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𝓢ohane
❦
Rares sont les fois où j'ai fini par revenir sur ma parole. J'ai dit à Aimé que j'étais incapable de nous accorder une seconde chance et je devrais m'y tenir. Mais les raisons pour lesquelles j'étais aussi sûr de moi quand je me suis affirmé s'amenuisent dans les recoins de mon esprit.
Pourquoi, après tant d'années de souffrance, je n'aurais pas le droit d'être avec la seule personne qui me fait sourire ? Et pourquoi personne ne m'y empêche, à part moi-même ?
J'ai passé la journée à y penser et je pourrais aussi bien y consacrer ma nuit, si les paysages qui s'esquissent à l'horizon m'étaient familiers. Sauf que, hormis les derniers sapins de la forêt que l'on quitte à peine, tout le décor m'échappe. J'essaie de sortir de ma tête la pression exercée par les mains d'Aimé au niveau de mes hanches, pour me concentrer sur les maisons en bois qui s'entassent sur trois étages. Je n'avais jamais vu de telles infrastructures, même en quittant Vylnes avec Casey. Avons-nous emprunté un chemin différent ?
La rivière que nous suivons depuis ce matin n'est plus un simple filet d'eau ; elle s'étend entre les maisons, si bien que les sabots du cheval glissent sur la dernière bande de terre. Je le retiens par la crinière pour qu'il ne bascule pas dans les profondeurs, malgré le déséquilibre qui agite nos corps. En silence, je tapote la cuisse d'Aimé, qui saute du cheval et m'aide à en faire de même. Je libère l'animal sans l'ombre d'une hésitation, le laissant galoper dans le sens inverse, alors qu'Aimé passe ses mains nerveuses dans ses cheveux en examinant l'étendue d'eau qui s'offre à nous.
Comment traverser un village bâti sur un lac, sans se faire remarquer ?
Au loin, une lumière vacille sur l'eau. Un homme, assis au centre d'une barque, tient une lanterne à la main, disparaissant sous la brume qui se lève à l'horizon. Est-ce ainsi qu'ils se déplacent ici ? Si l'angoisse avait déserté mon esprit ces dernières semaines, elle me revient maintenant, déferlant comme une marée, ébranlant les rares piliers qui me maintenaient debout. Un village tout entier flotte sur l'eau, construit sur des montagnes rocheuses qui se dressent, telles des murailles, jusqu'à un ciel indistinct.
Mon estomac se noue lorsque j'aperçois, autour de la barque, trois nageoires verticales tournoyer. Des créatures marines rôdent dans les profondeurs insondables de cette masse d'eau, dont on ignore tout, aussi bien la profondeur que les dangers qu'elle recèle. Je me tourne vers Aimé pour m'assurer qu'il les a remarquées, mais il recule de onze pas, comme absorbé par ses pensées. Muet, concentré, il serre les poings, écartant de son esprit l'image du sol instable sous ses yeux avant de le défier. Sans que j'aie le temps de réagir, il s'élance vers le village et franchit d'un bond les six mètres d'eau qui nous séparent. Ma mâchoire manque de se décrocher. Je reste paralysé, les bras ballants le long de mon corps, pendant qu'il dépoussière ses genoux esquintés par la roche qui l'a accueilli de l'autre côté.
Même pour un homme de son gabarit, sauter plus de cinq mètres relève de l'impossible, d'autant plus qu'il ne s'y est jamais préparé. Il n'a même pas pris le temps de jauger le danger avant de s'élancer, traversant une distance qu'il n'avait jamais affrontée.
Cet homme finira par se tuer.
— C'est faisable, déclare-t-il.
Mes mains s'enduisent de sueur.
— Parle pour toi, m'agacé-je. C'est impossible que j'y arrive.
— Tu n'as même pas essayé.
— Parce qu'il n'y a pas de question d'essai, mais de mort, abruti !
Je m'assure que personne ne nous entende avant d'expulser le long râle tendu qui obstrue ma trachée.
— Ce n'est pas grave, rejoins-moi à la nage.
— Je ne sais pas nager, Aimé, soupiré-je.
Mes épaules s'affaissent. Tout est si facile pour lui, il ne sait pas ce que c'est de s'entraîner pour acquérir des aptitudes physiques hors normes. Je suis sûr que même s'il n'avait jamais mis un pied dans l'eau de sa vie, il aurait traversé cette rivière en moins de vingt secondes.
