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𝓐imé










Je suis sûr que la mère de Sohane devait être d'une beauté à couper le souffle. Il est rare de croiser un homme avec des traits aussi harmonieux. Même en ce moment, alors qu'il est endormi comme chacun des hommes de nos troupes, son visage est si attirant, que je dois me retenir de le toucher.

            Que ce soit sa mâchoire, son nez droit, ses pommettes saillantes et rosées, les grains de beauté qui constellent le dessous de ses yeux, ses longs cils noirs, ou ses cheveux bruns, il dégage une attraction fascinante que je ne suis pas sûr de retrouver chez une femme un jour.

            Isayah lui aussi partageait ce charme peu commun, et je ne l'ai jamais retrouvé chez leur père, le roi. J'aurais aimé rencontrer leur mère, elle avait l'air d'être une belle personne, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur.

            Hier, j'ai perdu la raison. Ce soldat – à présent mort – me répugnait déjà pour ce qu'il avait fait à Tara et je m'étais promis de le lui faire payer. Mais l'entendre manquer ouvertement de respect à Sohane m'a fait perdre tout contrôle, et je me retrouve désormais à veiller sur lui pendant qu'il achève sa nuit. 

            Ce qui me met mal à l'aise, c'est qu'une fois de plus, j'ai éprouvé une certaine quiétude en faisant souffrir cet ignoble soldat.

            De l'autre côté de la pièce, Erèbe est assis en tailleur et d'un signe du menton, il m'invite à le rejoindre. Le jour est sur le point de se lever, Sohane a dormi au moins cinq heures, et je garde mon attention rivée sur lui en rejoignant mon camarade. Je m'assois à ses côtés, conscient que les autres peuvent émerger d'une seconde à l'autre.

Par réflexe, je lui assène un léger coup de poing sur l'épaule, mais un gémissement de douleur s'échappe de sa trachée.

            — Rien de grave, s'esclaffe-t-il. C'est juste Raven qui a estimé que je me tenais trop près de Tara, et je peux te dire qu'elle ne paie pas de mine, mais qu'elle fait mal.

            J'essaie d'étouffer mon rire.

— Une longue journée nous attend, soufflé-je.

            — Encore une où tu vas courir après le prince.

            — Non, j'abandonne. J'aurais beau insister, il ne me fera jamais confiance.

            — Aimé...

            — Il n'a pas envie d'être aidé, je peux te dire que j'ai essayé. Et puis il sait où me trouver, je n'ai pas à lui courir après, comme tu dis.

            — Aimé, insiste-t-il. Tu crois vraiment que s'il te faisait confiance il te le dirait explicitement ? Enfin, c'est Sohane Kihara. Je n'ai jamais vu ce type sourire une seule fois, et j'ai dû l'entendre parler trois fois au maximum.

            — Il ne montre pas ce qu'il ressent, le défends-je.

            Du revers de la main, il m'indique que je viens de m'apporter la réponse à mon problème de moi-même.

            — Je ne le porte pas dans mon cœur, mais j'admets que tout ce qui est dit sur lui n'est pas forcément vrai. Il ne supporte pas le contact physique, tout le monde le sait, mais tout le monde prétend le contraire.

            Ça me rassure de savoir qu'Erèbe n'est pas aussi crédule qu'il le laisse croire, sur tous les sujets qui concernent Sohane.

— Je ne pense pas que tu réalises combien tu dois être spécial pour lui, pour parvenir à te tenir si proche et le toucher, sans mourir.

            — Comment ça ?

            — Parfois, tu ne te rends même pas compte que ta main est posée sur son épaule, ou que tes doigts maîtrisent son menton, souffle-t-il. Mais nous en tant que soldats de sa majesté, si, et je peux t'assurer que si tu veux faire parler de toi, tu es sur la bonne voie.

            Il y a peut-être quelques fois où je pose mes mains sur lui par inadvertance, mais ça me paraît si naturel que je n'y porte pas plus attention.

            — Si Sohane est considéré comme un dépravé, ce n'est qu'à cause du bouche à oreille. Crois-moi qu'on ne l'a jamais vu accepter le toucher de qui que ce soit.

