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𝓐imé





La première question qui me vient en tête quand j'ouvre les yeux, c'est : comment ai-je pu sombrer dans le sommeil ? Sohane dort paisiblement à côté de moi et au lieu d'écouter ses inspirations, de contempler ses cils et d'accorder à mon cœur une nuit de répit, je me suis endormi. Sauf que ce ne sont pas les premiers rayons du soleil qui traversent la fenêtre qui m'ont tiré de mon rêve, mais les assauts de poing qui retentissent contre la porte.

J'aurais dû me douter que je ne pouvais pas subtiliser des clés sans que l'aubergiste ne s'en aperçoive. Je tends la main et, d'un geste léger, je lui assène une pichenette, troublant à peine la quiétude de son sommeil. Il frotte sa joue, les yeux toujours fermés, tout en se plaignant à travers des syllabes intelligibles.

— T'as pas moins violent pour réveiller quelqu'un ?

— Si, mais après ce que t'as bu hier soir, tu ne le mérites pas, répliqué-je d'un sourire narquois.

Quand il me présente son majeur après s'être frotté le visage, je suis déjà hors du lit. J'attrape ma tunique déposée sur le coffre, passe la tête dans l'encolure, avant de resserrer la ceinture autour de ma taille. Puis je ramasse le sac de toile que j'ai laissé à terre la veille et le glisse sur mon épaule. Un dernier regard vers lui, à présent vêtu, et j'ouvre la porte sans attendre de réponse. Un homme dont l'importante corpulence se tient au milieu du couloir me menace de son index, mais je m'accroche aux parois de la porte et lui enfonce mon pied en plein estomac avant qu'il n'ait le temps de dire quoique ce soit. Sohane, le visage ruisselant et les cheveux en bataille, est déjà sur mes talons dès que je m'élance dans le couloir. Il ne me faut que la certitude de sa présence derrière moi pour filer vers l'extérieur de l'auberge. Une fois nos pieds enfoncés dans une flaque de sable, assez loin pour échapper à toute conséquence de notre fuite, le rire de Sohane éclate, si communicatif qu'il entraîne le mien.

— Tu ne lui as même pas laissé le temps de parler.

— Il s'apprêtait à m'injurier sur trois générations, je lui ai juste épargné sa salive.

— On ne peut pas en dire autant pour son dos, remarque-t-il, un sourire en coin.

Je hausse les épaules.

— Il s'en remettra.

— Dans sept mois, et encore. Il n'est pas tout jeune.

Je lui pince le nez, tandis qu'une lueur railleuse danse dans mes yeux.

— Tu m'adules à ce point ?

Ses pommettes se réchauffent malgré lui et, dans un accès de malaise enragé, il repousse ma main en assénant :

— Ça n'a rien à voir, je sais reconnaître quelque chose quand c'est indéniable.

— Mhh, ça ne me dérange pas de te l'entendre dire.

Il lève les yeux au ciel.

— Dans tes rêves.

— Un mot de plus ou de moins de ta part ne changera rien. Ce n'est pas ce qui manque.

Sohane s'efforce de feindre l'indifférence et de soupirer aussi fort qu'il le peut, mais la courbure de ses yeux ne trompe personne. Elle ne me trompe pas, moi. Il dissimule son amusement sous ses mèches brunes, avant de glisser à voix basse :

— Ça m'avait manqué.

Et moi donc...

— Quoi donc ?

— Non, rien, conclut-il en me tournant le dos, les mains au fond des poches de son bas.

Il ne se retourne pas, mais je perçois qu'il ralentit, me laissant le rattraper. Tandis qu'il s'amuse à aligner ses pas sur la taille des empreintes laissées dans le sable, je scrute l'horizon, à la recherche d'un cheval que je pourrais emprunter sans vergogne. Plusieurs montures sont attachées aux quelques maisons que nous croisons, mais je n'ose pas en voler une. Ça me chagrine de les soustraire à leurs propriétaires, qui ont sans doute déboursé une fortune pour les acquérir et, qui plus est, se sont attachés à elles. Cependant, en approchant de l'extrémité du village, nous n'avons guère d'autre choix. Si nous ne dérobons pas un cheval ici, nous devrons marcher jusqu'au prochain village, une perspective inacceptable. Nous perdrions un temps précieux.

