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Un deuxième chapitre de LCNA pour cette fin de semaine ? 

Why not...

Je l'aime pas mal celui-là, bonne lecture : ) ☕️💋













𝓐imé






Je me souviens d'un après-midi, en plein cœur du mois de décembre. Je venais d'apprendre la funeste nouvelle concernant la mort de Iáson, et le chagrin m'a pris à la gorge, si bien que je n'ai désiré parler à personne. Bien que mes échanges avec mon grand frère s'étaient amoindris avec le temps, sa disparition m'a détruit. Parce qu'il était le seul en qui j'avais foi. Je le croyais lorsqu'il affirmait qu'il nous tirerait de la misère, qu'il mettrait fin aux conflits. Je croyais Ares, lorsqu'il soutenait que son fils serait le héros tant espéré, qu'il suffisait de faire preuve de patience.

Sa patience l'a conduit à sa perte.

Je me suis assis au bord de la rivière où Iáson m'emmenait jouer, quand nul autre ne se souciait de moi. Être le benjamin de la fratrie avait ses inconvénients ; la solitude en faisait partie. J'ai grandi en m'isolant, n'éprouvant jamais le besoin de fréquenter beaucoup de monde. Quand ma mère m'encourageait à converser avec les jeunes de mon âge au village, je ne voulais rien entendre.
Ma propre présence me suffisait.

En cette fin d'après-midi, tandis que j'essuyais mon pantalon souillé de boue pour rentrer, un jeune du village s'est assis à mes côtés. Je ne me rappelle pas son visage, mais je sais qu'il m'a impressionné. Il représentait tout ce que je n'étais pas : sûr de lui, joyeux, intimidant.
Il m'a demandé de rester à ses côtés, et, ne désirant pas rentrer pour faire face aux cris de douleur incessants de ma mère, j'ai cédé. Au début, il ne disait rien, mais à mesure que la nuit tombait, il se rapprochait. Je crois qu'il parlait à voix basse. Quand il s'est mis à me raconter une histoire au creux de l'oreille, je l'ai écouté, même si rien de ce qu'il disait ne m'intéressait.

Je souffrais de la mort de mon frère.

Je n'avais pas besoin de la présence de cet étranger, mais je n'ai pas osé lui demander de partir. Quand la nuit est tombée, je me suis excusé et je suis rentré. Je ne voulais pas amplifier l'angoisse de ma mère, qui portait déjà le deuil de ses autres fils. Je refusais de devenir une nouvelle source de peine.

Ce soir-là, allongé sur mon lit, les yeux perdus dans le vide, le sommeil a fini par me submerger. Les mots de cet inconnu résonnaient en boucle dans ma tête, mais aujourd'hui, il ne m'en reste rien. Pourtant, à ce moment-là, ils semblaient tout envahir. J'ai compris qu'il s'intéressait à moi, qu'il cherchait à m'attirer, alors que je ne pensais qu'à m'éloigner.

Je n'avais tellement aucune expérience des relations humaines que je n'ai même pas remarqué son intérêt. Tout ce que je voulais, c'était qu'il parte.

Je ne sais pas pourquoi ça me revient maintenant, alors que le cheval de Sohane me dépasse sur la route qui nous mène à Vylnes, mais cette pensée refuse de me quitter. Je réalise que je n'ai jamais cherché l'attention de quiconque, et encore moins ressenti de l'attirance. Depuis toujours, ma propre compagnie me suffisait. L'idée d'une relation amoureuse ne m'avait même jamais traversé l'esprit. Et pourtant, quand j'ai croisé Sohane, tout a changé.

Peut-être qu'à l'époque, je n'avais pas conscience qu'il me plaisait, mais je savais qu'il était différent. Je ne prétends pas qu'il est une exception aux yeux du monde et que personne d'autre n'est à sa hauteur, même si je n'en pense pas moins. Mais, quand je l'ai rencontré, j'ai su que je ne me contenterais jamais de la façade qu'il offrait aux autres. Je savais que je ne serais jamais rassasié quand il serait question de lui et que, malgré son mépris, il me fallait l'approcher autant que possible.

C'est étrange, pour le garçon que j'étais, d'avoir renoncé à ma constante solitude et d'avoir peu à peu changé, tout ça pour essayer d'attirer l'attention d'un homme qui se fichait royalement de mon sort. Mais je n'ai aucun regret.