— Très bien, conclut-il en se débarrassant de son haut. Je viens te chercher.
La panique afflue dans mon crâne et me donne la nausée.
— Ne t'approche pas de l'eau, m'écrié-je.
Aimé retourne ses mains, déboussolé, avant de remarquer des mouvements inhabituels qui perturbent la sérénité apparente de la surface. L'air se gonfle d'une tension palpable, et les vagues chuchotent de sinistres secrets. Des ondulations erratiques se forment, comme si quelque chose de puissant s'agitait dans les profondeurs.
Par moments, une nageoire s'élève, tranchante comme une lame, suivie d'un mouvement saccadé qui semble creuser la surface.
Il retient son souffle, alors qu'il l'observe avec une fascination mêlée de peur.
— Sohane, annonce Aimé, il va falloir que tu sois efficace et que tu te fasses confiance, d'accord ?
De quoi parle-t-il ?
Je ne m'attarde pas sur ses mots, parce qu'il pointe dans ma direction son arc et une flèche acérée par ses propres soins.
— Ce n'est pas le moment, paniqué-je.
Aimé plisse un œil et me fait signe de me décaler d'un geste vif du menton. Je perds mes moyens, paralysé devant l'arme qu'il dirige vers mon front, surtout lorsqu'il finit par relâcher la corde. J'entends la flèche scinder l'air et fuser droit sur moi. Alors que l'adrénaline reflue dans mon ventre, je me baisse au dernier moment, couvrant ma tête de mes bras. Un léger couinement interpelle mon attention et je me retourne, découvrant deux lapins embrochés sur la même flèche.
Je comprends mieux.
Sans qu'il ait besoin de dire quoi que ce soit, je saisis le message et me dirige vers le bord de la rive, traînant deux animaux morts. Leur sang s'écoule le long de mes jambes, et la puanteur me fait chavirer l'estomac.
Je déteste l'odeur persistante de la mort.
— Je n'y arriverai pas, insisté-je.
— Si, tu vas y arriver, parce que je n'hésiterai pas à plonger pour venir te chercher, même si ça doit me coûter la vie.
Je ferme les yeux, tâchant de réguler mon rythme cardiaque. Puis, décidé, je dégaine mon épée en l'envoie vers Aimé de toutes mes forces. Elle se plante dans le sol, à ses pieds, et il s'en empare pour la ranger dans sa ceinture.
— T'as intérêt à venir la récupérer, menace-t-il.
Il est décisif, assuré, mais trahi par l'angoisse que recèlent les fluctuations de sa voix.
Je hoche la tête avant de me débarrasser des animaux en les propulsant au bout du couloir qui me sépare d'Aimé. Ils se noient à une trentaine de mètres, attirant les bêtes qui oscillent sous l'eau, avides du tumulte de chair fraîche et de sang. Je gaspille un instant à remplir mes poumons, plongeant aussi loin que possible. Il ne me reste que trois mètres à parcourir, et même si je réussis à remonter à la surface, j'ai l'impression que mon visage est englouti dans les tréfonds de la rivière. L'eau glaciale ronge ma peau, paralysant mes membres un à un. La nuit est un obstacle supplémentaire ; l'eau, aussi noire que les nageoires qui font demi-tour, semble avaler tout bruit, rendant mes inspirations désespérées tonitruantes.
Même un aveugle me retrouverait.
Aimé est accroupi face à moi, tendant sa main autant qu'il le peut. J'essaie de l'attraper, mais il disparaît de mon champ de vision lorsqu'une force soudaine m'attrape aux pieds, me tirant vers le bas. J'ai à peine le temps d'ouvrir la bouche que mon cri est étouffé par le poids de l'eau qui se referme sur moi. En regardant vers mes chevilles, je distingue une entité violacée, dont la forme n'a ni de début, ni de fin. Je peine à la voir, mais la créature – si l'on peut l'appeler ainsi – scelle ses dents autour de mon pantalon. Je n'ai de cesse que de me débattre, pourtant, plus je sombre, moins je souffre. Mes paupières vacillent malgré ma ferveur de vivre et je finis par expirer les derniers brins d'oxygène qui effleurent mes poumons.
Que c'est déplorable.
Mourir dans de telles circonstances...
Des vibrations lointaines me parviennent alors que je perds tout espoir d'un jour remonter à la surface.