— Que fais-tu ? me demande Sohane en me voyant m'approcher de la dernière maison du village.

Aucune fenêtre n'est ouverte et les bougies demeurent éteintes. Les propriétaires sont absents. Je lève la main vers le museau du cheval attaché à une solide poutre de bois. Malgré la crainte qu'il hennisse et attire l'attention, je reste calme pour ne pas l'effrayer.

— Bonjour, mon grand, murmuré-je, malgré le regard moqueur de Sohane.

L'animal gronde contre ma main, sans pour autant se renfrogner. Il s'adoucit dès que je caresse l'arrière de ses oreilles et j'en profite pour le détacher. En silence, je tire sur sa corde pour l'inciter à me suivre, même si Sohane me déconcentre. Je ne peux pas être efficace s'il continue de contrer un fou rire au moindre de mes gestes.

— Je ne te savais pas dresseur de goret, se moque-t-il.

— Il y a une raison pour laquelle tu m'obéis, chéri.

— Insulte-moi une fois de plus d'animal et tu la sentiras passer, assène-t-il en dégainant son épée et en la pointant sous ma pomme d'Adam.

— Susceptible.

Je pose mon index sur la pointe de sa lame pour la repousser, même si elle n'inspire aucune menace. Il la rengaine sans un mot, me regardant détacher la corde de l'animal, maintenant que nous sommes parvenus à la lisière de la forêt. Je m'apprête à monter, mais il me saisit par le col et me tire vers le sol avant que mes pieds n'effleurent la selle.

— Que comptes-tu faire ? lance-t-il.

— Monter.

Un rire amer s'échappe de ses lèvres alors qu'il me force à relâcher ma prise sur la crinière du cheval.

— Je monte devant, affirme-t-il.

— Tu es blessé.

— Je gère très bien avec une seule main, et la douleur est moins vive qu'hier.

— Jamais tu ne me verras à l'arrière

Il arque un sourcil, plein d'audace.

— Aimé ?

— Quoi ?

Je soupire déjà, conscient que son autorité me dépasse. Surtout quand elle m'est adressée.

— Tu vas t'installer à l'arrière comme un gentil petit garçon. Et où est-ce que tu vas me laisser monter de ton plein gré ?

Mes dents se serrent et, à travers ma mâchoire crispée, je grommelle :

— À l'avant.

Ma fierté en prend un coup, mais ce n'est rien en échange du sourire narquois que j'obtiens. D'autant plus qu'il prend le temps de frotter mes cheveux et de déclarer :

— C'est bien.

Je suis foutu.

Installé sur le cheval, il me sort de mes pensées en levant la main sous mes yeux. Je la saisis et prends appui dessus, me propulsant du sol pour grimper derrière lui. Avant qu'il ne prenne la route, je m'appuie contre l'arrière de l'animal, mais il avance sans prévenir, si bien que pour éviter la chute, je glisse mon bras autour de la taille de Sohane. Son ventre se contracte, et je ressens une pointe de culpabilité de l'avoir touché sans qu'il ne s'y attende. Pour autant, il m'accorde un regard malicieux par-dessus son épaule.

— Alors, monsieur le roi, on ne sait pas monter un cheval de course ?

— Tu m'as pris par surprise, me renfrogné-je.

Il éclate de rire.

— Tiens-toi bien.

Son ton reste assuré, mais je remarque l'extrémité de ses oreilles rougir, lorsqu'il m'invite à le toucher de son plein gré. J'hésite un instant, ma main reste ballante le long de mon corps, pendant que le sien se contracte autour de l'animal pour ne pas chuter. Puis après une longue inspiration, je trouve le courage de croiser mes bras autour de son ventre. Je mentirais si je disais que pouvoir le prendre dans mes bras après autant de souffrance ne clouait pas mon cœur au sol. Ça n'a rien d'une étreinte, ça ne s'y apparente pas même un peu, mais... je l'ai contre moi. Je peux sentir son odeur et sa peau effleurer la mienne. Je peux fermer les yeux sans qu'il ne se volatilise et quand je les ouvrirai, il sera toujours là.

C'est plus que tout ce qu'il m'a été donné d'espérer ces dernières années.