Je ne regrette pas de n'avoir connu que lui, car ça n'aurait rien changé, il était le seul qui m'était destiné. Maintenant qu'il m'a rejeté, je sais que ce sentiment ne reviendra pas pour quelqu'un d'autre. Personne ne pourra me captiver de la même manière.

C'est lui, ou rien.

Il est mon premier amour, et il sera le dernier.

Sohane tient les rênes d'une main, l'autre posée sur ses cuisses. Je lui ai proposé de monter derrière moi, mais il est trop obstiné pour accepter mon aide. Cela fait deux jours que l'on a quitté l'auberge et qu'il minimise nos échanges. C'est dans sa nature, de prendre ses distances dès qu'il se sent mis à nu, mais j'espérais que cette fois soit différente. L'avantage, c'est qu'il ne parle plus et qu'au moins, il ne dit plus rien de blessant. Le problème, c'est que si je n'entends pas sa voix avant ce soir, je vais perdre la raison.

Mon pied heurte le flanc de mon cheval, qui s'élance pour rattraper le sien. Je perds le contrôle lorsqu'il freine et que je percute Sohane malgré moi. Il laisse échapper un gémissement en portant sa main à son bras, avant de me lancer un regard noir.

— T'en as pas assez d'être une brute sans nom ?

— Faut bien te réveiller, tu commences à somnoler.

Son soupir résonne jusque dans mes entrailles. Chaque bruit qu'il fait devient une offrande. C'est effrayant, de voir à quel point je me contente même de ses insultes.

— Et tu trouves intelligent de frapper mon bras blessé ?

Je hausse les épaules, un sourire naissant au coin des lèvres. Il lève les yeux au ciel, accablé.

— Tu ne crois pas que je suis déjà assez en difficulté comme ça ?

— Plus tu le seras, plus tu auras besoin de moi, plaisanté-je.

Sohane n'a même plus la force de répondre. Sa tête bascule en arrière et, dans un long soupir, il lâche :

— Venez à mon secours, par pitié.

Un rire m'échappe, alors qu'il tente de réprimer le sourire qui menace de poindre sur ses lèvres. Je continue d'avancer au même niveau que lui, même si je m'oblige à fermer la bouche pour ne pas le brusquer. Je me contente de nos petites interactions. S'il ne doit y avoir que celle-ci aujourd'hui, ce sera toujours plus qu'hier.

Voyager à ses côtés passe si vite qu'on est déjà à la frontière, ce qui veut dire que d'ici cinq jours maximum, on sera à Seth, la capitale royale de Vylnes.

C'est à la fois un soulagement et une angoisse. Que se passera-t-il quand on sera à Vylnes ? Et après ? Quand il n'y aura plus de raisons pour qu'on se retrouve ensemble à longueur de journée ? Je préfèrerais me perdre dans ces bois pour l'éternité, si ça veut dire le garder avec moi. Je ne suis pas prêt à le laisser une deuxième fois.

— Il faut qu'on mange, on ne sait pas quand on tombera sur le prochain village, proposé-je alors qu'il descend de son cheval.

Je tends le bras, prêt à l'attraper s'il vient à trébucher. Je sais qu'il refuse mon aide, mais c'est plus fort que moi. Il attache la corde à un arbre proche et s'enfonce dans la forêt, sans un mot. Pris de panique, je saute de ma monture, attachant mon cheval au sien avant de me lancer à sa poursuite. Quand je le rattrape enfin, je m'écrie :

— Qu'est-ce que tu fais ?

Il m'entend, mais ne se retourne pas, me forçant à courir pour le devancer et l'attraper par les épaules. Avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, il grimace et se dégage.

— Tu vas finir par comprendre que je suis blessé ?

— Mince, j'avais oublié, bafouillé-je sous son regard noir.

— J'ai bien remarqué.

Mal à l'aise, je frotte ma nuque, sentant la chaleur monter à mes joues. Timidement, je réitère :

— Qu'est-ce que tu fais ?

Il me lance un regard confus, haussant un sourcil.

— Je cherche de quoi manger.

Ah.

Cette fois, la honte m'envahit. Je baisse la tête, espérant que mes cheveux cachent mes joues en feu.

— Tu vas arrêter de croire que je vais disparaître dès que je fais deux pas ? grommelle-t-il en me tapotant le crâne.