            Peut-être qu'il a raison, je suis spécial pour Sohane. Ou peut-être qu'il serait ainsi avec n'importe qui, s'ils daignaient l'approcher à moins de trois mètres sans clamer qu'il n'est qu'un faible ou un esclave sexuel.

            En l'occurrence, je demeure persuadé qu'il est juste reclus sur lui-même à cause du poids des autres.

— C'est moi qui ai été chargé d'escorter Beth, je lui ai dit que le prince était impatient de la prendre pour épouse, me confie-t-il sans contexte.

            — Sale traitre !

— Qui de nous deux abandonne l'autre avec deux aliénées qui passent leur journée à se draguer ? demande-t-il, en faisant référence à Tara et Raven.

            — Sois pas jaloux, chéri, me moqué-je. Ta princesse viendra.

            Il soupire de désespoir, comme si l'amour n'était pas un sujet auquel il croyait. De sa main libre, il ébouriffe mes cheveux tout en me regardant avec compassion, les lèvres pincées. Il y a encore des secrets qui lui pèsent et qu'il refuse de me partager. Je ne sais si un jour il me fera assez confiance pour ça, mais j'espère qu'il trouvera quelqu'un à qui offrir tout l'amour qu'il conserve.

— Plus sérieusement, je lui ai donné un coup de main pour conclure son mariage, en quoi suis-je un traître ? demande-t-il innocemment, un sourire aux coins des lèvres.

— Il n'en veut pas de ce foutu mariage !

— On dirait que c'est le tiens à ce niveau-là. Il ne faut pas être autant concerné par les histoires de cœur des autres, chéri, se moque-t-il, amusé par mon air blasé.

— Tu sais que s'il l'épouse, tu devras les supporter au palais à longueur de journée ? Assister à toutes ces démonstrations d'amour... explicité-je.

Il y réfléchit quelques secondes, puis imite un haut-le-cœur rien qu'à l'idée de voir le prince qu'il hait se faire peloter dans les couloirs du palais. Une image qui me donne à moi aussi des frissons de dégoût, par ailleurs.

— Si ton but était de me donner la nausée pour la journée, eh bien c'est réussi, soupire-t-il.

Comme réponse, je lui envoie un baiser à distance qui le fait soupirer, avant de rejoindre mon couchage auprès de Sohane. Le concerné est allongé, l'arrière du crâne appuyé sur sa paume et les paupières entrouvertes.

Depuis combien de temps s'est-il réveillé ?

            — Bien dormi ? l'interrogé-je.

            Sans formuler aucune réponse, il me tourne le dos et dissimule son visage contre le mur.

            — Sérieusement, tu boudes ?

            Un soupir m'échappe, alors que le prince décide d'en revenir au stade de simples connaissances et de m'ignorer, comme s'il n'avait pas passé la nuit à presser mon vieux tee-shirt sous son nez.

            D'ailleurs, si je ne me trompe pas, cet homme n'est pas du genre à s'endormir en quelques secondes tel un enfant abreuvé. Pourtant hier soir, il ne lui a pas fallu longtemps pour sombrer. Si je ne le connaissais pas, je dirais qu'il s'est senti en sécurité. Du moins, assez pour me confier son sort, pendant qu'il se reposait.

            — Tu as trouvé un nouvel argument non valable pour faire comme si je n'existais pas, c'est ça ?

            J'ai du mal à le suivre, c'est bien pourquoi il m'agace autant. J'ai horreur de devoir réfléchir en continu à mes actions, par crainte d'avoir dit quelque chose qui le pousserait à m'éviter les six prochains jours.

Comme au début.

Il ramène la couverture sur son nez et camoufle son visage tel un gosse apeuré. S'il veut de nouveau instaurer une barrière entre nous, il n'a qu'à l'admettre à voix haute. Je ne mettrais pas bien longtemps à exécrer pour de bon son côté imbus de lui-même.

— Je prends ça pour un oui.

— Cesse de te faire la discussion tout seul, c'est épuisant, tranche-t-il.

