22
𝓐imé
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Il m'est impossible de trouver le sommeil, et pour une fois, ce n'est pas à cause de Sohane.
Enfin, je crois.
À chaque fois que je ferme les yeux, des souvenirs de Iáson refont surface. Cela faisait si longtemps que je n'avais pas pensé à l'un de mes frères que je croyais avoir oublié l'impact qu'ils pouvaient encore avoir sur moi. Il semblerait que je ne fasse qu'esquiver mes émotions, maintenant que je suis incapable de me départir de ce sourire factice, peu importe combien ça me coûte de le faire. Pourtant, les souvenirs de mon grand-frère me hantent, et leur résurgence me ronge de l'intérieur.
Cela fait quatre jours que Sohane m'a garanti que Iáson Gahéris était toujours en vie, et depuis, cette pensée ne cesse de m'obséder.
Iáson était ce que j'avais de plus proche d'un père. Enfin, c'était le rôle que je lui imposais. Quand Ares manquait à l'appel, c'était lui qui venait me chercher au bord de la rivière, lui qui me poussait dans l'eau pour me distraire. C'était lui qui passait son après-midi à jouer avec moi, même après avoir entamé son entraînement.
Il ne m'a pas laissé tomber avec l'excuse d'avoir une aspiration plus grande que celle d'incarner le rôle de grand-frère. J'étais jeune quand Adonis est mort, je n'étais pas en âge de me rendre compte de son absence, et Adam l'a rejoint peu après. Surtout que, de son vivant, dès que papa a commencé à le former, il ne m'a plus parlé. Alors, lui aussi, sa mort m'a parue douce.
Autant dire que pour moi, de ce village et de ces personnes qui semblent appartenir à une autre vie, il ne reste que maman et Iáson dans ma tête.
Mais j'ai accepté leur mort.
Lorsque Ares est revenu au village cet après-midi pluvieux, la tête basse et les épaules affaissées, j'ai pris sur moi pour ne pas flancher devant ma mère. Sa souffrance était plus légitime que la mienne. Ares n'avait rien dit, ce n'était pas nécessaire. Plus je grandissais, moins il revenait, comme s'il limitait ses visites à mesure que notre rancœur grandissait, ne revenant que pour emporter un fils au moment de la mort d'un autre.
J'ai attendu mon tour, mais il n'est jamais venu. Mes frères avaient déjà quitté la maison depuis des années, tandis que, à dix-sept ans, j'aidais encore ma mère à arroser les fleurs. Elle m'interdisait d'aborder le palais ou la guerre. Elle ne voulait pas que je suive les traces de mes aînés, encore moins celles de mon père. Son souhait était que je rencontre quelqu'un, une fille ou un garçon, et que je parte vivre loin d'elle, loin de la misère.
Je me demande ce qu'elle penserait de Sohane, je n'ai jamais eu l'occasion de lui présenter qui que ce soit.
Jusqu'à ce que je sois propulsé au palais, je croyais que c'était une obligation : à nos dix-huit ans, le royaume nous attendait. J'en étais persuadé ; lors de notre majorité, des soldats venaient nous chercher pour que l'on se batte pour le palais. Pourtant, je me trompais, ce n'était qu'un mensonge. Adonis avait à peine dix-huit ans quand il est mort, et Adam en avait quinze. Iáson, quant à lui, avait déjà effectué de nombreux séjours au palais avant d'y habiter pour de bon. Il n'avait même pas huit ans, qu'il en arpentait déjà les couloirs.
Ares voyait en lui l'espoir.
Quand il est mort, une part de lui est morte aussi. Il ne revenait plus à la maison, même pour maman. Cela devait le ronger d'avoir détruit sa vie à petit feu, d'avoir perdu ses enfants un à un. Il ne se sentait plus capable d'affronter son regard. Même pour moi, alors que j'aurais dû commencer mon entraînement depuis des années, il n'est jamais revenu.