Lors du trajet, il se focalise sur le chemin, il ne dit pas un mot et je crains de le faire. Je n'ai pas l'habitude d'être timide en présence de Sohane. Quand il est question de lui, je n'hésite jamais, j'ai toujours besoin de lui parler et je ne m'empêche pas de le faire. Alors pourquoi je pince mes lèvres pour qu'aucun mot ne les franchisse ? Pourquoi ma poitrine se serre dès que son corps percute le mien ?

Je ne sais plus comment agir avec lui, non pas parce qu'un malaise se crée entre nous, mais parce que je n'ai aucune envie d'être trop encombrant. Ni qu'il décide de reprendre ses distances d'un seul coup. Ce matin, il m'a adressé la parole alors que je m'attendais à ce qu'il marche vingt mètres devant moi. Je ne veux pas tout gâcher.

Je ferme les yeux, transcendé de bonheur quand je m'autorise à poser mon menton sur son crâne.

Plus on avance, plus les arbres revêtent des feuilles de couleurs vives et les champs sont parcourus de fleurs aux teintes éclatantes. L'odeur de moisissure est annihilée par l'effluve du pollen, et malgré l'appréhension de découvrir pour la première fois mon pays d'origine, une part de moi en meurt d'impatience.

Après de longues heures de voyage, lorsqu'on aborde une rivière qui serpente entre des sapins dont les épines ne sont pas encore tombées, Sohane s'arrête. Il tapote ma cuisse pour attirer mon attention et je lui obéis, descendant de l'animal sans qu'il n'ait à me le demander.

— Ne me dis pas que t'attendais juste de m'emmener dans le coin le plus perdu de la forêt pour m'y abandonner.

— Ne me donne pas des idées, souffle-t-il en sautant à son tour de l'étalon.

Il l'attache à un tronc, les pieds emmêlés dans un amas de racines. Sohane étire tout son corps, se défait de l'emprise des ronces qui enlacent ses mollets et se dirige vers la rivière cyan. Ses mains s'enduisent sous l'eau avec une telle tendresse, que j'ai l'impression qu'elle s'arrime à sa peau et lui remonte jusqu'au coude. Il ne fait rien d'étrange, mais, j'ai tant de mal à le cerner, que le moindre de ses gestes me semble suspect. Et même après avoir ôté son haut, et s'être humidifié la nuque, il ne me donne aucun indice sur ce qu'il compte faire ici, ni sur la raison pour laquelle on s'est arrêtés.

Je reste penaud, au bord de la rive, à le regarder immerger sa tête sous l'eau jusqu'à ce que ses mèches gorgées déferlent de gouttes lorsqu'il les projette en arrière. Des lignées humides s'esquissent sur son dos et je suis fasciné par les fossettes qui encadrent la naissance de sa colonne vertébrale, quand il me jette un regard.

— J'ai besoin de me laver, précise-t-il.

Maintenant que je comprends ce qu'il veut, mon corps panique. Je ne sais quoi faire de mes mains agitées et je finis par tapoter mon front pour me remettre les idées en place. Mon cœur pulse jusque sous mes pommettes, où mon sang afflue sans scrupule, alors que je cherche mes mots.

— Ah, je vais faire un tour alors.

Je tourne les talons, les joues brûlantes, tandis qu'il m'interpelle.

— Tu n'as qu'à faire pareil.

Cette fois, mon cœur cesse de fonctionner. Je fixe le sol à la recherche d'une réponse qui ne vient jamais. Je ne comprends plus rien. Hier il ne voulait plus de moi, aujourd'hui il me laisse le prendre dans mes bras. Est-ce qu'il a fini par changer d'avis, ou je dois me contenter de son amitié ?

Le clapotis qu'émet l'eau en engouffrant son corps me fait revenir à moi. L'appréhension irradie ma poitrine à mesure que je me retourne, découvrant une pile de vêtement sur la rive, et un dos large, strié d'une simple cicatrice en son centre. Sohane s'aventure dans les profondeurs de la rivière, mais tout ce qui retient mon attention, c'est la preuve qu'il a failli me filer entre les doigts ; le relief de peau qui parcourt le dessous de son omoplate gauche.

J'expire tout l'air qui encombre mes poumons, de peur que la tension ne provoque mes larmes. Je n'ai pas envie que cet instant prenne une triste tournure, même s'il m'est difficile de prétendre que je suis insensible à son corps marqué de traces de blessures qui ont perforé son âme plus que sa chair.