Je n'y peux rien, c'est ce que je crains le plus. Sohane s'éloigne, mais je l'arrête avant qu'il n'aille plus loin, l'obligeant à s'asseoir sur une souche fendue en deux. Il est impossible à garder en place, même avec un bras en moins, mais je refuse qu'il prenne le risque d'aggraver sa blessure.

D'un air renfrogné, il tourne la tête quand je m'éloigne, décidé à chercher du gibier. Lorsque je reviens une heure plus tard, un sanglier sur le dos et des champignons dans les mains, il est toujours là. J'aurais parié qu'il se serait éclipsé, mais, contre toute attente, il est resté. Il a allumé un feu pour se réchauffer, et j'en profite pour cuire la viande après lui avoir retiré la peau et l'avoir dépecé.

— Tu l'as attaqué les yeux fermés ? me demande-t-il en désignant les griffures qui strient ma joue.

— Hilarant.

Il m'accorde un sourire sincère.

— J'oubliais qu'il t'en manque déjà un, c'est suffisant.

— T'as fini ? grogné-je en lui tendant un morceau de viande tout juste sorti du feu.

— Oui, répond-il tout sourire, heureux de pouvoir enfin satisfaire sa faim.

J'en profite pour m'asseoir à côté de lui, armé d'une branche de jeune if, solide et flexible. Je dépouille l'écorce avec soin. Sohane me jette des coups d'œil alors que je m'efforce de donner à ma branche une courbure parfaite. Je sors le tendon de cerf que j'ai conservé depuis notre départ du palais et je le fixe aux extrémités de l'arc. Une fois terminé, je me redresse, satisfait, et pars à la recherche de branches droites. Je les taille et les affine avec soin, veillant à ce qu'elles soient légères et robustes. Avant de les nouer dans mon dos, j'attache des pointes en pierre à chacune d'elles.

À présent que j'ai de nouveau une arme et que nous ne mourrons plus de faim, nous rejoignons nos chevaux, mais Sohane me saisit par le biceps lorsqu'il s'aperçoit que les étalons ont disparu.

— Génial, ironisé-je. On fait quoi maintenant ?

— On marche.

Je ne comprends pas comment il peut être en meilleure forme que moi dans un tel état, mais pas une seule fois il ne réclame de pause alors que nous reprenons la route vers la ville la plus proche. Moi-même, je peine à retrouver mon souffle après près de deux heures. La nuit tombe, et nous sommes toujours prisonniers des rangées de sapins. Même si chaque instant à ses côtés est précieux, je ne me plaindrais pas d'entendre des voix étrangères nous accueillir.

Quand l'obscurité devient si dense qu'on ne voit plus à un mètre, je me rapproche de Sohane. Il ne s'écarte pas, alors mes doigts effleurent les siens pour voir s'il réagit. Il reste si près que mon cœur se met à bouillonner sous ma poitrine. J'attends pour me décider à lui prendre la main, mais n'en trouve jamais le courage. Par fierté, je tais la douleur qui envahit mes cuisses, mais en voyant enfin les premières maisons du dernier village à la frontière, un soupir m'échappe, presque malgré moi.

Sohane s'écarte à ce moment-là, à l'instant où il perçoit les cris et les jérémiades des saouls braillards qui s'agglutinent dans la taverne du village. Je le suis en silence, un poids pesant sur mon torse à mesure que je le sens prendre ses distances. Quand il pénètre dans la taverne, il ne demande pas une chambre, mais un pot de bière et s'assoit au fond, se fondant dans la masse. Il s'installe au bout d'un banc occupé par de grands bûcherons dont les corps suants s'agitent dans tous les sens. Je crains qu'il ne reçoive un coup par mégarde et que je sois obligé de planter une flèche dans la gorge de l'un d'entre eux. Il déteste être enseveli par autant d'inconnus, surtout quand ils ne sont même plus en état de savoir ce qu'ils font, mais ça lui coûte moins de se mêler à eux, que de rester avec moi ?

Je le regarde enchaîner des verres de toutes sortes d'alcool, comme j'ai pu le faire quand je voulais oublier sa mort. Il n'a pas l'air de se détendre quand l'alcool commence à monter, mais il est moins renfrogné que quand on est arrivés. Maintenant que la chaleur du feu de bois l'enrobe, il ôte le manteau qui recouvre ses épaules et passe sa main dans ses cheveux, jusqu'à ce qu'ils cessent de lui retomber sous les yeux.

Seigneur, qu'il est beau.