Aujourd'hui, j'ai compris qu'il n'a jamais eu le choix. Le palais l'a enrôlé sans son consentement, il s'est lié d'affection pour un homme détestable et ça lui a coûté le reste de sa vie. Je me demande s'il regrette d'avoir mis les pieds au palais, même si cela lui a permis de rencontrer ma mère et de fonder une famille. Aurait-il préféré ignorer notre existence, même au prix de mourir de faim dans les rues de Mahr ?
Sous les conditions de Rufus, il ne pouvait vivre avec nous sans risquer notre mort, mais à quel prix ? Combien d'entre nous reste-t-il ?
Rufus a exploité sa force jusqu'au bout, l'encourageant à avoir des enfants, et le destin a voulu que nous soyons tous des garçons. Ares s'est battu pour me faire oublier. Si je n'ai jamais rejoint le palais avant l'attaque Vylnesienne, c'est parce qu'il a réussi. Après trois échecs, à convaincre Rufus de notre illégitimité, il l'a persuadé qu'aucun d'entre nous ne pouvait être l'enfant de la prophétie et que je n'avais pas besoin de rejoindre le royaume. Il a pris ma place sur le champ de bataille, alors qu'à son âge, ce devoir ne lui incombait plus.
Enfin, quoiqu'il ait pu en dire, de façon inévitable, j'ai fini au palais. Tout ce qui s'est produit me déchire le cœur, mais cela appartient au passé. L'homme qui dort dans les draps immaculés, sur le lit devant moi, représente mon avenir, et je ne l'aurais jamais rencontré si tout cela n'était pas arrivé.
Tout ce qui me dérange, c'est Iáson.
S'il n'était pas mort, pourquoi n'est-il pas revenu vers moi, vers maman ? Il a vu comment la perte d'Adonis et d'Adam l'a brisée, comment chacune de ces disparitions l'a meurtrie un peu plus. Il lui a infligé cette douleur de son plein gré, et à moi aussi.
Pourquoi ?
Il y a quelque chose que je ne comprends pas. J'ai entendu mon grand-frère promettre de venger Adonis, de protéger Adam à tout prix, et pourtant, Vylnes l'a emporté, lui aussi. Alors pourquoi, pourquoi choisir leur camp ? Pourquoi décide-t-il aujourd'hui de devenir leur roi, de les guider ? Des Vylnesiens ont assassiné nos frères ; pourquoi les défend-il ?
Peut-être que ce n'est pas Vylnes qui a réduit notre village à feu et à cendres, peut-être que Mahr a assassiné notre mère, mais il n'en savait rien à l'époque. Tout nous poussait à haïr Vylnes ; qu'est-ce qui l'a amené à pencher de leur côté ? Surtout qu'il a grandi en partie à Mahr, où il a tissé des liens. Quand j'ai commencé les sélections, j'ai rencontré Erèbe, qui souffrait de l'absence de Iáson et qui ne m'a approché que parce que je lui ressemblais. Leur lien était fort ; comment peut-on marquer des esprits ainsi, puis les lâcher ? Pourquoi l'a-t-il abandonné, trahi ?
Je ne comprends rien.
J'ai l'impression d'avoir à nouveau deux ans, essayant de donner un sens aux actes et aux mots des adultes.
— Tu ne dors pas ? m'interroge Sohane.
Il s'assoit avec précaution, frottant ses paupières en baillant. Son geste m'arrache un sourire attendri. Quoiqu'il se trame à Vylnes, quelle que soit la position que je doive prendre, elle sera en sa faveur, je ne laisserai personne me voler mon bonheur une fois de plus.
— Si.
— Eh bien, ferme les yeux alors, ça sera moins effrayant. Et arrête de te parler tout seul.
— Au temps pour moi, me marré-je.
Il recule jusqu'à ce que son dos heurte le mur, puis pose un bras sur ses cuisses, une grimace de douleur traversant son visage.
— Je t'ai réveillé ?
— Non, répond-il. Il faudrait que je réussisse à m'endormir, pour ça.
Il a toujours autant de mal à dormir...
