21
𝓐imé
❦
Avant
Papa n'est pas rentré depuis deux ans.
Et je crois que je suis le seul que ça affecte. Iáson et Adam n'en parlent pas. Même maman a l'air de l'avoir oublié, mais moi non. Je l'attends avec impatience un peu plus chaque jour - il faut qu'il voie combien j'ai grandi. Je sais que son travail accapare tout son temps, et qu'il ne peut pas s'y dérober, mais parfois j'aimerais qu'il nous choisisse nous.
Adossé à la fontaine du village, j'essaie de déchiffrer le livre que j'ai trouvé sur la table de chevet de maman, mais je n'y comprends rien. Comment Iáson fait-il pour lire ? J'aimerais que papa m'apprenne, moi aussi. À mon âge, Adam et Adonis savaient déjà lire, je suis en retard par rapport à eux. Ça m'énerve d'être le dernier, parce que je n'arriverai jamais à attirer leur attention. Maman est la seule qui prend la peine de m'instruire, mais je me fiche de savoir comment couper des légumes, je veux apprendre à me battre. Moi aussi, je veux que papa me dise que je serai un soldat remarquable, que j'ai un potentiel immense, et que dans un an, il m'emmènera avec lui.
Les yeux lourds de fatigue, je dépose le livre sur mes cuisses et ma tête bascule. Le soleil me brûle la peau, c'est agréable. Je me laisse bercer par le chant des oiseaux qui virevoltent autour de la fontaine, et glisse mes doigts sous les brins d'herbe qui chatouillent mes jambes.
Je fredonne un air de musique que j'entends souvent en traînant au centre du village. Un air qui s'échappe des lyres de ceux qui arpentent les tavernes pour un peu d'argent. Mes paupières se ferment, je suis si apaisé que je pourrais sombrer dans un sommeil profond.
— Aimé ! s'exclame mon grand-frère en accourant vers moi.
Je ne retiens pas le large sourire qui étire mes lèvres, lorsque je vois celui qui illumine le visage de Iáson. Il plonge sa main au cœur de la fontaine et m'asperge d'eau, chargé d'un rire qui me noue le ventre de bonheur.
— Tu viens ? Adam va me montrer comment tirer à l'arc.
Mon sourire s'efface.
— Il ne veut pas que je sois là, Adam ne m'aime pas, marmonné-je.
Iáson encercle mon corps de ses bras et me porte jusqu'à la maison. Je m'accroche à son cou pour ne pas tomber, même si je lui fais confiance de tout mon être.
— Dis pas n'importe quoi, il te préserve juste. Et puis, ajoute-t-il à voix basse, depuis qu'Adonis est parti, il est devenu plus sérieux. Il a repris toutes ses responsabilités, c'est pour ça qu'il est plus dur avec toi.
Iáson est le seul à encore se soucier de moi, même si je sais que ça ne durera pas. Bientôt, ce sera son tour. Il devra suivre les entraînements de papa à la lettre et se surpasser. Bientôt, il ne parlera plus, ne sourira plus et ne lira plus. Il deviendra aussi froid et distant qu'Adam et Adonis. Alors je profite qu'il prenne encore la peine de partir à ma recherche, pour disparaître en pleine journée et l'attendre au même endroit. Au pied de la fontaine.
— N'y va pas, le supplié-je.
— Quoi ?
— Ne va pas t'entraîner, viens à la rivière avec moi.
Iáson soupire en me posant au sol devant la maison. Il se gratte la nuque, évitant mon regard. Je sais qu'il n'ose pas me dire non, qu'il lui reste juste assez de pitié pour ne pas me laisser sans excuse. J'attrape son index, pas assez grand pour le retenir par la taille, et tire dessus. Il s'accroupit, un sourire compatissant au coin des lèvres.
— Qu'est-ce qu'il y a, mon grand ?
— Viens avec moi, s'il te plaît.
Cette fois, il n'a pas la force de fuir mon regard et soupire, vaincu. Il se met dos à moi pour que je grimpe sur son dos, afin de me conduire jusqu'à la rivière.
— C'est la dernière fois, Aimé, me prévient-il. Je ne pourrai plus manquer d'entraînements après.
Je sais.