Ses cheveux ont tellement poussé depuis la guerre, que maintenant, il peut les fixer sans souci derrière ses oreilles. J'ai l'impression de retrouver le Sohane que j'ai rencontré en arrivant au palais. Celui qui prétendait si bien être indifférent aux critiques, que j'y croyais. Celui qui arrivait encore à me cacher quelques-unes de ses pensées les plus sombres, certains de ses souvenirs les plus étouffants.

Ayant laissé quelques gouttes lui échapper, il glisse son pouce le long de ses lèvres pour les essuyer. Quand un jeune homme me barre la route pour me tendre un verre, je le refuse d'une main. Je ne veux pas détourner les yeux de Sohane une seule seconde. La tentation est prenante, mais il est hors de question que nous soyons tous les deux hors d'état de nuire. D'autant plus que l'alcool, j'y ai goûté, je connais les effets que ça a sur moi et je sais que je ne dois pas y toucher. Je me sens responsable de Sohane, s'il lui arrivait quelque chose et que je n'étais pas en état de le défendre, je ne me le pardonnerais jamais.

Le dessus de son nez, constellé de taches de rousseur, rougit à vue d'œil et malgré mon angoisse, je n'arrive pas à lui en vouloir. S'il se sent mieux ainsi, désorienté au possible, je ne peux rien y faire.

Il fait vaciller le liquide qui trône au fond de son verre et l'avale d'une traite, avant de se resservir. Il est pensif et je déteste ça, j'ai l'impression de le perdre dès qu'il réfléchit trop. Ses pensées font de lui un esclave, il me file entre les doigts dès qu'elles parviennent à l'asservir. Il serait capable de me dire qu'il a changé d'avis, qu'il ne veut plus d'accord avec Vylnes et, que je le suive ou non, qu'il reprend la route en direction d'Ase.

Le garçon d'auberge qui m'avait proposé un verre un peu plus tôt se penche à nouveau vers moi. Cette fois, il ne me laisse pas le choix et lâche le verre de bière entre mes mains moites. Pour une fois que je ne demande rien, on me pousse à consommer. Je ne sais pas combien de temps je reste là, à observer le liquide qui se renverse sur mes mains, imprégner la peau que j'ai un jour essayé de brûler en étant dans un état second. Mais j'en oublie que je ne suis plus prisonnier d'un château que je gouverne seul, et qu'aujourd'hui, je n'ai plus de raison de vouloir disparaître. La raison qui me garde en vie est assise à quelques mètres de moi, je n'ai aucune envie de boire ni de perdre le contrôle.

— Si tu viens, il faut au moins que tu consommes, m'adresse-t-il, les lèvres ornées d'un sourire radieux.

Je hoche la tête sans attirer l'attention, mais je dépose le verre à mes pieds. Lorsqu'il s'en aperçoit, il s'assoit à côté de moi sur la banquette près de l'entrée, que je suis le seul à occuper. Enfin, moi et un couple en plein ébat. Il glisse ses mèches blondes derrière ses oreilles et se penche en avant, m'obstruant la vue sur Sohane, forçant ainsi mon regard sur lui. Il est plus jeune que moi, peut-être même trop pour être ici et servir des hommes qui ont le triple de son âge.

— Pourquoi tu es tout seul ?

— Je ne le suis pas.

Je penche la tête, espérant apercevoir le visage de Sohane, mais le jeune homme ne m'en laisse pas la moindre occasion.

— Je travaille ici, commente-t-il, alors qu'il dépose sa main sur mon épaule.

Je réponds d'un léger signe de tête, plus par automatisme que par intérêt. Il se redresse pour renouer le tablier autour de ses épaules frêles, et j'en profite pour glisser un regard vers Sohane. Il est déjà tourné vers moi, les sourcils froncés, portant son verre à ses lèvres – des lèvres que je ne peux m'empêcher de fixer.

— Des hommes seuls, j'en vois souvent, ajoute l'inconnu.

— Ah oui ?

Je ne sais même pas de quoi il parle. À vrai dire, le regard cendré de Sohane me tétanise sur place, me vide de toute pensée cohérente. Rien d'autre ne compte, et je n'ai pas la force de penser à quoi que ce soit.

Au moins, j'attire son attention.

— En général, je leur offre une chambre où ils pourront trouver un peu de compagnie.

— Tu m'en diras tant.