— Excusez-moi, mon prince, je ne voulais surtout pas perturber votre sommeil, déclaré-je avec sarcasme. Mais peut-être qu'il vous serait plus facile de respirer si vous lâchiez mon tee-shirt.

Ses pommettes se réchauffent légèrement, d'autant plus lorsque j'entends les premiers soldats émerger et grogner sous leurs couvertures à l'instar d'animaux. 

— Etouffe-toi avec, crache-t-il en me le lançant dessus. J'avais des heures de sommeil à rattraper.

— Evidemment.

Je suis à bout de nerfs. Son malaise me fait éclater de rire nerveusement, ce qui ne plaît pas aux hommes qui se plaignent de ne pouvoir prolonger leur nuit. De toute façon, il n'est plus question de dormir, nous avons des choses importantes à faire.

Je monte à l'étage afin de me préparer pour cette journée. Je me rince le visage à l'eau froide, pour m'extirper de cet état léthargique, alors que la chaleur du bain me brûle presque le corps.

Il n'y a pas meilleure sensation que de sentir son corps se vivifier au contact de l'eau, alors pourquoi j'ai un arrière-goût désagréable qui encombre ma gorge ? Pourquoi j'ai un putain de pressentiment qui embrume ma vue d'un filtre verdâtre, poisseux et misérable ?

Quelqu'un frappe à la porte et même si je ne réponds pas, cette personne entre. Il s'agit d'Erèbe, bien qu'il ne lui ressemble que de faciès. Il semble différent de celui avec qui j'ai conversé ce matin, un peu moins enjoué, un peu plus abattu.

— Tout va bien ? m'enquis-je.

— On ne peut mieux.

C'est fou comment toutes les personnes que je connais se sentent mal et espèrent que quelqu'un s'en rende assez compte pour leur venir en aide. C'est fou comment toutes les personnes que je connais répondent de la même manière quand j'essaie de leur procurer cette même aide.

— Plus convainquant la prochaine fois.

— Ecoute Aimé, je ne suis pas ici pour que tu me réconfortes.

Je me redresse dans l'eau, dégageant mon visage des boucles humides qui me masquent la vue, lui accordant toute mon attention.

— Alors dis-moi clairement ce que tu veux ou attends de moi, ne passe pas par quatre chemins en prétendant aller bien.

L'obscurité de la pièce, tamisée par les parois en bois, m'empêche de discerner précisément ses traits de visage. Je ne sais qu'attendre de l'issue de cette conversation.

Il s'assoit sur le rebord de la baignoire dans laquelle je me trouve, recueillant la tiédeur de l'eau au creux de sa main. Je perçois le coin de ses lèvres s'affaisser davantage lorsqu'il dispose d'une seconde pour se perdre dans ses pensées.

— Quand je vous observe, toi et le prince, je me revois avec Iáson, admet-il.

Je ne comprends pas ce qu'il cherche à me faire savoir.

— Même si tout vous oppose, vous êtes reliés l'un à l'autre. Vous parvenez à communiquer et vous comprendre sans fournir d'efforts, murmure-t-il.

— C'est loin d'être le cas.

Sans prendre en compte ma réponse, il poursuit ses explications :

— Certaines personnes sont conçues de manière à correspondre à tout le monde et savoir s'intégrer. Mais il y en a qui ne parviennent jamais à trouver une harmonie au sein d'un groupe, parce qu'ils ne conviennent qu'à un seul être, affirme-t-il.

Ses mots résonnent en moi tant j'essaie de les comprendre, mais je ne vois pas où il veut en venir. Puis il explicite :

— J'étais comme ça avant de rencontrer ton frère.

— Faut croire que c'est dans nos gênes d'être attirés par les solitaires froids, et de vouloir les sauver d'eux-mêmes.

J'arrive à lui arracher un sourire et je m'en réjouis.

— Il représentait bien plus pour moi qu'un simple camarade de combat. Je n'ai jamais eu l'occasion de lui faire savoir, mais je pense, enfin j'espère qu'il en avait conscience.

            Je prétends que son aveu me laisse indifférent, mais mon cœur manque de s'arrêter. Mon frère avait une relation plus qu'amicale avec Erèbe ?