La douleur qui enserre ma cheville se ravive lorsque des mains étreignent mon visage et qu'une bouche engloutit la mienne pour y glisser une bouffée d'oxygène.
Ma jambe est libérée de toute emprise, mais je n'ai pas la force de permettre à mon corps de rejoindre la terre ferme. Je continue de mordre ma langue pour ne pas perdre connaissance, l'impression d'être étreint tout entier. Quand je rouvre les yeux, mon dos tremble contre un sol froid et humide, je ne sens plus mes doigts, et Aimé est penché sur moi, les mains compressées sur ma cage thoracique. Il exerce des pressions répétitives un peu plus haut que mon ventre, l'air désemparé.
J'ai l'impression qu'un voile recouvre mes tympans ; je n'entends rien, si ce n'est les battements de mon cœur qui ralentissent un peu plus chaque seconde.
Il me parle, mais je n'ai aucune idée de ce qu'il me dit. Je me contente de l'observer mouvoir ses lèvres et de recevoir sur mes joues les gouttes congelées qui perlent sur le bout de son nez. Est-ce de l'eau, des larmes, du sang ? Je lui offre un faible sourire qu'il ne me rend pas. Au moment où il s'apprête à s'effondrer sur moi, je me redresse sur un coude, tandis qu'une lignée d'eau s'échappe de ma gorge. J'ai l'impression de m'étouffer une seconde fois, alors que mon corps se vide de tout le liquide qu'il a ingéré.
— Dieu merci, s'exclame Aimé en recueillant son visage au creux de ses paumes.
— T'es bien pâle, soufflé-je.
— Je n'ai pas envie de rire, Sohane. Je n'en peux plus d'avoir l'impression que mon monde se dérobe sous mes pieds à chaque fois que tu fermes les yeux.
Il est trop sérieux pour que je tourne ses propos au dérisoire, même si ce n'est pas l'envie qui manque. Il est rare que je voie Aimé aussi sévère et consciencieux. Il devient une tout autre personne. Ses yeux gris sont toujours luisants et ses lèvres rosées, mais elles tirent vers le bas, et son regard est plus acéré. Pourtant, il reste Aimé. L'homme qui vient de plonger dans les tréfonds d'un lac qui abrite des créatures carnivores qui auraient pu ne faire de lui qu'une bouchée, juste pour moi.
Je soupire, apaisé, déposant ma joue sur ses cuisses trempées.
— Merci.
Il secoue la tête, la mâchoire tendue et me tend son haut sec.
— Tu ne vas pas rester torse nu, si ?
Il ne me répond pas, se contentant de déposer le vêtement au sol, à côté de ma tête, et de se mettre debout. J'admets que j'ai un pincement au cœur quand il se met à arpenter le chemin qu'il nous reste à parcourir sans m'attendre. Est-ce qu'il m'en veut ? Je ne comprends pas...
Je me débarrasse de la tunique gorgée d'eau qui me colle au corps et enfile celle d'Aimé ; chaude, douce, réconfortante. Elle a son odeur, alors je perds à peine cinq secondes de mon temps à la laisser reposer sur mon nez, avant de le rejoindre.
L'eau domine toujours le terrain, mais à présent, il nous est possible de longer les parois rocheuses dans lesquelles sont bâties des maisons illuminées. Comment est-il possible de dégager autant de lumière, d'où puisent-ils toute cette énergie ? Nous avons quitté Mahr, alors, serait-ce possible que des villages égarés de Vylnes abritent des sources de lumière puisées dans des ressources qui nous sont encore inconnues ? Sont-ils en avance dans ce domaine, autant qu'ils le sont en médecine ?
Depuis l'incident de la rivière, Aimé a drastiquement changé d'attitude. Il ne sourit plus et ne se tourne vers moi que pour s'assurer que je le suive encore. Je devrais m'en satisfaire, mais je ne peux m'empêcher d'avoir mal au cœur.
À l'approche d'un pont en pierre qui relie notre plateforme à la suivante, Aimé grimpe sur la rambarde et décroche une lanterne, dans laquelle une flamme orangée vacille. Il la tend vers l'horizon et nous ouvre le passage. Ses pas sont assez lents pour que j'adopte la même allure que lui, mais trop pressés pour laisser penser qu'il est serein. En plus, il n'a rien d'un villageois qui se serait aventuré dans une balade nocturne au cœur de la nuit. Ses épaules frigorifiées tremblent de froid, encore humidifiées par les gouttes qui perlent au bout de ses ondulations.