— À quoi tu penses ?
— Hum, je ne suis pas sûr que tu aies envie de le savoir, le taquiné-je.
— Je ne te parle pas des fantasmes étranges où tu m'inclus, mais de ce qui te tracassait tout à l'heure.
Je laisse échapper un petit rire, couvrant ma bouche de mon poing.
— Mon frère, avoué-je. Je ne comprends pas ce qui le motive.
À travers les rayons de la lune, je perçois son mal-être se retranscrire sur son visage. Il s'adresse à moi en toute sérénité, mais je sais qu'il dormait et que ce n'est pas moi qui l'ai réveillé. La douleur le ronge. Il compresse son biceps d'une main tout en serrant les dents, bien que rien ne réduise sa souffrance.
— Je ne pense pas que ce soit si compliqué.
— Éclaire-moi, dans ce cas, rétorqué-je.
Ses doigts glissent entre ses cheveux, jusqu'à ce qu'ils cessent de lui retomber sur le nez.
— Admettons que ton père ait formé ton frère pour qu'il devienne un guerrier de renom, un pilier dans les armées de Mahr. Il était donc destiné à se dresser face à Vylnes, à croiser le fer avec eux. C'était écrit dans son destin.
Je hoche la tête, même si je peine à comprendre où il veut en venir. Sohane est bien plus réfléchi que moi, il a toujours une longueur d'avance.
— Tu ne savais pas que ta mère venait de Vylnes avant que je te le dise, c'est vrai. Mais... et si tes frères le savaient, eux ? Et s'ils avaient grandi avec ce poids ? Un pied dans chaque camp. Forcés de choisir entre la terre de leur père et celle de leur mère ?
Son ton devient plus grave, presque murmuré, comme s'il cherchait à apaiser la tempête qui bouillonne dans mon esprit.
— Iáson a grandi à Mahr, il a bâti sa vie ici, il ne connaissait rien de Vylnes, le contredis-je.
— Non Aimé, c'est toi qui as bâti ta vie ici, me reprend-il. Iáson, je l'ai côtoyé, il n'avait rien à perdre là-bas. La seule personne avec qui il parlait, c'était Erèbe et Ares.
Vivait-il comme un homme qui ne voulait rien construire, pour n'avoir rien à perdre au moment fatidique ? C'est absurde. Je me rappelle très peu de Iáson, a une époque, j'ai même eu l'impression de ne l'avoir jamais connu. Mais ça ne lui ressemble pas, d'être cruel sans motif.
— Alors, il aurait profité des entraînements de Mahr, pris leurs secrets et les aurait trahis ? Il serait passé du côté ennemi en pleine bataille ? m'étranglé-je.
— Je ne vois pas d'autre issue. Moi aussi, je l'aurais fait, si on m'avait arraché ma mère et qu'on l'avait contrainte à vivre captive. Surtout si elle devait retrouver sa couronne, celle qu'on lui a volée. Moi aussi, j'aurais tout sacrifié pour la venger, même si ça signifiait m'allier à des terres inconnues, pour qu'elles m'aident à y parvenir. Je comprends ton frère.
— Mais tu comprends aussi pourquoi je n'ai pas suivi cette voie, pas vrai ?
Il laisse échapper un long soupir, tandis que ses mèches lui obstruent de nouveau la vue.
— Oui, Aimé, je le comprends. Tu n'étais pas au courant, et quand tu l'as découvert, tu étais déjà pris dans une guerre que tu devais mener contre ton propre peuple. Tu n'as pas à choisir entre ton père et ta mère. Ils sont tous les deux des victimes de ce système.
— Ares n'a jamais connu la souffrance comme ma mère. Il n'a jamais vécu dans la misère, tiqué-je.
Sohane remue la tête. Il se replace contre la tête de lit et m'adresse un sourire triste.