            — J'en suis sûr Erèbe. C'est certain, je te promets qu'il le savait et que c'était réciproque. On ne peut que t'aimer.

            Une larme dévale sa joue alors que je pose ma main sur la sienne.

            — Pourquoi le prince est-il en vie et pas lui ? Qu'est-ce qu'il méritait de plus ? Iáson était bon envers tous, il ne devait pas périr à la place du prince.

            — On dit que les meilleurs partent en premier, le rassuré-je.

            — Tu y crois vraiment ?

            — Je ne sais pas... Peut-être que leur âme est si pure qu'elle mérite de connaître la paix avant d'être salie avec l'âge.

            Son regard divague. Il médite sur ce que je viens de dire et j'ai l'impression que ça le réconforte.

Du moins, je l'espère.

            — Peu importe, je n'ai que faire des autres, mais je tenais à te remercier au moins toi, chuchote-t-il.

            — Me remercier pour quoi ? 

— D'exister, de m'avoir permis de ne pas me perdre en chemin.

— Je ne suis pas sûr de comprendre...

— Je ne peux pardonner le prince, je crains de le blesser un jour, admet-il. Rien n'aurait pu me réjouir davantage il y a quelques temps, mais maintenant que j'ai compris qu'il est ton Iáson, j'en suis incapable.

— Erèbe... soufflé-je.

— Il ne mérite pas de vivre, mais tu ne mérites pas de souffrir. Alors je m'en vais.

Je manque de m'étouffer avec mes propres mots. Compte-t-il vraiment partir comme ça ? Il ne peut pas tout laisser derrière lui pour une soif de vengeance inaboutie.

Je ne le laisserai pas faire.

— Je te connais, tu vas essayer de me convaincre du contraire mais ma décision est déjà prise Aimé, merci d'avoir été à mes côtés, me confie-t-il en se penchant en avant pour embrasser mon front.

Je le perds. Je l'ai déjà perdu. Il me file entre les doigts comme mon père, comme ma mère, comme mes frères et comme Sohane le fera un jour.

— Promets-moi juste qu'un jour on se verra à nouveau, et tu pourras me montrer combien tu es devenu un soldat mémorable et dévoué. Je veux être témoin de ton ascension, champion. J'ai toujours cru en toi, déclare-t-il avec tendresse.

Incapable de synthétiser cette discussion, je m'essuie et enfile une tenue adéquate avant de rejoindre le reste des troupes au rez-de-chaussée.

Ses mots me font mal. C'est comme si je me vidais de mon sang, étalé au sol pour une blessure qu'il m'a causée, et qu'il me regardait de haut, arme en main, criant : colmate ta plaie, ce n'est pas compliqué à faire seul ! Tu n'as pas besoin de moi.

Sauf que j'ai besoin de lui.

Ça me tue tellement qu'il veuille me laisser que je ne prends même pas la peine de lui répondre et l'abandonne dans cette pièce empreinte d'une lourde atmosphère.

Je le déteste. Je le déteste. Je le déteste.

Pourquoi me fait-il ça ?

Ici-bas, un silence plombant me prend aux tripes, troublé par quelques murmures étranges. Les hommes déjeunent en silence, une chose habituelle qui me laisse perplexe ce matin. Quant à Sohane, il est entouré de trois soldats et leur donne des directives brèves. Lorsque j'entre dans son champ de vision, il continue de parler sans me lâcher du regard une seule seconde.

Je tente de trouver des réponses à ce poids qui se forme dans mon estomac, mais ses pupilles sont vacantes de toute émotion, comme avant.

J'aimerais rationaliser la chose, et me persuader que tous ces évènements récents pèsent sur ma santé mentale, c'est pourquoi je deviens paranoïaque. Cependant, jusqu'ici mon instinct ne m'a jamais fait défaut, et ça m'angoisse de ressentir la même chose que le jour où j'ai perdu ma mère.