Si je comprends bien, l'aubergiste a envoyé ce garçon pour dénicher des âmes en peine, prêtes à déverser leur fortune pour apaiser une solitude, même si ce n'est que pour une nuit, aux côtés d'un inconnu qui, par chance, ne laissera aucune trace dans leur vie.

Quel cauchemar.

Je détourne le regard de Sohane un instant, quand le garçon d'auberge me prend au dépourvu en glissant son doigt sur ma cicatrice. Je ne sais pas ce que je ressens, mais ça ne peut être que du dégoût. Il ne prend pas en considération la grimace qui se dessine sur mes traits et poursuit sa tracée, même si je recule jusqu'à ce que mon dos heurte le mur. Lorsque je cherche à nouveau Sohane, quelques secondes plus tard, je le trouve dressé devant moi. Ses mèches brunes s'éparpillent sur son crâne, et ses lèvres enflées sont si crispées qu'il peine à prononcer un mot sans desserrer les dents.

— Qu'est-ce que tu veux ? tranche-t-il, à l'égard de l'inconnu.

Le jeune homme se tourne vers moi et se penche sur mon oreille pour murmurer :

— Tu le connais ?

Sohane est incapable de maîtriser les émotions qui déferlent sur son visage. J'essaie d'apaiser la situation. Je hoche la tête, pendant que le blond m'adresse un sourire timide.

Je ne sais pas ce que Sohane s'imagine, mais il frotte sa mâchoire jusqu'à ce qu'elle rougisse. Quand son regard croise le mien, une douleur me transperce le cœur. Son esprit n'est pas en accord avec ses propres sentiments, et même si je suis le premier à hériter des dommages collatéraux, je ne supporte pas l'idée d'être à la source de sa peine. Alors je me penche vers le garçon d'auberge pour qu'il m'entende, malgré le vacarme ambiant.

— Je le connais, et je crois qu'il commence à se faire des idées, alors ce serait préférable si tu me laissais avoir une discussion avec lui.

Je n'ai pas le temps de saisir sa réponse, parce que mon cœur éclate sous ma peau, quand je reconnais le toucher de Sohane sur ma poitrine. Figé sur place, les yeux écarquillés et le pouls haletant, je le regarde glisser ses doigts de mes pectoraux à mon cou. Son attention ne m'est pas adressée, pourtant il ne m'accorde aucun répit. Ses phalanges effleurent ma nuque et mon âme quitte mon corps lorsqu'il introduit l'extrémité de ses doigts sous mon col. Il observe le garçon d'auberge avec une curiosité si intense qu'il analyse de son tablier mal noué à son sourire malaisé, oubliant presque que ses doigts explorent ma chevelure. Ils s'enroulent autour de mes boucles, glissent sur mon crâne, et les repoussent délicatement derrière mon oreille. Je me sens comme un animal dressé, assis aux pieds de son maître. Une image troublante, mais pas si éloignée de la réalité : dès qu'il s'écarte, ne serait-ce qu'un instant, je cherche refuge contre sa paume encore tiède.

Il drape son bras autour de ma nuque, et trouve son aise sur mes cuisses.

Quoi ?

Sohane s'affale sur moi au milieu d'une taverne bondée de monde et je suis prêt à crever la seconde qui suit, si c'est l'équivalent du bonheur éternel promis après la mort. Je n'émets pas le moindre geste, mon corps est en état de choc, je n'arrive même pas à respirer. Je crains qu'il ne s'agisse d'un rêve, ou qu'on m'ait injecté de l'alcool sans mon accord. Sa cuisse effleure mon bassin, animée par le mouvement frénétique que son pied émet contre le sol. Enfin, la pointe de son pied. Je ne vois que son profil et la pomme d'Adam qui roule sous sa peau.

— Ne m'ignore pas, tranche-t-il d'un ton amer. Qu'est-ce que tu veux ?

Sohane articule chaque mot qui sort de sa bouche, aussi acérés que la lame qui repose sous sa ceinture. Cependant, il ne reçoit aucune réponse ; le jeune blond se contente de lever les mains en signe d'innocence, de saisir mon verre plein et de retourner à ses tâches. Le corps de Sohane se relâche sur le coup. Ses muscles se détendent, et il s'enfonce un peu plus contre moi. À présent qu'il n'a plus de raison de se montrer réticent, il devrait prendre ses distances, retrouver son éternelle indifférence, mais il n'en fait rien, pour ma plus grande satisfaction. Son regard se perd vers la foule comme si des milliers de doutes affligeaient son esprit - encore plus sous l'effet de l'alcool - et ses bras se resserrent autour de ma nuque. Il finit par soupirer, un long soupir chaud. J'en regrette presque de ne pas le sentir s'échouer sur ma peau.