— Ne te méprends pas. Ares est peut-être le moins libre de nous tous. Il est enchaîné par mon père depuis si longtemps qu'il croit que c'est son devoir. Qu'il n'a pas d'autre choix. Il n'a pas vécu un seul jour sans penser qu'il devait tout à mon père. Imagine que toute ta vie, on t'ait répété que tu n'avais pas le droit de quitter ta chambre. Pourquoi essaierais-tu un jour d'en sortir ? Si je te disais qu'il n'y avait rien au-delà, que tu devais rester enfermé, pourquoi tenterais-tu de fuir ? Ares ne pense pas comme un homme libre.
Je n'avais jamais envisagé les choses sous cet angle, mais cela n'efface en rien ce qu'il m'a fait.
— Il ne montre presque jamais ce qu'il ressent, reprend-il. Il a été forgé comme une arme au service d'un roi. Ta mère, elle, l'a libéré d'une certaine façon. Elle lui a permis d'aimer, de fonder une famille. Plus les années passent, plus il s'émancipe des chaînes de mon père. C'est pour cela qu'il se dévoile davantage ces derniers temps. Il commence à comprendre qu'il a droit à une vie à lui. Qu'il a le droit de ressentir des émotions. Qu'il peut enfin sortir de sa prison.
Mon souffle s'emballe. Mon père a toujours été ce point névralgique, capable de me faire perdre pied. Je n'ai jamais su où me positionner face à lui, et je doute de savoir le faire un jour. Comment distinguer ce qui peut être pardonné de ce qui mérite un silence définitif ? Devrais-je lui permettre de revenir, simplement parce que ses regrets semblent sincères, ou l'écarter pour préserver la distance avec cet environnement qui m'a détruit ? Où tracer cette frontière fragile ? Je ne suis pas assez sage pour le décider.
— Tu crois qu'il n'a jamais développé de réflexion propre ? Qu'il est autant une victime que toi et moi ? me sidéré-je.
Sohane hoche la tête en silence, et malgré la pénombre, je déchiffre le filtre humide qui se glisse devant ses yeux noirs.
— J'en suis convaincu. Tu as déjà pensé que... élude-t-il en reprenant son souffle, si Rufus n'avait pas brisé ton père dès son plus jeune âge, il ne l'aurait jamais contraint à rester au palais ? Ares n'aurait jamais croisé Aliénor, il n'aurait jamais eu d'enfants. Moi, je n'aurais jamais reçu les enseignements d'un adulte, je n'aurais pas survécu deux hivers de plus. Toi et moi, nous n'existerions même pas, mais Ares, lui, serait libre.
Mon cœur se serre. Non pas à l'idée que mon existence ait pu être effacée, mais en me rappelant que, malgré tout, mon père a fait une chose juste : sauver Sohane.
— Il s'est sacrifié sans même en avoir conscience.
L'homme que j'ai haï durant la majeure partie de ma vie, celui qui n'a jamais été là pour moi avant que je ne sois envoyé au palais à mes dix-huit ans. Comment puis-je lui en vouloir tout en lui accordant mon pardon ?
Est-ce ce que ressent Sohane envers moi ?
— Quand on sera de retour au palais, rappelle-moi d'aller lui parler, lancé-je.
— Je viendrai avec toi, j'ai été dur avec lui.
Je l'observe succomber à ses pensées bruyantes. Ne voulant pas qu'il m'échappe ou qu'il se laisse emporter par son vice de ressasser, j'esquisse un rictus.
— Tu ne préfères pas aller voir ton papa adoré ?
Il me lance un regard noir et me jette un oreiller qui traîne sur le lit.
— Si seulement il pouvait mourir d'ici-là, râle-t-il.
— Rude.
— Tais-toi.
Je ne sais si la lune s'est levée davantage, mais son rayon éclaire Sohane jusqu'à son menton, alors j'essaie de ne pas lui montrer que la vue de son torse nu me fait perdre la raison. Je me râcle la gorge et frotte mes cheveux.
— À vos ordres, votre majesté, soufflé-je en glissant mes doigts sur mes lèvres, avant de lui renvoyer l'oreiller.