Mon attention s'échoue à mes pieds, dans la crainte qu'il me surprenne de nouveau à l'épier. Je me résous à me débarrasser de mes vêtements, tant que mon embarras ne me cloue pas au sol. En silence, je m'approche de l'eau, surpris que ma nudité puisse me faire sentir si vulnérable.

Ça fait si longtemps que je ne me suis pas retrouvé nu en présence de quelqu'un ?

Mon ventre est enseveli et je peine à reprendre ma respiration, mais je continue de rejoindre Sohane, dont seules les épaules subsistent hors de l'eau. Il est dos à moi, mais il n'y a pas moyen qu'il ne me sente pas arriver. Son instinct est plus affûté que le flair de n'importe quelle bête sauvage qui rôde.

Je me sens idiot de ne pas avoir réfléchi avant de le rejoindre au milieu de la rivière, sans même savoir s'il voulait vraiment de ma présence à ses côtés. Maintenant, je tente de m'éloigner sans attirer son attention, mais mon pied glisse sur une roche couverte de mousse. Le temps de paniquer et je me retrouve immergé sous l'eau glacée.

Le froid me compresse les côtes. Je m'extirpe de son étreinte à une vitesse effroyable, avant de croiser mes bras sur mon torse, tétanisé. Imprégnés jusqu'aux racines, je secoue mes cheveux pour ne plus qu'ils me gouttent sur les épaules et arrêter de claquer des dents.

Je m'apprête à rejoindre la rive, mais Sohane, plié en deux, tient son ventre. Son rire est à peine perceptible, étouffé par le chant des oiseaux qui nous surplombent, pourtant, il me dissuade de partir. Il essuie ses paupières malgré l'humidité qui macule ses doigts, cherchant à reprendre son souffle.

— Fais attention, c'est glissant, remarque-t-il.

Je feins un rire amer.

— Merci de ta sollicitude.

Le voir sourire répare en moi quelque chose que je n'avais pas conscience qui était brisé. Ces derniers jours, je n'ai pas ressenti le besoin de le couvrir de mes bras pour le protéger de tout ce que ce monde affreux a à offrir. Parce que Sohane ne m'a pas donné l'impression de porter sur ses épaules plus de souffrance qu'il ne soit possible d'en supporter. Il ne s'est pas empêché de manger, il n'a pas vomi les seuls repas qu'il a réussi à ingérer, il ne s'est pas plaint de devoir porter des tenues qui dévoilaient son corps. Sohane n'a pas pleuré en se déshabillant devant moi, il s'est confié à moi, plus en quelques semaines qu'il ne l'a fait en un an. Peut-être qu'après tout ce temps, il a raison de penser que je ne le connais plus aussi bien qu'avant, mais si je dois apprendre à connaître une version de lui dont la douleur ne caractérise plus l'existence, je n'aurais plus aucune prière à exaucer.

Je serais comblé.

— Elle est bonne, tu sais ? m'enquis-je.

— Je ne suis pas du même avis.

Des frissons parcourent la naissance de son abdomen et meurent entre ses clavicules.

— Tu ne peux pas le savoir, tant que tu ne l'as pas goûtée, lancé-je en m'approchant de lui à pas lents.

Sohane penche la tête sur le côté, averti du danger, et tend une main sous mon nez.

— N'essaie même pas, menace-t-il.

À peine a-t-il prononcé ces mots que ma main se referme sur son crâne, le forçant à plonger sous l'eau. Les bulles remontent à la surface tandis qu'il se débat, cherchant à regagner pied. Ses mouvements désordonnés l'entraînent au loin du rivage. Pris d'effroi, je m'empare de son bras pour l'aider à se redresser. Ses cheveux ruissellent devant son visage, mais je n'ai pas besoin de le voir pour deviner le regard noir qu'il me lance.

— Il est trop tard pour avouer que je ne sais pas nager ? souffle-t-il.

Seules ses lèvres effleurent la surface, son corps ne flottant que grâce à ma poigne ferme. Il n'a plus pieds et même dans une telle situation, je trouve le courage de m'esclaffer.

— Il n'y a rien de risible.

— Tu ne sais pas nager, répété-je.