— Aimé, murmuré-je en atteignant l'autre extrémité du pont.
Il se raidit et la lanterne lui échappe des mains, se brisant à-même le sol, alors qu'il dissimule un juron sous sa paume. Attiré par le bruit, un homme abritant la maison d'en face sort de chez lui. La lumière qu'il recèle entre ses doigts se reflète sur l'eau et éclaire son visage tiraillé par la rancœur. Je m'appuie contre la rambarde du pont, plongée dans l'obscurité, et m'empresse d'attirer Aimé contre moi. Son dos large ne me laisse aucune chance de voir si l'inconnu est toujours dehors, à la recherche de la source du vacarme qui a éclot au pied de sa porte. S'il nous découvrait, au mieux il nous prendrait pour un jeune couple en quête d'adrénaline, au pire il nous insulterait d'ivrognes.
Il en faut peu pour que mon attention divague et que je dépose mes paumes sur les omoplates de l'homme qui m'écrase contre la rambarde.
Ces derniers jours, l'envie de le tenir loin de moi a décru, pour ne pas dire qu'elle a disparu. Est-ce ce qu'il a voulu exprimer, quand il m'a dit que nourrir des regrets lui avait permis d'oublier les trahisons et les souffrances accumulées ? Que ça lui avait permis de vouloir, de prier pour une seconde chance ?
Je comprends ce qu'il voulait dire. Ce n'est pas que ma douleur s'est volatilisée, c'est juste que je me souviens de la forme qu'elle avait quand j'étais petit. Elle avait tendance à muer. Au début, ce n'était qu'une petite bille à la naissance de mon estomac, qui se formait quand mon père m'humiliait en public. Ensuite, elle prenait un peu plus de place, comblant mon ventre d'une chaleur désagréable quand il me frappait après le repas du soir. Puis elle rongeait ma gorge quand il m'enfermait dans le noir, cherchant à tout prix une issue. Et enfin, elle explosait quand ma mère venait me libérer, au cou de la mauvaise personne. Je lui crachais dessus toute la rancœur, toute la souffrance que j'avais renfermée à cause de mon père.
J'ai réalisé que je faisais la même chose avec Aimé.
C'est moi qui n'ai jamais su comment lui avouer ce que je savais sur lui et sa famille et quand il s'est énervé, quand il s'est laissé submerger par ses émotions et qu'il est sorti de la tente, je me suis effondré. Tout ce qui s'est produit par la suite, je m'en souviens maintenant, n'est que le fruit de mon initiative. J'ai empoigné mon épée, je me suis rué sur le champ de bataille et j'ai protégé l'homme que j'aime de mon corps.
Il m'a bercé dans ses bras alors que je perdais connaissance et, quand j'ai ouvert les yeux, j'ai pleuré sans m'arrêter.
Le premier jour que j'ai passé en prison, j'étais dévasté. J'avais mal, j'étais énervé qu'après tant d'années de solitude, on me prenne la seule bonne chose qui m'était arrivée. Comment ai-je pu oublier que je pleurais parce que je faisais mon deuil ? Le deuil d'une relation en laquelle j'avais osé placer mes espoirs, de l'homme qui tenait mon cœur dans ses mains striées de cicatrices.
À ce moment-là, je ne lui en voulais pas encore. Ma souffrance ne faisait que commencer à s'enchevêtrer sous les entrailles que recouvrait ma chair. Je n'avais pas la moindre idée qu'en pourrissant au fond d'une cellule morbide, je finirais par agréger la douleur, qu'elle muerait en haine et que je la déchainerais sur Aimé.
— Il n'est plus là, informe-t-il tandis que mes ongles manquent de s'enfoncer sous sa chair.
Je sens qu'il s'éloigne, alors que j'ai besoin qu'il reste près de moi. Je déteste la façon dont mon corps fonctionne. C'est égoïste de ma part d'attendre de lui qu'il se jette dans mes bras quand je pourrais le supplier pour qu'il le fasse, alors que je l'ai rejeté, quand il s'effondrait sur ses genoux et m'implorait de ne pas aggraver l'état de son cœur.
Mais j'ai besoin de lui.