— Je te laisse cinq minutes et tu me remplaces ?

— Sacré notion du temps, ironisé-je.
Ce n'est qu'une façade. Je ne suis pas calme, je ne suis pas serein, je n'ai pas envie de rire. Qu'est-ce qu'il insinue par remplacer, s'il refuse même d'être quelque chose pour moi ? S'il ne se comprend pas lui-même, comment veut-il que j'y parvienne ? J'aimerais saisir son menton, l'obliger à croiser mon regard, à me faire face, mais je reste pétrifié, persuadé qu'il m'a cassé.

— Qu'est-ce qu'il voulait ? demande-t-il, la rage flambant au fond de ses yeux.

— Euh... Je...

Il n'a jamais été aussi audacieux envers moi qu'il ne l'est à cet instant. Jamais. S'il l'a été un jour, je ne m'en souviens plus. Rien ne parasite mon esprit, il est aussi vide que le cœur que Sohane m'a laissé en disparaissant.

— Je crois qu'il a mentionné des hommes seuls, de la compagnie et une chambre.

Il arque un sourcil, perplexe, tandis que sa main triture le col de mon haut.

Mon cœur va saturer.

— Tu lui plais, lâche-t-il sans ménagement, le regard glacial.

— Tu penses ?

— Pourquoi, il t'intéresse ?

— Tu me poses la question en pensant vraiment qu'il y a une chance pour que tu ne connaisses pas la réponse ?

Ses lèvres teintées de rouge s'animent, mais il ne fait qu'expirer sur les miennes une chaleur si intense que je peine à respirer. Du vin perle à leur commissure. L'ombre d'une seconde, je me sens faiblir, je me vois presque laisser ma langue longer sa joue lisse et goûter la boisson qui avait l'air de lui raconter des songes aux mille couleurs.

— Parle plus lentement, rage-t-il, je ne comprends rien.

Je me fends d'un sourire attendri, surtout quand le coin de ses lèvres s'affaisse et qu'il réfugie son visage au creux de mon cou. Ses doigts s'égarent le long de ma colonne vertébrale, provoquant une lignée de frissons qui me poussent à courber l'échine. J'hésite à poser mes mains sur lui. Quand je les lève, elles tremblent à tel point que je suis contraint de serrer les poings.

— Moi aussi, bafouille-t-il.

— Toi aussi quoi ?

— Moi aussi, tu me plais.

Je laisse échapper un rire étouffé.

— Mais encore ?

— Moi aussi, j'aimerais que tu t'intéresses à moi.

— Ah, fallait me le dire, si le problème c'est que ce n'était pas assez flagrant, ricané-je.

Sohane se redresse d'un coup, si vite qu'une vague de froid étreint ma peau avant même qu'il la quitte. Je crains qu'il prenne ses jambes à son cou, mais au lieu de s'éloigner, il se replace sur moi, plus près, une jambe de part et d'autre, son bassin épousant le mien. Il redresse la tête jusqu'à ce que son nez effleure ma joue. Je suis prêt à faire preuve de tolérance, mais le fait de l'avoir aussi près de moi, sans pouvoir le toucher, frôle la torture. Les tâches de rousseur qui constellent ses joues me murmurent de les énumérer en douceur, jusqu'à ce que le sang pulse, jusqu'à ce que des rougeurs apparaissent et qu'il se laisse bercer par ma voix.

Je me surprends à le contempler quand il blottit sa joue sur mon épaule, comme s'il était contrarié sans même savoir pourquoi, l'esprit embrumé par les effets de l'alcool. Et j'en prends d'autant plus conscience en découvrant ce même air sur le visage de l'homme en face de nous. Ce même air, d'une toute autre intensité, que je ne suis pas sûr de pouvoir supporter.

— T'as de la chance que ce soit moi, murmuré-je, incertain de la portée de mes mots.

— Je le sais, répond-il. J'ai peut-être bu, mais je ne serais pas assis ici si ce n'était pas toi.