— Et dans quelles occasions aurais-je pu apprendre à nager, cloîtré dans un palais, imbécile ?

Sa main libre fouette l'eau, m'envoyant une vague glacée en plein visage. Bien que l'envie de le taquiner me démange, je me contente de retenir un sourire et de m'excuser.

— Tu peux toujours... éludé-je.

— Si tu me proposes de m'accrocher à toi, coupe-t-il, je te jure que je te noie avec moi, Aimé.

C'est tout de même satisfaisant de savoir qu'il me connaît mieux que moi-même.

— Très bien, débrouille-toi tout seul, scandé-je en levant les mains.

Ses yeux s'écarquillent, mais avant qu'il ait le temps de rétorquer, l'eau lui engloutit le visage. Il lutte brièvement, à peine cinq secondes, avant de saisir mon poignet et de remonter le long de mon bras pour encercler mon cou. Son corps chaud contraste avec la température de l'eau. Je le sens adhérer à ma peau, de ses chevilles jusqu'à son torse. Il soupire et finit par abdiquer. Son deuxième bras trouve sa place autour de mes côtes et, sans qu'un seul mot ne lui échappe, il croise ses mollets à la naissance de ma colonne vertébrale.

Je crois que mon cœur bat au milieu de ma gorge.

Je ne veux plus jamais le laisser partir.

Il est absorbé par le niveau de l'eau, qui lui arrive au ventre, mais moi, je reste figé. Tétanisé. Non par le froid, mais par l'amour qu'il éveille chez moi. Mon torse se remplit d'oxygène à en frôler l'implosion.

Même si mes doigts sont tremblants, je ne peux résister à l'envie pressante de les glisser le long de son échine. Il frissonne contre moi, congelé. Les mouvements de sa poitrine accélèrent contre la mienne, et même si je ne voudrais interrompre cet instant pour rien au monde. Même si je voudrais le garder contre moi et sentir ses expirations tièdes s'échouer dans le creux de mon cou jusqu'à la nuit des temps, je suis obligé de le distraire pour ne pas qu'il prenne peur et se renferme.

— Eh bien, mon prince, il me semble qu'une fois de plus, je vous ai tiré d'une situation délicate... déclaré-je en dégageant son visage des mèches qui s'accouplent à sa joue.

— Situation dans laquelle tu m'as fourré.

Je hisse mon bras sous ses cuisses pour qu'il n'ait plus à soutenir son propre poids, l'estomac noué par les rougeurs qui naissent à l'extrémité de ses pommettes.

— Et je ne suis plus le prince de ce pays, Aimé, susurre-t-il, captivé par les reliefs que créent les vagues entre nous.

— Qu'importe, tu seras toujours le mien.

Pas même le plus grand des sages ne pourrait apaiser le vacarme qui prolifère dans mon cœur. Il suffirait d'appuyer dessus pour qu'il cesse de fonctionner. Sohane grelotte contre moi, mais j'en oublie que ses lèvres se teintent de violet, lorsqu'il fixe les miennes.

Il y a un mois, j'attendais que la mort me ramène près de lui. Je me laissais dépérir au milieu de draps qui ne portaient plus que l'ombre d'un parfum que même mon imagination ne pouvait combler. Aujourd'hui, je le serre dans mes bras, au milieu d'une rivière bleu turquoise, dont même la température glaciale ne peut atteindre mon cœur. Il le préserve de son corps.

Son regard se perd au niveau de ma bouche, mais alors que je déglutis, il tourne la tête.

— On ferait mieux de reprendre la route, assène-t-il. On approche de notre destination, on ne devrait pas se laisser distraire maintenant.

Comment peut-il me parler de mission alors que son corps nu n'a pour seul appui que le mien ? Quand il me fait assez confiance pour se reposer contre moi sans chercher à se dérober ?

Il n'y a rien d'insolite. Si quelqu'un pouvait me mettre à l'aise, peu importe la situation ou les conventions, ce serait bien Sohane.

Mais il ne s'est plus livré sur ses sentiments depuis le soir du dîner et aux dernières nouvelles, ce qu'il ressentait pour moi s'est volatilisé en même temps que son corps, meurtri dans une neige éternelle. Je n'ai pas besoin qu'il me partage ses impressions pour savoir qu'il est perdu, j'en ai besoin pour combler la faille béante que son absence a creusé dans mon ventre.

