22
𝓢ohane
❦
Screaming, who could ever leave me, darling ? But who could stay ?
-Taylor Swift, The Archer
Il arrive qu'un jour, quelqu'un débarque dans votre vie, vous fasse sentir important, et voilà que vous en oubliez que personne n'y était jamais parvenu. C'est l'effet qu'Aimé a sur moi. Bien que j'aie du mal à supporter ses airs enfantins, l'attention que lui porte mon père, le talent qu'il gaspille... il me fait sentir important.
C'est à la fois une sensation apaisante et troublante ; je crains de ne plus pouvoir m'en passer. Parce que, aussi longtemps que je m'attache à quelque chose, elle a le pouvoir de me briser le cœur. Parce que la force avec laquelle je m'attache à quelque chose est aussi celle qui a le pouvoir de détruire mon cœur. Cet organe que je pensais mort depuis le décès de ma mère, celui organe qui me porte préjudice et sur lequel je ne peux pas compter.
Alors je me pose des limites, je m'oblige à ignorer la seule personne qui essaie tant bien que mal de prendre ma défense depuis le début. Je le dégrade, l'insulte, et ne le laisse jamais remarquer qu'au-delà de la haine que je porte à son sang, ses attentions me font faiblir.
Je prie pour qu'il ne lise pas sur mon visage, combien je suis soulagé qu'aucun de ses touchers ne s'assimile à une envie charnelle. Au fond, je crois que je prie pour qu'il devienne un soldat impur qui ne verrait rien de plus chez moi qu'un corps.
Comme ça, je n'aurais plus cette foutue boule à l'estomac, en craignant que ça arrive.
Je déteste Aimé Gahéris, parce qu'avant lui, jamais dans ma vie, je n'ai eu à devoir maîtriser des émotions autres que la colère ou l'impatience.
Il est le genre de personne que je ne rencontrerai pas une seconde fois.
Il me donne de l'espoir, et les espoirs brisés mènent au chaos.
En rejoignant l'auberge que nous devons occuper jusqu'à ce que notre mission soit effectuée, je tente de me convaincre qu'envoyer Aimé négocier en premier est la meilleure chose à faire. S'il n'obtient pas ce qu'il veut – et ce ne sera pas le cas – son identité d'appartenance au palais de Mahr sera révélée et il sera exécuté.
Je n'aurai pas à intervenir, il mourra et je n'aurai plus à supporter le poids de son existence. J'achèverai cette mission, je rentrerai en vie et je m'emparerai du pouvoir sans que mon père ne puisse le céder à un adolescent qui ne porte même pas le nom Kihara.
— Lord Sohane ? m'interpelle un soldat. Il y a un problème avec l'auberge, toutes les chambres sont prises.
— Et donc ?
— L'aubergiste nous propose de nous installer au sous-sol.
— Très bien, qu'il en soit ainsi.
J'attache mon cheval dans l'étable adjacente et me rends au sous-sol où la plupart des hommes sont déjà en train d'installer leurs affaires. Il n'y a aucune intimité, aucun mur ou paroi. Nous sommes tous les uns sur les autres dans une pièce étroite, étouffée par des résidus de poussière.
Comment vais-je faire pour supporter la présence d'autant de personnes à proximité, sans mourir d'anxiété ?
Une vingtaine de draps et de paillasses sont éparpillés au sol, j'étends le mien dans un coin de la salle, le plus loin possible des autres. Mais Aimé débarque et jette le sien contre le mien.
— Si tu pouvais arrêter d'envahir mon espace personnel une fois dans ta vie, je t'en serais reconnaissant.
— Le tiens est moins bruyant que le mien, se justifie-t-il.
Je soupire.
— Fais gaffe, ça ressemble presque à un compliment.
— C'est pas parce que j'admets que tu fermes ta bouche, que c'est un compliment.
Il poursuit son installation, mais bizarrement, je ne suis pas dérangé à l'idée de dormir entre un mur et le corps d'Aimé. Peut-être qu'ici, je me sentirais assez en sécurité pour au moins fermer les yeux. Je ne dis pas que je lui fais confiance, je dis juste qu'il a déjà eu l'occasion de me faire du mal, et qu'il ne l'a pas fait.
— Et puis, tu as des choses à me dire, me rappelle-t-il.
— Tu n'as pas encore réussi la mission que je t'ai donnée.
Est-ce égoïste de ma part d'avoir passé ce marché en sachant qu'il n'y survivra pas ?
— Ce sera vite réglé, ne t'inquiète pas.