J'entends les battements de mon cœur pulser jusqu'à ma gorge. Il n'a jamais battu aussi fort, j'ai peur qu'il implose. Lorsque Sohane cille, je l'entoure de mes bras, ne pouvant m'empêcher de vouloir l'attirer plus près. Mes mains trouvent réconfort sur ses hanches, même s'il est assez stable pour se maintenir tout seul à présent. Je rassemble toute la force dont je dispose pour le lâcher, mais il ne m'en laisse pas l'occasion et s'en empare. Il porte ma paume à ses lèvres, et la survole de son nez froid, à peine capable de garder les yeux ouverts.

— Pourquoi faut-il qu'il n'y ait que tes mains à toi, qui ne fassent pas mal ? bafouille-t-il.

J'ai trop mal au cœur pour lui répondre, alors je me contente de l'aider à se redresser. Il descend de mes cuisses et l'air frais me frappe de plein fouet. Dans son état normal, il ne supporterait pas d'être aussi exposé, aussi faible.

— Allez viens, t'as besoin de sommeil, lancé-je, tout en le saisissant par la hanche pour l'aider à tenir debout.

S'il pense tout ce qu'il dit ce soir, j'aimerais qu'il me l'avoue sobre. Je ne veux pas l'entendre quand il est dans cet état.

Je me fraye un passage entre les corps chancelants des hommes qui entassent les verres sur les tables, jusqu'au comptoir de l'auberge. Il est désert, personne ne s'y est encore aventuré, et je n'ai aucune intention de céder l'arme de Sohane cette fois-ci. J'étends ma main par-dessus la planche de bois et m'empare de l'une des nombreuses clés suspendues au mur. Je la glisse dans ma poche et bouscule les épaves qui m'entravent la route vers l'étage.

Une fois en haut, je déchiffre le numéro inscrit sur la clé et déverrouille la porte correspondante. Dès que je l'ai refermée, je découvre le corps endormi de Sohane au milieu du lit qui occupe la pièce. Je laisse enfin échapper le long soupir de douleur qui octroie ma trachée depuis une heure, en dénouant mon haut.

Moi aussi, tu me plais.

Moi aussi, j'aimerais que tu t'intéresses à moi.

Est-ce sincère ? L'alcool lui a-t-il conféré le courage d'admettre ce qu'il refoule depuis des semaines ? Ou n'est-ce qu'un moyen supplémentaire de me torturer jusqu'à ce qu'il soit certain qu'il ne reste plus rien de mon cœur ? Il est déjà tout à lui, même s'il ne veut rien en faire. Ne pourrait-il pas simplement le garder intact ?

Je ne serais pas assis ici si ce n'était pas toi.

Pourquoi faut-il qu'il n'y ait que tes mains à toi, qui ne fassent pas mal ?

Il ne me reste que mon sous-vêtement, quand la voix de Sohane retentit depuis le lit. Je rejoins le fauteuil de bureau, même s'il m'interpelle une fois de plus. Mon sang se fige sous ma peau dès que je réalise qu'il ne s'agit pas de mon imagination.

— Aimé, répète-t-il.

— Je suis là, Sohane. Tu peux dormir.

Il se débat contre le débardeur qui lui colle au torse tout en remuant la tête. Puis, il se tient le front après être parvenu à se débarrasser de son haut, le torse suant.

Il a mal.

— Dors avec moi, m'implore-t-il.

À mon tour, je secoue la tête, m'efforçant de lui refuser sa requête à cause de son état d'ivresse. N'est-ce pas ironique, de ne pas vouloir l'approcher, la seule fois où il me demande de le faire ?

Il jette son bas au sol, soulève les couvertures et se glisse en-dessous. Puis il murmure :

— S'il te plaît.

Je feins de fermer les yeux, mais lorsque je l'entends renifler, je me précipite vers lui.

Son corps est bouillant.

Je m'installe à ses côtés, par-dessus les couvertures, veillant à ce qu'il ait assez d'espace pour ne pas se sentir opprimé par ma présence. Il n'y a pas un centimètre de ma peau qui touche la sienne, pourtant j'ai l'impression que sa chaleur m'engloutit.

— D'accord. D'accord, trésor. Je reste, soufflé-je.

Je m'efforce de trouver le sommeil, mais c'est impossible lorsque ses grands yeux noirs sont rivés sur moi. Je surélève ma tête sur ma paume, mais aucune position ne parvient à dissiper l'étrange sensation que me procure l'attention de Sohane.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Rien, je me disais que c'était agréable, de te sentir contre moi.

J'arque un sourcil, amusé.