J'entrouvre mes lèvres afin de formuler quoique ce soit qui puisse m'aider à éclaircir la situation. Sohane fronce immédiatement ses sourcils tout en prenant une longue inspiration qui m'incite à fermer ma bouche. Sa mâchoire se contracte, ses narines, ses pupilles se dilatent, son corps se tend et j'ai l'impression de crouler sous la pression de ce moment indéchiffrable.

Dès lors que je me décide à prendre la parole, Sohane se rue sur moi et projette nos corps au sol.

La pièce prend feu. Elle s'enflamme en un temps record par-dessus nos gabarits étendus au sol.

Du feu Grégeois. La seule substance incendiaire connue pour créer des flammes intenses et persistantes. Lancée sur l'ennemi, elle s'enflamme au contact de l'air et est pratiquement impossible à éteindre.

La pièce est remplie d'une épaisse fumée grise, qui danse sous nos yeux et s'infiltre dans nos poumons. L'odeur âcre du feu remplit l'air et me provoque une toux insoutenable. Les flammes crépitent autour de nous, elles nous font transpirer et nous étouffent tant que je peine à garder mon calme. J'ai besoin de satisfaire mon manque d'oxygène, alors je prends des inspirations courtes qui me font tourner de l'œil.

Je ne vois plus rien, je crois que je perds connaissance. Impossible pour moi de suivre ce qui se passe. Je n'entends que les hurlements d'agonie, les appels à l'aide, et les ordres approximatifs des quelques survivants.

Ma joue gauche souffre d'une brûlure qui n'a rien à voir avec le feu, elle provient de la gifle que m'a assené Sohane pour me maintenir éveillé Les sensations dévalent de nouveau mon corps. Je me redresse en une fraction de seconde, la tête qui tourne, la trachée abîmée et les mains tremblantes. Il m'attrape par le col et me hurle de reprendre connaissance.

Je ne l'ai jamais vu aussi intransigeant.

La sueur perle sur son front tant la chaleur de la pièce nous calcine. Nous sommes tout autant à quelques centimètres des flammes qu'à un mètre de la sortie, échoués sur le parquet et prêts à y laisser nos vies.

Nous échangeons un regard. Un silence éloquent, alors que les mots deviennent intelligibles dans cette atmosphère. 

Je couvre mon visage à l'aide de mon haut pour filtrer l'air, tâchant de finir le travail de Sohane qui s'est chargé de tirer nos corps sur quelques mètres.

Des mains se posent sur nous et nous extirpent de ce calvaire. Il s'agit d'un soldat accompagné de Raven et Tara. Leurs joues témoignent de larmes fraîches impossibles à réfréner. Celles-ci me frappent de plein fouet et me ramènent à la réalité.

Je m'étale sur le dos, à même le sol. L'herbe encore couverte par la brise matinale me maintient éveillé pendant que je prends conscience des dégâts.

On vient de perdre la majorité de nos hommes.

Il ne reste rien de nos troupes, si ce n'est deux femmes acquittées de l'étable adjacente, un homme chargé de les accompagner, et nous. Sohane et moi.

Soudain, un vertige suivi d'une vague de larmes silencieuse me percute.

— Et Erèbe ? m'enquis-je en me redressant, cherchant une réponse dans les yeux de mes camarades dévastés.

Tara baisse la tête au moment où Raven secoue doucement la sienne. La blonde s'écroule contre sa partenaire. Raven ne s'oppose pas, caresse les cheveux de son amie et formule un désolé muet à l'instant où Tara prend la parole.

— Oh... Aimé, il n'est jamais sorti, admet-elle d'une voix brisée.

Je ne perds pas une seconde et m'apprête à sombrer dans les flammes pour le retrouver. Seulement, Sohane m'en empêche.

Je me débats entre ses bras, incapable de recouvrer la raison. Il faut que je le sauve, je n'ai même pas eu le temps de lui dire au revoir. Il doit avoir chaud et doit se sentir seul dans cette foutue salle désertique où je l'ai abandonné par vanité.

Il est entré dans cette pièce pour moi, et n'en est jamais sorti à cause de moi. Je refuse de l'accepter.

Je dois le rassurer, lui dire qu'il a le droit de prendre sa liberté si c'est ce qu'il souhaite. Que je le soutiens et que je ne lui en veux pas de partir.