J'hésite à dire s'il s'agit d'un rictus contenu ou d'un sourire réprimé, mais il s'efforce de se redresser sur ses genoux, sa main agrippant le coussin, tout en murmurant tel un prédateur :
— Rapproche-toi, que je puisse t'atteindre.
Je ne fais pas mine de résister. Il me demande de me rapprocher, je le fais. J'essaie de cadencer mon approche pour qu'il ne trouve pas suspect que je me précipite vers lui, alors qu'il est sur le point de me menacer de mort. D'un geste rapide, il m'assène un coup d'oreiller et tente de saisir mon cou avec son coude, sauf que son étreinte reste légère, et je ne retiens pas le rire sincère qui perle sur le bout de ma langue.
— Tu vas te blesser, m'esclaffé-je en l'attrapant par les cuisses, alors qu'il s'accroche à mon dos comme un enfant.
— Pas avant que tu ne le sois aussi.
Je le porte sur mon dos, veillant à ne pas le déshabiller, tandis que son pagne se dénoue à chaque mouvement désordonné.
— Et je suis censé croire que tu essaies de me faire mal ? Je serais déjà à terre si tu le voulais vraiment, murmuré-je.
Sohane enfouit son visage dans le creux de mon cou lorsque je m'assois sur le bord du lit. Il pourrait s'éloigner, retrouver sa place à l'autre extrémité du lit, mais il n'en fait rien. Il ne me lâche pas, et moi non plus. Sa main se trouve juste sur mon cœur, et je sais qu'il sent combien il s'emballe, pourtant, tout ce qu'il trouve à dire, c'est :
— Tu m'énerves.
Un bref rire nerveux me prend au dépourvu.
— Je crois que ça, je l'avais compris quand tu m'as cassé le nez.
J'ai l'impression que son visage ne fait que s'enfoncer davantage dans la peau de mon cou, alors j'ose déposer ma main sur sa nuque pour l'inciter à rester. Ça me ressource de l'avoir aussi près de moi.
— Je suis désolé pour ça, murmure-t-il à l'orée de mon tympan.
— Quoi ? me consterné-je.
— Je suis désolé, je n'ai pas le droit de te faire de mal.
Il me présente des excuses.
Est-ce que Sohane a déjà exprimé des remords ? Pourquoi à moi ? Une joie intense m'envahit, si forte que je retiens ma respiration pour empêcher mon cœur de s'enflammer. S'il s'excuse, c'est qu'il ressent une certaine culpabilité. Cela signifie qu'il me considère assez pour se sentir concerné.
— À ta place, je m'en serais pris à mon entrejambe ; j'aurais fini étendu au sol.
L'éclat de rire que j'obtiens en échange de ma stupide remarque vaut tout l'or du royaume. Je voudrais qu'il n'arrête jamais de rire, le monde mérite de l'entendre. Mais son rire s'efface, et je frissonne en constatant qu'il s'éloigne. Sohane se rallonge sur son épaule non blessée, sans toutefois me faire signe de partir.
Je sais qu'il réfléchit, il ne sait faire que ça. Son esprit est un champ de bataille, et je sacrifierais ma vie pour en déchiffrer les arcanes.
— Sohane ?
— Hmm ?
Ses côtes se soulèvent doucement, bercées par sa respiration paisible. Mais lorsque je pose la question qui me ronge, son corps se fige :
— Qu'est-il advenu de toi, là-bas ?
Il se tourne davantage sur le côté, m'ôtant même la vue de sa joue, prêt à fuir sans scrupules.
— Non, je t'en prie, ne me tourne pas le dos. Parle-moi. Explique-moi, ça me consume de ne rien savoir.
Je hais le fait qu'il préfère me dissimuler un secret plutôt que de me l'offrir, tant cela le ronge. Je suis prêt à faire preuve de la patience requise, mais j'ai besoin de connaître les événements qui se sont déroulés en mon absence, avant de poser le pied sur les terres du sud. Il me tourne le dos, pourtant, il se décide à parler. Un faible soupir s'échappe de ses lèvres, et il finit par admettre :
— J'étais captif, il n'y a aucun détail à ajouter.