— Je ne manquerai pas de te le rappeler demain.

Il hausse les épaules, peu susceptible quant à la portée de mes mots.

— Je voulais dire, de savoir que j'avais quelqu'un sur qui prendre appui, même en n'étant pas dans mon état normal.

Je le laisse se livrer sans l'interrompre, soulagé que, même s'il lui a fallu descendre une quinzaine de verres, ça lui sert au moins à vider sa tête trop pleine.

— C'est juste qu'au fond, je sais que je ne veux pas te voir avec quelqu'un d'autre, souffle-t-il, le regard fuyant. Tu ne m'appartiens pas, mais... Mais, je ne sais pas...

Il s'emmêle avec ses propres mots.

— Comme tu étais là, je savais que je pouvais repousser mes limites, et que toi, tu ne franchirais jamais les miennes. J'avais besoin de savoir que tu veillerais sur moi. Besoin d'en être sûr.

Il tient mon cœur entre ses doigts fins, bercé par l'odeur de cannelle qui flotte dans la pièce, par la lumière douce des bougies et la tendresse des draps. Son visage paisible est peint d'un voile écarlate qui semble se fondre dans ce décor apaisant. Peut-être est-ce lui qui déteint sur tout le reste, comme s'il polissait la surface de ce qui l'entoure, jusqu'à adoucir l'angle de ma mâchoire encore tendue.

Ses cils effleurent ses pommettes chauffées par la chaleur ambiante. Ses yeux, empreints d'un léger malaise, le rendent si adorable que je dois serrer mon poing contre mes lèvres pour ne pas les laisser s'égarer jusqu'à lui. J'aime quand il me livre les maux de son cœur, même si l'alcool seul lui en donne le courage. Même si parfois ses mots manquent de clarté, me forçant à démêler ses pensées pour comprendre où il veut en venir.

Sous le charme de sa douceur, je m'autorise à glisser un pouce à la bordure de sa bouche, emportant avec lui les traces de vin qui y brillent encore. Ses paupières s'écarquillent, comme s'il cherchait le courage de laisser échapper une question, encore prisonnière du bord de sa langue.

— Dis-moi, murmuré-je.

— Quand tu me pensais mort, tu as côtoyé quelqu'un ? Tu as embrassé quelqu'un ?

Sa question me prend au dépourvu, au point que je m'étouffe avec ma salive et me force à me redresser sur un coude.

— C'est normal, n'importe qui l'aurait fait. Je veux juste te l'entendre dire.

— Pourquoi ? Un prétexte pour m'éviter ? Navré de te décevoir, mais tu ne comprends pas que ces deux dernières années, je les ai vécues à la limite de la mort. Je n'ai pas passé un jour sans songer à te rejoindre, sans essayer... Alors excuse-moi de ne pas avoir eu le temps de courtiser à ma guise.

Il mène une lutte intérieure qui le pousse à anticiper l'échec ou la déception. Ça l'amène à adopter des comportements autodestructeurs, comme une forme de protection contre la douleur émotionnelle d'un potentiel rejet ou d'une blessure. Il a ce besoin de pousser les autres à réagir d'une certaine manière, cherchant à valider ses craintes par leurs actions ou leurs paroles. J'ai mis du temps à le comprendre : cette démarche lui offre une illusion de contrôle sur une situation qu'il redoute.

Jamais je ne lui ferais le plaisir d'adopter le comportement qu'il me pousse à avoir. Pourtant, pour une fois, il ne s'obstine pas. Alors que je me replace sur le dos, il trouve refuge dans l'angle de mon bras. Ma mâchoire manque de se décrocher quand il niche son visage dans mes côtes et que ses expirations caressent la surface de mon ventre.

— Avant toi, je ne savais pas qu'on pouvait aimer sans toucher, souffle-t-il, à moitié endormi.

De mon bras libre, j'étouffe mon visage désemparé. Un long soupir s'échappe de mes lèvres malgré le réconfort de la situation, parce que je sais que ce soir je n'ai pas assez protégé mon cœur et que demain, il le détruira.

Qu'est-ce que tu me fais, Sohane...

— Pourquoi tu as bu autant ce soir ?

— Je n'arrivais pas à te sortir de ma tête.

Au moins, on est deux. J'aimerais seulement qu'il souhaite que j'y reste. Qu'il ne cherche pas à m'y éradiquer. 









Jealous Sohane 

🙈

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