Il ne doit pas retrouver mon frère tout de suite, j'ai le droit d'être assez égoïste pour le supplier de rester ici avec moi un peu plus longtemps. L'avenir appartient aux survivants et Erèbe en fait toujours partie.

Je le sais.

Je ne veux pas fêter mes dix-neuf ans en sachant qu'il en aura vingt-et-un pour toujours. Et je veux encore moins l'imaginer pleurer seul dans cette salle de bain, en regardant le dernier ami qu'il lui reste lui tourner le dos, quelques secondes avant de mourir.

J'ai plus de force que Sohane, même s'il résiste autant qu'il le peut, dès lors que j'explose son emprise, il hurle mon prénom.

— IL EST MORT, FAIS-TOI UNE RAISON !

Je cesse de me débattre. La voix de Sohane m'assiège, elle est si rigide que je ne peux que la croire. Assister à la mort d'un proche c'est quelque chose que je pensais n'arriver qu'aux autres.

Du moins, ça ne pouvait pas m'arriver à moi.

Pas encore...

Tout se reproduit à nouveau. Même si rien n'est pareil. Aujourd'hui je perds non seulement un camarade, mais aussi un ami, un frère et un pilier.

Sohane tente de nouveau de me retenir, or, je ne lutte plus. Je me laisse bercer par l'odeur de bois brûlé qui nous environne, tout en pressant ses bras contre ma poitrine. Il ne bouge pas, mais ne me relâche pas non plus.

— On ne se reverra plus, il ne me verra jamais devenir un soldat mémorable, murmuré-je.

            — Quoi... ? s'enquit Sohane.

            — Il ne témoignera jamais de mon ascension.

            C'est à cet instant que je m'écroule sur mes genoux sans réaliser que je ne suis pas le seul à souffrir. Je ne suis pas autorisé à monopoliser l'attention alors qu'ils agonisent tous de la disparition de nos camarades.

            Surtout Sohane, lui qui une fois de plus, perd ses hommes dans des circonstances tangibles, sans pouvoir rien y faire. Toutefois, je me laisse ensevelir par une vague de rage intense sans m'y opposer. L'indignation fermente dans mes entrailles et déforme ma perception de la réalité, aussi bien que ma sérénité usuelle.

            — Je sais ce que ça fait, Aimé, tu dois te calmer et reprendre ton souffle, formule Sohane en s'abaissant à mon niveau.

            — Comment tu le pourrais ? craché-je. Tu n'as jamais tenu à personne !

            — Tu ne le penses pas, se rassure-t-il.

            — Je pense tout ce que je dis Sohane, t'es un putain d'égocentrique, incapable d'aimer qui que ce soit et incapable d'être aimé par qui que ce soit, articulé-je mot pour mot en m'assurant que son regard s'obscurcisse de douleur, au moins autant que le mien.

            — Ça suffit maintenant, vous vous adressez au prince, ordonne l'homme dressé aux côtés de Tara.

            — Je l'aurais à peine remarqué, ironisé-je. En quoi ça te concerne de toute manière, ce serait bien la première fois qu'un soldat prendrait sa défense.

            Je m'arrache à l'emprise de Sohane en me redressant et avance en direction du soldat qui ose me reprendre. Ses traits se tendent à mesure où je l'approche, même s'il prétend du mieux qu'il peut ne pas s'en importuner.

            — Mais ça t'en as aucune idée, pas vrai ? Parce que tu ne fais pas partie de nos troupes, chuchoté-je à son oreille. C'est à cause toi que tout ça est arrivé, hein ?

            Son absence de réponse ne m'aide pas à faire preuve de lucidité et je me réjouis de témoigner à la formation de peur dans ses iris.

            — Vous... vous vous méprenez, bafouille-t-il avant que je le projette au sol.

            Je m'empare d'une pierre et meurs d'envie de la lui écraser sur le crâne. Elle est tant pressée au creux de ma paume que je pourrais m'ouvrir la peau, mais des tremblements impromptus me laissent hésitant.