La forêt recouvre le courant d'eau turquoise qui longe le village. Les arbres sont tellement hauts que je discerne à peine le ciel lorsque je lève la tête, chatouillé par les papillons violets qui dansent sous mon nez. J'essaie de les attraper, mais Iáson me gronde, car je lui fais perdre l'équilibre et qu'il manque de nous faire tomber à plusieurs reprises.
— Adam va me tuer, soupire-t-il.
Il me soutient d'un bras et m'aide à descendre dès qu'il aperçoit le courant d'eau. Ses boucles brunes, presque aussi longues que celles de maman, me font espérer qu'il ne devra pas les couper pour l'entraînement, comme Adam et Adonis avant lui.
Dès que je suis sur mes pieds, je cours vers le bassin, même si l'effort me coupe le souffle. Je prends tellement d'élan que lorsqu'une racine se présente devant moi, il est déjà trop tard pour l'éviter. Mon pied s'y accroche, et je bascule en avant, emporté par mon propre poids. J'essaie d'amortir la chute avec mes mains, mais elle est si violente que le sang perle avant même que je puisse me relever. Mes genoux et mes paumes, écorchés, poisseux de terre, me rappellent la violence de l'impact, mais je n'ai pas mal. J'ai juste peur. Les larmes dévalent mes joues, incontrôlables, et Iáson accourt en entendant mes sanglots.
— Aimé, panique-t-il. Je t'ai déjà dit de ne pas courir en forêt.
Il s'agenouille pour me prendre dans ses bras, indifférent à la façon dont ma tenue souillée de sang et de terre pourrait l'affecter. Il me berce doucement, enveloppant mon cœur d'une chaleur réconfortante. Quand je me calme enfin, il m'aide à m'asseoir, évaluant la situation avec un grand sérieux. Ses mains parcourent mes poignets, mes genoux, mes épaules... Il m'interroge sur la douleur en soulevant mes bras et me demande si je souhaite rentrer à la maison. Je secoue la tête, déterminé. Il est hors de question d'abréger cette dernière sortie ensemble. Je veux prolonger cet instant, ne jamais devoir rentrer.
— C'est bien, mon grand, m'encourage-t-il. Tu es super courageux.
— Tu trouves ?
Je pose une main sur mon torse, parce que mon cœur bat si vite que j'ai la tête qui tourne.
Iáson est fier de moi.
— Oui, dit-il en ébouriffant mes cheveux avec un sourire. Après tout, tu es mon petit reflet, tu feras encore mieux que moi.
Papa et maman ne cessent de le répéter : je suis le reflet de Iáson. Cette comparaison m'emplit de fierté, car il est le seul de mes frères qui veille sur moi. Il est mon modèle en tout. Alors, quand papa dit à maman que celui qui nous sauvera, c'est lui, Iáson, j'y crois de tout mon cœur. Le guérisseur, comme ils l'appellent. Je ne sais pas à quoi mon père fait allusion en affirmant que Iáson est l'enfant dont tout le monde parle, que notre avenir repose sur ses épaules, mais je suis convaincu qu'il a raison. Personne d'autre que mon grand-frère ne pourrait nous tirer de la guerre.
— Moi aussi je serai un grand soldat ?
J'agite mes mains sous son nez, plus excité que jamais, tandis que le coin de ses lèvres s'affaisse à une vitesse déconcertante. Il me lance un regard attristé que je peine à déchiffrer. S'il pense que je ferai mieux que lui, pourquoi est-il si triste ? Iáson m'enlace sans un mot, durant de longues secondes, si bien que je finis par m'effondrer sur mes genoux, accablé par son poids.
— Tu ne devrais pas penser à ça, murmure-t-il. Je ne veux pas que tu deviennes soldat, tu n'es pas fait pour ça.
Je ne comprends pas ce qu'il veut dire ; ça me fait mal à la tête de réfléchir. C'est toujours ainsi quand les grands parlent, je ne saisis jamais rien et ça m'énerve. Les larmes me montent aux yeux alors qu'il me saisit par les épaules. Lorsqu'il relève mon menton, je lui demande :
— Tu ne penses pas que j'en serais capable ?
— Si, Aimé, bien sûr que si, mon grand. Tu en seras capable, finit-il par se résoudre.