D'un geste autoritaire, je lui indique la malle dans laquelle nous transportons tout notre équipement. On n'a pas une seconde de plus à perdre.
Il enfile une chemise civilisée associée à des braies sous lesquelles il peut dissimuler une dague. Il ajoute à sa tenue un manteau qu'il subtilise à l'accueil de l'auberge, là où les voyageurs entassent leurs vêtements. Quant à moi, je reste fidèle à mes habitudes, et me dresse de noir.
Je préviens un des soldats que nous partons à la quête d'informations nécessaires et l'ordonne de se charger de garder tous les autres ici jusqu'à ce que je revienne.
À l'extérieur, la nuit commence à tomber. L'ennemi doit enchaîner les verres depuis un bon moment, et l'alcool aura pris le dessus sur sa lucidité à l'arrivée d'Aimé.
Enfin, je l'espère pour lui.
— Je dois faire quoi, exactement ? demande le concerné, au milieu du chemin.
— Tu dois savoir combien ils sont, où ils résident, et ce qu'ils ont prévu de faire après l'assassinat de l'héritier, lui énuméré-je. Quand c'est bon, fais-moi un signe de la main, je serai à l'extérieur.
— C'est un peu une mission suicide, ton truc.
Je mords l'intérieur de mes joues pour retenir le sourire qui manque de s'esquisser aux coins de mes lèvres.
— C'est parfait pour toi.
Lorsqu'on arrive devant le lieu indiqué par notre source, je me place face à Aimé et tapote ses épaules.
— Allez soldat, je te laisse trente secondes avant de te faire tuer.
— Merci, votre confiance est toujours d'une grande utilité. Un plaisir de risquer ma vie pour vous mon prince, ironise-t-il d'un air blasé.
Cette fois, je ne suis pas assez réactif, il aperçoit l'amusement qui creuse mes joues. Je crois que la dernière personne à avoir vu mes fossettes n'est autre que ma mère. Autant dire que ça remonte à plus de dix ans.
Aimé apprécie ce qu'il voit, à en croire le pétillement qui surgit au cœur de ses iris. Son visage s'illumine et devient confus, comme s'il ne savait plus où regarder tant il ne voulait pas manquer le moindre détail.
Être autant épié – et d'aussi près – me met mal à l'aise. Je le tourne face à l'entrée de la taverne, et le pousse à l'intérieur.
— Bon, concentration, tranché-je.
Sous le clair de lune, je me place face à une fenêtre qui me permet de voir tout ce qui se passe entre ces murs. Aimé avance jusqu'au comptoir et discute avec le tavernier, puis repart avec une chope de bière remplie à ras-bord.
Il a déjà repéré sa cible : l'un des uniques hommes vêtu de blanc, qui sirote seul son verre d'alcool à côté du feu. Le blanc est assimilé aux terres du sud, mais ici, personne n'irait soupçonner un inconnu d'avoir du sang Vylnesien juste parce que sa tunique est claire. D'autant plus qu'ils ont choisi cette ville pour une raison : elle est esseulée et calme. Aucun moyen qu'ils se fassent emmerder.
Aimé s'assoit face à lui sans lui demander la permission. Un léger poids s'impose dans ma poitrine, il n'y a pas de retour en arrière possible : Aimé n'a pas le droit à l'erreur.
Mon camarade se met à l'aise et entame une discussion que je ne peux entendre. Il s'assure de capter l'attention de son interlocuteur, et je suis persuadé que c'est le cas. Même moi, de là où je me trouve, j'aimerais savoir lire sur ses lèvres, juste pour comprendre pourquoi ses tâches de rousseur tremblent d'amusement.
Le blessume médiéval qui recouvre mon crâne, et fait office de capuche, ne masque en rien la vue affreuse qui s'offre à moi.
Quelle mission à la con.
J'aurais mieux fait de m'en charger moi-même, quitte à me coltiner Aimé dans les pattes encore un peu. En attendant, je suis contraint de l'observer discuter avec un noble Vylnesien, attablé face à lui, comme s'il s'apprêtait à revêtir le rôle de courtisan pour la nuit. Son rictus discret ne trahit pas son habituelle insensibilité, bien qu'il semble davantage étiré que prévu.
J'ai horreur de le regarder sourire de loin.
Ses manières n'ont plus aucune retenue. Je ne me serais jamais autant intéressé à son comportement si ses genoux n'étaient pas écartés avec nonchalance, et que son menton ne reposait pas sur sa main, pour lui permettre de fixer son interlocuteur d'un regard intéressé.