            Sohane apparaît dans mon champ de vision, et décrète d'un ton concis :

            — Réfléchis à ce que tu fais Aimé, tu ne pourras plus revenir en arrière.

            Main en l'air, je ne peux me résoudre à passer le pas, encore moins si Sohane y assiste à nouveau. Il comprend que je suis paralysé et me libère de mon fardeau en m'enlevant la pierre. Notre soldat s'écarte la seconde qui suit et les larmes qui coulent sur ses pommettes me brisent le cœur.

            Etais-je vraiment prêt à tuer un de mes hommes ? 

            Je manque de souffle. Me tenir la poitrine d'une main n'y change rien, elle me provoque une douleur semblable à un coup de poignard.

Il faut que je m'isole, alors je m'enfonce dans la forêt sans m'importuner de la destination.

Après une centaine de mètres, je m'effondre, comme si toutes mes dernières forces avaient déserté mon corps en un coup de vent.

Je songe à me laisser m'étouffer par mon manque de souffle et ne pas fournir un seul effort pour le retrouver.

J'y songe vraiment.

Or, le seul homme qui ne m'ait – au final – jamais abandonné depuis mon arrivée, s'assoit à mes côtés. Il s'assoit à mes côtés. Sohane n'a pas l'air plus serein que moi, il est même davantage tourmenté. Je vois à son visage que lui-même ne sait pas ce qu'il fait là. Il m'a juste suivi par instinct, comme je l'aurais fait à sa place.

Je le fais depuis que je l'ai rencontré.

            — Tu peux marcher ? interroge-t-il.

            — Je ne sais pas.

            — Alors reste allongé encore un peu.

            Je ramène mes mains sur mes yeux, tâchant de dissimuler les larmes que je ne peux retenir plus longtemps.

            — Ne fais pas comme s'il ne s'était rien passé, le supplié-je à voix basse. J'allais faire quelque chose d'horrible.

             Maintenant que la pression redescend, je ne peux plus réfréner la tristesse. Je prie pour que Sohane ne me repousse pas alors que je me tourne vers lui et dépose ma tête sur ses cuisses. À défaut de ne pas s'opposer, il ne s'accorde pas non plus.

            J'imagine qu'il demeure impassible en m'observant de haut, pleurer sur lui comme s'il s'agissait d'un être à qui je peux faire confiance. Et moi, je hisse ma main sur sa hanche pour m'accrocher à lui durant ces secondes de troubles où je vois tout noir.

            Je verse des larmes et je cherche du réconfort auprès de l'homme qui se soucie le moins de moi sur cette Terre. Pourtant, alors que je pense devoir m'en sortir seul, je sens ses doigts se glisser dans mes boucles et presser ma tête contre son corps.

            — Tu te perds, Aimé. Putain, je te perds, panique-t-il, sa main libre agrippée à mon épaule.

            Cet amalgame de sentiments crée quelque chose de néfaste dans mon estomac, si bien qu'y ajouter de l'affection de la part de Sohane me donnerait presque envie de vomir de tristesse.

            — La colère nous pousse à faire des choses dont on ne se serait jamais pensé capable, murmure-t-il. Elle nous possède tant, qu'on en vient à se haïr soi-même pour le mal qu'on cause.

            — Je n'étais pas comme ça, j'ai... c'est comme si quelque chose s'était bouleversé en moi, et ... maintenant, ça continue d'enfler, confié-je. À chaque fois que je subis une situations que je suis incapable de supporter, cette chose apparaît et elle reprend ses droits sur moi.

            Le toucher de Sohane se fait de plus en plus délicat. C'est... apaisant. Réconfortant. Ça ne sonne pas comme Sohane et pourtant, si j'avais dû imaginer recevoir un tel amont de douceur, je n'aurais vu personne d'autre que lui.

            — Je ne sais plus qui je suis, admets-je. Je crois que je peux perdre le contrôle à tout instant.

            Mais ça, il le sait déjà, sinon il ne m'aurait pas distrait d'une main, pour tenter de me poignarder de l'autre.








Bonsoir, ça va vous ? 🙂

Tout le monde est ok ?

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