— Je sais que ce n'est pas tout.
Ses épaules se crispent, et dans un souffle rauque, il murmure :
— Non, ce n'est pas tout, mais c'est là le plus terrible de ce que l'on peut en tirer. Que j'aie été gavé de nourriture jusqu'à l'étouffement, ou dénudé et roué de coups jusqu'au sang ne pèse rien en comparaison.
Je le remercie de me tourner le dos en cet instant, car c'est lui qui a enduré la douleur, lui qui a été soumis à la torture, mais ce sont mes yeux qui s'enduisent de larmes. Des veines qui m'étaient inconnues se dessinent sur mes avant-bras, et le sang afflue sous ma langue, désormais capturée entre mes dents.
Sohane ne m'avouera jamais que c'est précisément ce qui lui a causé le plus de souffrance, mais je le sais. Et cela me ronge. Ça me ronge de penser qu'alors que je sombrais dans le désespoir de son absence, j'aurais pu l'avoir à mes côtés, j'aurais pu lui épargner des années de souffrance atroce, comme s'il n'avait pas déjà assez souffert au cours de sa vie.
Mon pauvre cœur...
— Peu importe, ironise-t-il à voix basse. Le prince Sohane ne se mêle pas, il ne parle pas, et de toute façon, Sohane ne ressent rien.
Il le murmure si bas que j'ai l'impression qu'il se parle à lui-même, mais je l'entends, et ça me met dans une fureur sourde. Combien de temps les mots de ces inconnus qui l'ont maudit tout au long de son existence vont-ils le poursuivre ? Je sais qu'il a souffert des coups, mais je crains que les mots l'aient brisé. Ils ont fissuré quelque chose en lui que je n'ai jamais réussi à réparer. Pourtant, j'ai tenté, encore et encore. J'ai toujours contré tout le mal qu'il se faisait à lui-même, mais c'est ancré dans son corps, dans son âme. Lui aussi est captif, comme Ares, il est prisonnier des paroles qu'on lui a assénées toute sa vie. Il ne croit pas valoir mieux que ce que les autres disent de lui, et ça l'a toujours affecté. Plus il donnait le meilleur de lui-même, moins il était reconnu.
Il a lutté toute sa vie contre une fatalité qu'il refuse d'accepter.
Mais il doit comprendre qu'il ne parviendra pas à s'aimer simplement parce que les autres le font.
— Et tu espères de moi que je m'entretienne avec eux ? Que je trouve un terrain d'entente ? Je les réduirai en cendres, Sohane, assuré-je.
— Non, tu ne feras rien, car il ne s'agit pas de moi, mais des générations futures et de la paix que tu es capable de leur accorder.
Le pire, c'est qu'il a raison. Comment fait-il pour mettre de côté sa douleur au point de penser au bien général ? Il n'a rien de l'homme égoïste que le palais a dépeint à mon arrivée. Il est, au contraire, le plus altruiste de tous.
— Aimé ?
— Sohane ?
— Promets-moi de mener cette quête jusqu'à son terme, de tout faire pour assurer la paix, du moins à Mahr.
Lorsqu'il retrouve un souffle apaisé, je sais que le sommeil s'approche. Ça me réconforte de constater qu'il demeure en confiance, capable de trouver le repos en ma présence, pour ne pas dire que ça me remplit d'une immense joie.
— Pourquoi Mahr ? Je ne prétends pas favoriser davantage Vylnes, mais qu'est-ce que Mahr a fait de plus pour toi ?
— C'est le pays de ma mère, murmure-t-il.
Même si l'envie de lui parler est intarissable, il serait inutile d'ajouter quoique ce soit, à présent que son corps est endormi.
Il m'a demandé de lui jurer d'accomplir cette mission, mais je ne peux m'y résoudre. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu'elle aboutisse, sauf si sa vie en est le prix.
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