Alors c'est comme ça qu'il compte négocier, en faisant des avances à l'ennemi ?
Les passants me dévisagent comme si c'était moi le sanguinaire capable de décimer toute une population dans les parages. Je l'admets, couvert d'une capuche plus large que mes épaules, et de vêtements plus sombres que le crépuscule, je ne dois pas être des plus rassurants.
Cependant, je suis ici pour sauver notre pays de Vylnes, pas le contraire. Quant à Aimé, je ne sais plus trop quel est son objectif.
La patience n'a jamais été mon fort, mais je commence à me demander si le fait que ce soit Aimé n'y est pas pour beaucoup.
À l'instant où le trentenaire pose sa main ébène sur celle de mon second, mes sourcils se haussent si haut que je ne peux nier ma frustration. Un soupir mauvais m'échappe alors que leur contact se fait un peu plus insistant. J'enfile ma cagoule noire jusque sur mon nez, ne laissant que mes yeux à découvert, et percute la porte d'entrée d'une épaule lourde, en m'approchant de leur table.
— Vous êtes très attirant, déclare l'inconnu.
Je plaque ma paume sur le bois de la table afin de faire remarquer ma présence.
— On a des miroirs au palais, il le sait très bien.
Je n'ai même pas besoin de regarder Aimé pour savoir que la satisfaction déforme ses traits. Je lui ai donné ce qu'il voulait en le rejoignant. Quant à moi, je bouillonne de l'intérieur.
Je ne cherche pas à comprendre, je dégaine mon épée en un temps record et transperce la poitrine de cet inconnu, qui a commis l'erreur de toucher à ce qui m'appartient.
Mon geste provoque un raffut insupportable dans l'enceinte de la taverne. C'était stupide de ma part de laisser ma colère reprendre le dessus, j'ai effectué un travail sur moi-même pour que ça ne se reproduise plus. Et en l'occurrence, je me retrouve à devoir m'emparer du bras d'Aimé pour prendre la fuite.
Commettre un meurtre dans un lieu public, au cœur d'une ville dont les valeurs sont basées sur le respect et la bienséance, est la pire idée que j'ai pu avoir.
Une dizaine de bourrins nous suivent, alors je coupe court à notre course poursuite improvisée en tournant dans une rue délabrée, dépourvue de tout accès à la lumière. Mon premier réflexe est de plaquer le corps d'Aimé contre le mur et de masquer sa bouche avec ma paume. Il peine à reprendre sa respiration et enroule ses doigts autour des miens afin de créer des failles, tandis que de mon autre main, je le maintiens par la nuque.
Je refoule du mieux que je peux l'adrénaline qui submerge mon corps, entraînée par les battements irréguliers de mon cœur.
Faites qu'il croie que l'effort y est pour quelque chose, et non pas le fait que je n'ai aucune envie de le lâcher.
Les villageois de Dagmar sont passés depuis quelques minutes maintenant, pourtant je ne peux pas me résoudre à le libérer. Son corps est chaud, pas brûlant. Il est réconfortant, pas étouffant.
De son côté, Aimé ne cherche pas non plus à me repousser. Il ne peut tromper personne, sa force surpasse la mienne, s'il avait voulu m'éloigner, il l'aurait fait. Or, il est étonnamment calme.
J'attends que mes yeux s'habituent à l'obscurité pour chercher les siens. Seule sa pupille droite est fonctionnelle, pourtant je jurerais qu'il me voit à travers les deux.
Le silence est trop pesant, l'atmosphère m'engouffre dans sa quiétude. Je finis par reculer, à défaut de perdre pied et manquer de souffle.
— T'y es allé un peu fort, remarque-t-il, mettant fin au silence.
— Ah oui ? Réponds-je, le cœur emballé, pleinement conscient que mon coup était intentionnel. Toutes mes excuses.
Mon sarcasme ne le laisse pas indifférent, il se braque.
— J'avais les choses en mains.
— Comme quoi, sa queue ? le provoqué-je.
Pour une fois, il n'a rien à répondre. Pire, il détourne le regard de honte.
— Aimé, j'aurais dû te laisser finir ton spectacle. Comme ça au mieux tu te faisais tuer, au pire il t'emmenait dans son pieu pour abuser de toi. Tu t'es mis en danger.
— J'ai pas besoin d'un deuxième père, se vexe-t-il. J'en ai bien assez d'un qui n'assume pas son rôle.
— Tu te rends compte que t'as l'air d'un enfant immature et capricieux ? On est en guerre, agit comme tel.