Je ne suis plus aussi fort qu'avant. Sa disparition m'a affaibli, tant que, si avant, je me contentais de le comprendre sans un mot, aujourd'hui je me meurs de l'entendre détailler chacune des pensées qui entache son esprit. Je ne veux plus jamais commettre l'erreur de le laisser ressasser des idées dont il ne sait pas quoi faire et qui le mènent à l'implosion.

Je pose le bout de mon nez à la naissance de sa mâchoire et le laisse glisser jusqu'à la commissure de ses lèvres. Si je n'avais pas les yeux fermés, j'aurais la confirmation qu'il les mouve assez pour déposer un baiser tendre le long de l'arrête de mon nez. J'aurais aimé les ouvrir pour en avoir la certitude.

— C'est toujours ce que tu désires ? m'aventuré-je, incertain quant au sujet que j'aborde.

La guerre, la mission ?

Nous ?

Il hoche la tête, puis la secoue, l'air attristé.

— Je crois, je ne sais plus.

Ses mots me prennent à la gorge, de la même manière que les dernières lignes d'un livre que j'aime. Son incertitude lui est plus douloureuse que la blessure qui immobilise son bras et je peine à le rassurer.

— Reste quand même, me supplie-t-il.

Il murmure, comme s'il craignait qu'une part de moi puisse se dérober. Mais comment veut-il que je fasse sans lui ?

Je mourrais de froid.

Je le berce au creux de mes bras, en silence, si longtemps que je me laisse enivrer par son parfum. Je pourrais m'endormir ici, au milieu de l'eau.

— Il serait peut-être temps que tu apprennes, non ?

— À nager ?

— Quoi d'autre ?

— Très peu pour moi, panique-t-il.

Il resserre son étreinte autour de mon corps, mais je m'empare de ses mains et l'oblige à les délier. Son regard s'assombrit d'une inquiétude amère. Que peut-il bien craindre ? Pense-t-il que je le laisserais se noyer sous mes yeux ?

J'écarte son corps et sa main pour qu'il flotte.

— Reste calme et respire doucement, soufflé-je. Concentre-toi sur ta respiration pour ne pas céder à la panique.

— Et comment suis-je censé respirer, quand ma tête est ensevelie ? s'agace-t-il.

— Improvise.

— Aimé !

Il m'arrache un rire enfantin que je ne peux plus réprimer. Puis, lorsqu'il ferme les yeux pour canaliser son anxiété et recentrer son attention sur sa respiration, je lui lâche la main.

— Étends tes bras et laisse-les effleurer la surface, tu parviendras à garder l'équilibre.

— Si tu énumères tes conseils en commençant par les moins utiles, ne t'étonne pas de m'enterrer ce soir.

Sa remarque me noue la gorge, je n'aime pas l'image de la tombe morbide gravée de son nom qui effleure mon esprit.

— Évite les gestes brusques, bat les jambes calmement pour ne pas t'épuiser, conseillé-je.

Il tique, mais fait ce que je lui demande.

— Regardez donc le grand Sohane Kihara obéir comme un agneau docile.

Il marmonne quelque chose d'inintelligible – sûrement une insulte. Mais je reste concentré sur ses gestes et, lorsqu'il commence à s'enfoncer sous l'eau, j'ajoute :

— Si tu te sens fatigué, essaie de te retourner sur le dos pour flotter et respirer plus facilement.

Il n'entend pas la fin de ma phrase, car il se retrouve immergé sous l'eau en l'espace de quelques secondes. Je m'empresse de l'attraper par la taille pour l'aider à remonter à la surface et reprendre son souffle. Alors qu'il s'accroche à moi d'une main, il utilise l'autre pour me tirer les cheveux.

— Dis-le tout de suite si tu cherches à te débarrasser de moi.

— Relâche-toi, ris-je. L'eau te soutiendra si tu te détends et que tu te laisses porter.

— Bien sûr, qu'elle est charitable.

Sohane râle, puis finit par se rapprocher pour s'appuyer sur mes épaules. Cette fois, je ne l'écarte pas. Ce serait une véritable torture.








Sohane entreprenant depuis deux chapitres, mais que se passe-t-il ? 

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