ventre s'enflamme, et que je n'ai jamais ressenti cela auparavant ?

— Surtout si c'est pour me dire ça ! m'écrié-je en saisissant le col de ma tunique pour couvrir mon visage jusqu'à mon front.

Son rire résonne doucement alors qu'il tire sur mon haut. Je reprends mon souffle avant qu'il ne puisse de nouveau me l'ôter. Aimé m'embrasse, et je lui exprime ma gratitude en silence, suivant le chemin de sa langue et de ses lèvres, savourant tout ce qu'il a à m'offrir. Je croyais qu'il m'était impossible d'être plus dérouté qu'à cet instant, jusqu'à ce qu'il presse l'arrière de ma cuisse et plie mon genou, imposant ses hanches entre les miennes. Une chaleur latente monte en moi, une sensation à laquelle je ne suis plus accoutumé. Non, celle-ci est différente, elle n'a rien à voir avec celle que je ressentais en croisant des hommes sans visages ni noms dans les couloirs morts du palais.

La chaleur qu'il fait naître est haletante, elle s'immisce entre mes cuisses et refuse de le laisser partir.
Auparavant, dans de telles situations, je regrettais de m'y être laissé entraîner et priais pour que cela se termine au plus vite. Je fermais les yeux, oubliant le regard obscène que l'on me jetait, attendant de me retrouver seul pour me laver à n'en plus finir et pleurer en suppliant pour que mort s'ensuive, jusqu'à ce que le sommeil me prenne.

Mais ce soir, alors que ce désir reprend possession de mon corps pour la première fois depuis une éternité, j'ai besoin qu'il ne disparaisse jamais.

Je me délecte de la sensation de confier à Aimé une partie de moi que nul n'a jamais vue. Une partie qui ne se sent pas souillée, et qui attend simplement d'être comblée sans craindre d'être bafouée.

Je ne pourrais même pas lui exprimer toute la gratitude qui brasse sous ma chair, pourtant, il mériterait de l'entendre : qu'il m'a sauvé quand je n'avais plus espoir de l'être ; qu'il m'a aimé quand je croyais ne plus en être digne ; qu'il m'a relevé alors que je m'étais déjà abandonné.

Mon amour pour Aimé dépasse tout ce qui m'est autorisé.














premier bisous du tome deuxxx

mes chouchous


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