Ses boucles brunes collent à son font à cause de la sueur qui perle sur sa peau, et mon index brûle d'envie de lui dégager la vue.
— T'es bien marrant Sohane, mais si tout ce que tu voulais en m'envoyant ici c'était me voir mort, fallait pas intervenir, me reprend-il. En attendant, t'es le seul de nous deux à agir comme un gosse. Faut savoir ce que tu veux.
Il n'a pas tort.
Aimé me tourne le dos et s'apprête à rentrer par lui-même. Cependant, à l'inverse de la fois où je l'ai abandonné dans la forêt, je n'ai pas envie d'être seul, même s'il n'est pas forcément la personne avec qui j'ai envie d'être. J'attrape son bras, l'empêchant d'aller plus loin. Je me maudis de n'être conforme qu'à la solitude et de ne jamais savoir quoi dire en société.
Je réfléchis. Je ferme les yeux. Je respire, fort.
Si je ne trouve rien à dire, alors il ne trouvera aucune raison de rester. Quoiqu'il ne dégage aucune résistance, et n'attend pas non plus de moi que je parle.
Il ne fait que rester debout face à moi.
Puis, sans contexte, je décide de lui poser une question qui me taraude depuis un moment :
— Depuis que mon père t'a donné le rôle de diriger à mes côtés, tu ne t'es jamais imposé, pourquoi ? N'importe qui aurait profité de cette position pour faire un abus de pouvoir.
Il pouffe de rire, cernant mon malaise et combien je m'oblige à trouver un sujet de discussion.
— C'est ton rôle Sohane, pas le mien. Tu es fait pour gouverner, pas moi, assure-t-il. Si tu réclames mon aide, je t'épaulerai. Mais en attendant, je n'ai aucune décision à prendre.
Je n'aurais jamais réagi ainsi si l'on m'avait acquitté d'une autorité supplémentaire. J'en aurais tiré profit au maximum.
On n'a rien à voir l'un avec l'autre. Dans ce cas, peut-être que je me berce d'illusions. Peut-être que mon père ne veut pas juste me remplacer par n'importe qui. Peut-être qu'il a raison, je manque des valeurs qui distinguent un tyran d'un bon roi. Peut-être qu'il veut Aimé sur le trône, parce que son cœur est plus pur que le mien, et qu'il agit en fonction de ses convictions. Peut-être que depuis tout ce temps, je suis dans le faux.
Aimé est sûrement fait pour être roi. Plus que moi.
— Sohane ?
— Oui ?
— As-tu assassiné mon frère ?
Je n'ai aucune réaction, non pas parce que je suis coupable. Mais plutôt parce que je n'ai aucune idée de l'identité de ce fameux frère, et pour une raison ou une autre, je me retrouve accusé de sa mort.
Ça ne m'étonne en rien, je suis habitué à tout ça.
— Tu penses que c'est le cas ?
— J'aimerais que non.
— Pourquoi ? m'esclaffé-je. Ça ne changerait pas l'image que tu as déjà de moi.
Il demeure sérieux, trop sérieux pour que je ne prenne pas peur.
— Ton frère devait être un soldat de notre division, j'en sais rien. Arès n'a jamais voulu me présenter ses fils avant toi. Faut dire que tu ne lui as pas laissé le choix, aussi.
— Iáson. Il s'appelait Iáson.
— Quel qu'ait pu être son prénom, s'il était là durant la bataille de Delyrne, désolé de t'apprendre que personne n'y a survécu.
— Personne sauf toi.
Je ne réponds pas à sa question, je la contourne et ça le blesse. Je ne veux pas qu'il croie que je suis coupable, mais je ne veux pas non plus lui montrer combien évoquer ces évènements m'affecte.
— Tu l'as tué, oui ou non ?
— À quoi ça m'aurait servi d'affaiblir mon propre camp ?
Tous ces matins, où je me suis réveillé en priant pour que quelqu'un en ait quelque chose à faire de ma version des faits. Tout ça pour que je sois incapable de l'exprimer à voix haute le jour où on me la demande enfin. Et si j'ai autant de mal à me confier sur un événement aussi futile, qu'adviendra-t-il, le jour où je devrai me justifier pour...
— Alors explique-moi, me supplie-t-il.
— Pourquoi tu tiens tant à ce que je t'explique quoique ce soit, Erèbe l'a déjà fait, non ?
— Parce que je te croirai, me promet-il droit dans les yeux.
Je contiens mon cœur dans ma poitrine, comme s'il était sur le point de s'échouer à mes pieds. J'ai mal de l'intérieur pour une raison qui m'échappe, et je ne sais si je pourrai le supporter encore longtemps.