Je ne veux plus me voiler la face et espérer qu'un réveil de plus sans que ses bras me réchauffent ne sera pas agonisant.
Cela fait trois ans que mon corps exige le sien autant qu'il le repousse et ce soir, je ressens l'urgence de faire preuve de faiblesse. Peut-être parce que je sens que, dans son cas à lui, l'inverse se produit. Je crains qu'il ne soit en train de réaliser que s'accrocher à moi est vain et qu'il mérite mieux.
— Il n'y a plus personne, Sohane.
Il referme ses doigts froids autour de mes bras et les délie, m'obligeant à rester cloîtré contre la rambarde, pendant qu'il me tourne le dos. L'air se raréfie.
Suis-je en train de le perdre ?
Aimé s'aventure sous les décombres d'anciennes barques détruites, agglutinées à la sortie du pont, pour rejoindre le sentier qui nous permet de traverser le village sans passer par la rivière. Même en s'enfonçant dans les ruelles, la plupart des foyers sont toujours illuminés. On longe une centaine de fenêtres orangées, qui éclairent le chemin et des arbres vêtus de fleurs aux pétales d'or. Je n'aurais jamais pensé pouvoir me sentir en sécurité au milieu d'une rue Vylnesienne, et c'est sûrement ce que j'aurais éprouvé, si je n'avais pas l'amère impression d'être épié depuis un quart d'heure.
Je cherche la source de mon insécurité à travers les pontons qui s'entrelacent au-dessus de nous, mais je n'aperçois que les fleurs phosphorescentes enroulées autour des cordes et le tumulte des chants de cigales.
— On devrait en rester là pour aujourd'hui, propose Aimé. On en a assez fait.
N'osant pas le contredire, je hoche la tête, sans pour autant me mettre à l'aise. J'oublie ce que je dois faire de mon corps quand il s'adosse au tronc colossal qui s'élance entre deux maisons. Un pétale bleu s'échoue à mes pieds, aussi étincelant que les étoiles, et j'ai du mal à le ramasser sans ressentir une douleur lancinante dans mon épaule. Il semblerait que j'aie dû la négliger plus que je l'imaginais...
Avant de retrouver Aimé derrière le tronc, j'attends que l'éclat du pétale s'adoucisse, espérant ne pas donner l'impression de me précipiter à sa poursuite.
Sa tête repose sur le sac encore trempé qu'il traîne depuis le début du voyage, tandis que son torse nu cherche une position confortable parmi les branches, les racines et l'herbe. Ses paupières sont closes, pourtant, à la manière dont il les plisse, je sais qu'il est conscient de mon approche. Je m'assois à un mètre de lui, craignant qu'il me tourne le dos si je venais à m'installer trop près. Des frissons glacés parcourent son torse, et ses tremblements me déchirent l'âme. Il se sacrifie pour que je ne succombe pas au froid, mais c'est lui qui se fond dans la gelée. Je m'empresse de saisir l'extrémité de son haut, mais il attrape mon poignet et le rabat contre mes hanches.
— Garde-le, souffle-t-il, avant de glisser ses doigts engourdis sous la bordure de son pantalon.
Je ne pensais pas qu'après toutes ces années, il me serait encore possible de sentir mon cœur se fracturer sous ma poitrine. Mais me voilà qui me retrouve à compter les feuilles mortes qui s'échouent autour de moi pour ravaler mes larmes. Je n'ai pas envie de pleurer, j'ai juste envie que l'intérieur de ma tête fasse sens.
Je me sens plus vulnérable que jamais, conscient que mes faux-semblants d'indifférence me trahissent au moment où je suis le plus seul. Je mourrais pour qu'Aimé m'aide à y voir clair, mais je m'interdis de ne le solliciter que quand j'en ai envie. Je ne veux pas... Je ne veux plus lui donner plus de raison de me trouver détestable et en l'occurrence, lui soudoyer du réconfort à présent que je ressens son manque jusque sous mes entrailles, serait odieux.
Mes doigts s'enlisent dans la verdure qui s'élance sous mes paumes, et même si je le voulais, je ne pourrais penser à autre chose. Peu importe que la température chute, que les branches au-dessus de nous se dépouillent de leurs feuilles, ou qu'une douleur aiguë perfore mon épaule. Le corps d'Aimé tremble contre le sol, à peine à un mètre du mien, et je ne peux rien faire pour l'aider.