Sauf qu'il ne le pense pas vraiment. Pourquoi me ment-il ? A-t-il peur que je prenne sa place ? Que papa croie que c'est moi qui serai l'enfant qui nous sauvera tous ? Il se trompe. Papa n'a jamais pensé que j'étais digne de quoi que ce soit ; il restera toujours son préféré. Iáson n'a pas à s'en faire.
Il se redresse après avoir embrassé mon front et prend ma main, me guidant jusqu'à la rivière, avant d'être interrompu par le bruit assourdissant de la tuba, qui résonne depuis le cœur du village. Iáson se pétrifie. Je ne comprends pas encore très bien le sens de cette sonorité, mais une chose est sûre : chaque fois qu'elle a retenti, les larmes de maman ont coulé.
En un battement de cils, mon grand-frère me prend dans ses bras et se précipite vers le village. Dans sa course, il ne prononce pas un mot, mais cela serait inutile ; je suis plaqué contre sa poitrine, ressentant les battements affolés de son cœur. Ses larmes se mêlent aux gouttelettes qui commencent à tomber du ciel. Les nuages gonflent au-dessus de nous, l'atmosphère s'embrume, et je finis par enfouir mon visage dans le creux de son cou.
Le tonnerre déchire le ciel à l'instant où nous arrivons au village, précédés par tous ses habitants. Iáson pose une main derrière ma tête, comme pour me protéger, mais lorsque j'essaie de lever le nez, je réalise que c'est pour m'empêcher de me retourner. Autour de moi, les villageois couvrent leurs bouches de leurs mains tremblantes, et j'ai l'impression qu'aucun d'entre eux n'est capable de supporter ce qui se passe sous leurs yeux.
Iáson continue de s'enfoncer dans la foule, doucement, comme s'il avait besoin de voir autant qu'il appréhende. Pas une fois il ne me permet de me retourner, mais je ne sais pas si j'en ai envie, de toute façon. L'horreur reflétée sur les visages des inconnus suffit à me dissuader.
Je reconnais le chemin qu'il emprunte : il se dirige vers la fontaine. Autour de nous, des murmures s'élèvent. Les villageois chuchotent et s'écartent pour nous frayer un chemin. Leurs regards me mettent mal à l'aise. Pourquoi ont-ils tant de pitié pour nous ? Pourquoi s'écartent-ils ? Pourquoi, si ce qu'on va trouver est si écœurant, nous laissent-ils approcher la fontaine ?
— Pauvres garçons, chuchote une vieille dame.
— Si jeunes, ajoute sa camarade.
Lorsque je baisse les yeux et découvre mon reflet dans une flaque d'eau, si près de la fontaine que j'entends son cours perpétuer, mon cœur s'arrête. Pour la première fois de ma vie, j'entends une femme hurler à en déchirer les cieux. Elle crie si fort qu'elle pourrait réveiller les dieux, et je crois que c'est ce qu'elle cherche à faire. Son gémissement lui déchire la gorge. Je n'ai jamais rien entendu de tel. C'est le cri le plus douloureux, terrifiant et affligeant qu'il m'ait été donné d'entendre.
— Maman ? m'enquis-je à voix basse.
C'est la voix de maman.
Mes pieds touchent le sol au moment où ceux de Iáson se dérobent sous lui. Mon frère s'effondre sur ses genoux, si abattu qu'il relâche son étreinte. S'il ne pensait même pas à reprendre son souffle avant de venir, il cherche maintenant comment y parvenir.
Il étouffe.
Je profite de son absence pour m'échapper et courir vers la fontaine.
— Aimé ! rugit-il en agrippant mon mollet.
Mais il est trop tard. Même s'il me fait chuter sur le ventre et me cogner le front contre le sol, même s'il me tire vers lui et me serre contre son corps, même s'il tente de contenir ses sanglots pour ne pas m'inquiéter, il est trop tard. J'ai vu le corps d'Adonis, grisâtre et trempé de la tête aux pieds, reposer dans les bras de maman.
J'ai vu ses yeux révulsés et les plaies béantes qui enlacent son torse.
— Adonis, m'écrié-je, la voix brisée.
— Ça va, ça va, me rassure Iáson en caressant mes cheveux.
Je sais que rien ne va. Il ne peut pas le contester, surtout qu'il peine à rester sur ses genoux, tandis que des villageois lui versent de l'eau sur la tête pour éviter qu'il ne s'évanouisse.