Ça faisait une éternité que je ne m'étais pas senti aussi mis à nu. Et j'ai envie de lui faire confiance, je meurs d'envie de tout lui expliquer. Ça me tue de garder pour moi des milliards de choses que je veux expulser de mon corps. Je suis épuisé de chercher la validation de chaque personne que je rencontre, épuisé de ne jamais être assez heureux, d'être juste silencieux, passif.
Je me laisse tomber et m'assois au sol, le dos calé contre le mur. Les paumes face à mon visage, je compte mes doigts pour ne pas perdre le contrôle. J'ai l'impression que mon esprit peut déserter mon corps à tout instant, qu'il fait déjà des allers-retours entre terre et ciel.
Aimé s'assoit à mes côtés, en silence, et dans ma tête se déclenche un air de musique que ma mère avait l'habitude de chantonner. C'est l'effet qu'il a sur moi. Il a tendance à m'évoquer davantage la douceur et la patience, deux émotions étrangères à mon existence.
Il est si pur que les larmes me montent aux yeux.
Si j'avais été un peu plus comme lui, j'aurais été l'enfant que mon père a toujours rêvé d'avoir.
Il pointe du doigt quelque chose dans le ciel ; je ne regarde que sa main, puis son profil. Mes lèvres sont proches de son oreille et sans contexte, je murmure :
— Ce jour-là, on a agi dans la précipitation et on est arrivés sur le champ de bataille comme si rien ne pouvait nous arriver. Aucune formation de guerre, aucun commandement... on a été pris au piège.
J'entends sa respiration trahir son air serein. Il redoute mes explications.
— On était foutus, encerclés comme des bêtes. Chacun s'est battu jusqu'au bout, l'ennemi s'est amoindri, mais pas assez, craché-je. J'ai vu chacun de mes coéquipiers se faire tuer sous mes yeux. Un par un.
— Erèbe m'a dit que ça a été un massacre.
— Erèbe n'était là, tranché-je.
Un homme qui n'était pas présent sur le champ de bataille ne peut partager son ressenti. Il n'a pas vu le bain de sang, il n'a pas assisté aux morts consécutives, et il ose dire que ça a été un massacre ?
Qu'il garde ses remords pour lui.
— Plus ma rage se décuplait, et moins j'avais de contrôle sur mes actes. J'ai totalement perdu l'esprit, jusqu'à ce que je reprenne connaissance, agenouillé sous la pluie, le corps couvert de sang et de boue.
Je me suis battu seul, quand plus personne ne subsistait à mes côtés. Seule ma rage de vivre m'a donné la force de me relever, alors que des blessures lacéraient mes cuisses et mon dos.
J'ai appris à me battre dès mes sept ans, je suis meilleur que la plupart des soldats ici présents, bien qu'aucun d'entre eux ne le reconnaîtra jamais.
Encore moins mon père.
J'ai réalisé – alors que je baignais encore dans ce mélange répugnant que créaient le sang et la pluie – que revenir seul, d'une bataille dépourvue de tout survivant, n'allait pas passer.
Mais que pouvais-je faire, me cacher ?
Non. Je suis rentré revêtu d'un liquide rouge, voire noirâtre, de la crasse accumulée sur mon corps et des cernes apparentes. Je me suis présenté en tant qu'unique vainqueur de cette bataille, et j'ai été accueilli par des menaces de morts plus violentes que celles reçues de la part de mes ennemis.
Mon père n'a pas cherché à me comprendre, il a déclaré que je me suis enfui avant la fin du combat. Certains ont déduit que je me suis débarrassé de mes camarades en quête de gloire, d'autres ont clamé que je me suis condamné à la damnation royale.
Je savais que mon sort ne m'appartenait plus depuis mes neufs ans. Mais une nouvelle vague de haine ne m'a pas fait plus de bien.
— Tu es le seul à avoir survécu ? s'entête Aimé.
— Alors, tu me crois ? pouffé-je de dépit, résolu à l'idée que lui aussi me tourne le dos désormais.
— Je t'ai vu te battre et tu n'étais même pas au maximum de ton potentiel. Oui, je te crois.
La façon qu'il a de voir à travers moi me provoque une douleur agréable à laquelle je ne veux pas m'habituer.
Je ne peux pas être aussi proche de lui, ça me change.
Il me fait avouer des choses que je n'ai jamais prononcées à voix haute.
Si je compte un jour devenir le roi que j'ai toujours voulu être, je dois rester loin de lui.
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Profitez, profitez
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