En tentant de me redresser, mon coude fléchit, et je perds l'équilibre, m'effondrant sur mon avant-bras. Je mords ma lèvre inférieure pour étouffer un cri de douleur lorsque le choc se répercute jusque dans mon épaule.
Depuis combien de temps n'ai-je pas mangé ?
Je me résous à m'allonger sur le dos, à côté d'Aimé, sans pouvoir retenir les larmes qui roulent le long de mes joues. Il n'est en rien plus apaisé que moi. Je ne vois que son profil, mais il est tendu, crispé. Son visage me hante tant que même en fermant mes paupières, je le discerne encore. Incapable de trouver le sommeil et dépourvu de réflexion, je finis par tendre la main vers lui. Une brève seconde d'hésitation me retient, mais je pose ma paume sur la sienne, partageant la chaleur qui s'en dégage. Je ne m'attends pas à ce qu'il réagisse ; je veux simplement lui faire savoir que je suis toujours là. Pourtant, au moment où je tente de me retirer, il retourne sa main et enlace mes doigts.
Sa température me tétanise jusqu'à ce que mes phalanges brûlent au contact de sa peau tiède. Garder mon bras tendu forge une résistance à la douleur, alors je m'approche de lui, centimètre par centimètre, jusqu'à ce que mes cheveux effleurent ses clavicules et qu'il se contente de déglutir. Ses paupières restent closes, mais ses cils papillonnent lorsque je dépose ma joue sur son épaule. Je m'attendais à ce que son corps soit gelé, mais il est suffisamment chaud pour que j'y trouve un réconfort inestimable.
Des battements d'aile croissent dans mon ventre. Le bout de mon nez effleure son torse, parcouru de frissons. Je glisse mon pouce sous son nombril, enivré par son odeur, le rythme de sa respiration, et la chaleur qui émane de lui, mêlée aux pulsations de son cœur. Il me rend fou, ce pouvoir qu'il a de me faire sentir si bien, rien qu'en étant à mes côtés. Aucun autre ne pourrait m'apporter un tel réconfort, même dans le silence le plus pesant. Aimé est le seul capable de me faire fermer les yeux sans craindre de ne jamais les rouvrir ; le seul qui m'attire au point de chérir chaque effleurement de nos peaux, plutôt que d'en ressentir le dégoût.
C'est une frustration amère de penser qu'en son absence, je serais seul au monde. Je ne peux me rabattre sur un ami, sur un frère, ni espérer croiser un homme aussi respectueux et... Un homme comme Aimé. Il n'en existe point, et même si l'un d'eux se trouvait dans ce royaume, il ne serait pas pour moi.
Il n'y a qu'Aimé qui me corresponde.
L'envie me prend de déposer mes lèvres sur sa peau nue, mais sa main quitte la mienne juste avant que ma poitrine ne se comprime. Pétrifié, je reste collé à lui pendant une seconde, où le rejet semble résonner autour de nous. Je m'apprête à prendre mes distances, mais il ne me laisse pas cette chance. Aimé attend que je me redresse sur un coude pour glisser son bras derrière mon dos et me ramener près de lui. Je dois avaler ma salive pour ne pas m'étouffer, surtout lorsqu'il presse son ventre contre mes hanches, si fort que je finis par coulisser mon genou le long de ses cuisses. Mon pouls bat à tout rompre, résonnant jusque sous mes tempes.
Aimé s'empare de ma main, la faisant glisser de son abdomen vers son cœur, déjà réchauffé par notre proximité. Ses tremblements s'amenuisent, mais cela ne suffit pas. Je veux qu'il cesse de souffrir à cause de moi. Le cœur ballant, je fais passer ma jambe sur les siennes, lui imposant mon poids. Mon ventre embrasse le sien, et malgré la boule d'appréhension qui croît dans ma gorge, je trouve le courage de croiser mes bras autour de son cou.
Son cœur bat à tout rompre, juste en-dessous du mien, je ne saurais dire lequel lâchera en premier.
Il retient sa respiration lorsque ses mains se fraient un chemin sous mon haut et s'attardent le long de ma colonne vertébrale. Ses caresses m'apaisent et me bercent tant que mes paupières vacillent. Je n'arrive plus à les garder ouvertes, je finis par m'endormir sur lui, couvé par son étreinte.
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je crois qu'on est à ça de sortir du déni pour Sohane
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