Je n'ai jamais vu mon frère dans un tel état. Ses pleurs sont incontrôlables, et il peine à garder son sang-froid devant moi, alors qu'il n'a jamais cillé auparavant. Il s'est toujours interdit de me montrer ses faiblesses. Je crois qu'il me serre davantage par besoin que par désir de me protéger, mais cela ne me dérange pas. S'il a besoin de moi, je serai là.
— Pourquoi... se lamente-t-il, porté par les cris fugaces de notre mère. Pourquoi, pourquoi, pourquoi.
Iáson refuse de rester agenouillé devant le corps de notre frère. Il se dégage de l'emprise des villageois qui nous entourent et se relève avec détermination, tournant le dos à la scène. Il me prend sur sa hanche et, tout en fixant l'horizon d'un regard assombri par la rancœur, il maintient ma tête pour m'empêcher de regarder en arrière. Sa mâchoire serrée me rappelle celle de papa lorsqu'il se prépare à repartir au combat. Il n'est plus le grand frère tendre qui me bordait dans la forêt une heure auparavant.
Sur le chemin du retour, je pleure en silence tandis qu'Iáson caresse doucement mon dos. Mais je ne pleure pas pour Adonis ni pour la souffrance de maman.
Mes larmes coulent parce que je sais que le moment est venu pour Iáson de partir. C'est l'heure pour lui de s'entraîner, de perdre son sourire et de me quitter.
J'en ai la confirmation quand, en arrivant à la maison, j'aperçois Adam, avachi sur une chaise, cirant son épée à l'aide d'une pierre. Il ne relève pas les yeux et se contente de décréter à l'égard de Iáson :
— Tu aurais dû venir t'entraîner.
— Je m'occupais d'Aimé.
— Tu aurais dû venir t'entraîner ! répète-t-il, furieux.
Adam ignore ma présence dans les bras de Iáson et le bouscule jusqu'à ce qu'il tombe sur le dos, incapable de reprendre sa respiration. Mon crâne heurte le sol, la douleur me fait pleurer davantage.
— C'est ça, la figure de notre avenir ? s'agace-t-il en brandissant son arme. Je ne sais pas ce que papa a vu en toi, mais il serait temps que tu le montres, parce que tu es insignifiant, Iáson. Tu es faible, tu ne sers à rien !
Malgré tout, Iáson se relève, vacillant, avec du sang sur l'arrière de son crâne et le poids de la perte de son aîné sur ses épaules.
Il se redresse et frappe Adam en pleine joue.
— Tu lui as fait mal ! s'emporte-t-il en me pointant du doigt. C'est ton petit frère, tu te souviens ? Qu'est-ce que t'es devenu, Adam ?
Adam tranche l'air d'un coup d'épée. Son geste aurait ouvert la gorge de Iáson s'il ne l'avait pas esquivé. Ses yeux s'écarquillent, puis il laisse tomber son arme. Il ne met pas longtemps avant de la rejoindre, tant ses genoux vacillent sous son poids. Iáson, calme malgré tout, pose une main sur son épaule et caresse son omoplate. Il s'accroupit à son niveau, puis plaque son front contre le sien. Leurs boucles brunes et leurs yeux noirs s'ancrent, partageant une minute de silence chargée de compassion. Et alors qu'Adam s'avoue vaincu et se laisse tomber contre Iáson, j'essuie mes joues trempées de larmes.
— Ils ont pris Adonis, sanglote Adam. Ils ont tué notre frère. Je savais que ça se passerait comme ça ! Tout comme je sais que je finirai comme lui...
Iáson l'attire contre lui, le regard empli de douleur. Il murmure avec détermination :
— Je ne te laisserai pas mourir. Je te promets que tu ne mourras pas, et que je vengerai sa mort.
Les mots résonnent comme une promesse solennelle. Fort et résolu, il se redresse, convaincu que tout dépend de lui. Papa lui a tellement répété ces mots toute sa vie qu'il ne se laisse pas d'autre choix. Il ne laissera pas le chagrin le dévorer ; il se battra.
Une rage nouvelle s'empare de lui, alimentée par la perte. Adam, toujours tremblant, cherche refuge dans l'étreinte de son frère. Ses larmes se mêlent à la colère de Iáson, et je le sais...
Je sais que papa sera bientôt de retour, pour emmener l'un d'entre eux.
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