20

Ce chapitre me tue, je ne saurais dire pourquoi 

anyway, bonne lecture (si certains d'entre vous sont encore debout à cette heure-ci) 











𝓢ohane







Je ne t'aime plus.

C'est ce que j'ai essayé de lui dire ce soir, à maintes reprises.

Je ne t'aime plus, arrête de t'accrocher. Arrête d'espérer, laisse-moi partir.

Le problème, c'est que je ne le pense pas. À chaque fois qu'Aimé baisse les yeux pour vérifier si je vais bien, je ravale mes mots. En choisissant de partir avec lui, je savais ce qui m'attendait. Je savais que je devrais mener une bataille contre moi-même. Je savais que l'avoir si près de moi serait dangereux, mais je ne pouvais partir avec personne d'autre.

Ce qui m'arrange le plus, c'est qu'il y ait une raison pour que l'on reste de simples coéquipiers ; que l'on est chargés d'une mission et que l'on doit la mener à bien. De cette façon, je n'ai pas à lui expliquer pourquoi c'est moi, qui ne veux pas que l'on soit plus. Je n'ai pas besoin de lui expliquer que je préfère ne jamais l'avoir, plutôt que de le voir chercher ses mots pour ne pas me blesser, le jour où il me quittera. Et je n'ai pas à lui avouer que dans ma tête, c'est le vide. Que s'il choisit une vie avec moi, il s'engage dans une vie de tourments.

Il n'en voudra pas, il n'en voudra jamais.

Je lui facilite la tâche en prenant la décision de l'en priver à sa place, avant qu'il n'ait le temps de regretter.

Est-ce que j'ai commencé à délirer sur ce qu'il m'a fait après qu'il m'ait trahi, parce que je le détestais ? Ou est-ce que j'ai simplement cessé de penser au bonheur qu'il m'apportait parce que je n'y avais plus droit ? Est-ce que ma rancœur était justifiée, ou est-ce que j'ai profité de la douleur pour me convaincre que c'était inévitable, que ça finirait par arriver, que je n'aurais jamais droit au bonheur, ni à Aimé ?

— Sohane, souffle-t-il.

Je relève les yeux. Ce n'est pas comme avec Casey, je ne peux pas me résoudre à le laisser parler au vide qui nous sépare, pendant que les voix dans ma tête lui coupent la parole. J'ai besoin de savoir ce qu'il veut me dire, quoique ce soit.

— Oui ?

Je ne discerne que ses lèvres, le reste de son visage est couvert d'une capuche sombre. Au fond de la taverne, baignée d'une lueur chaude, filtrée par de lourdes lanternes suspendues aux poutres du plafond, mon index tapote la table. Cela doit faire deux heures que l'on est assis face à face sans se dire un mot. On se contente de siroter la boisson qui nous a été servie, en attendant de se décider à aller dormir.

Je glisse une main contre le mur de pierres épaisses. Il est marqué par les années et la suie des feux allumés dans l'âtre, si bien que mes doigts ternissent à son contact.

— C'est la cinquième fois que tu fais ça.

Je hausse un sourcil.

— À chaque fois que je t'appelle, tu me réponds, et au lieu de me prêter attention, tu regardes les lanternes accrochées au-dessus de ta tête, avant de toucher le mur et de faire je ne sais quoi de plus intéressant que de m'écouter, il faut croire.

Je baisse les yeux.

— Je ne m'en étais pas rendu compte.

— Eh bien, je te le dis, c'est la première fois que tu me réponds, scande-t-il. En trois heures.

Trois ?

J'insère le bout de mes doigts dans les failles qui parsèment la surface de la table, laissées par des couteaux, ou des chopes écrasées.

— Ça aussi, s'exclame-t-il en glissant son poignet sur la table, jusqu'à ce que ses doigts encerclent le mien. Ça aussi, tu l'as fait. Tu es nerveux ? Je te mets mal à l'aise ?

Je secoue la tête.

— Non, ce n'est pas ça.

— Alors c'est quoi ?

Je n'en ai pas la moindre idée.

— Je ne t'ai pas répondu ?

À son tour, Aimé remue la tête.

J'étais convaincu de l'avoir fait. Est-ce que j'étais tellement absorbé par l'attente de savoir ce qu'il veut me dire, tellement captif de ce besoin irrépressible de connaître le sujet de notre conversation, que je me suis imaginé des mots dans ma propre tête ?

Je crois que je deviens fou.

Non, je l'ai toujours été.

Les éclats de rire et les voix rauques qui résonnent autour de moi me réduisent à une ombre, insignifiante et perdue. Mon poignet traîne sur la table, offrant à Aimé l'occasion de le garder un peu plus longtemps au creux de sa main.

— Il faut qu'on aille demander une chambre, me rappelle-t-il, alors que je m'arrache enfin à son emprise.

J'acquiesce, même s'il n'attend pas mon approbation pour rejoindre le comptoir noirci par le temps. Assis derrière, l'aubergiste aux cheveux gris nous lance un regard suffisant, presque insolent. Les tonneaux de vin et de bière, empilés derrière lui, exhalent une odeur de malt et je retiens ma respiration pour ne pas éternuer.

Malgré le vacarme constant – conséquence des pièces d'argent qui passent de mains en mains, du choc des chopes et des voix graves, Aimé abaisse ses lèvres à mon oreille pour murmurer :

— Tu as de quoi payer ?

— Non, et toi ?

— On forme une belle paire de génie, ironise-t-il.

L'aubergiste se redresse et dévisage Aimé. Il ne doit pas apprécier qu'il dissimule son visage dans son enseigne.

— Avez-vous besoin de quelque chose ?

— D'un endroit où dormir, précise Aimé.

— Je m'en doute. Ce n'est pas gratuit, ajoute-t-il.

Son regard glisse d'Aimé à moi, comme s'il attendait que l'un de nous dépose un tas de pièces d'or sur le comptoir pour poursuivre ses explications. Aimé cherche de l'aide dans ma direction, mais je ne peux rien faire, n'ayant pas pensé à prendre d'argent avant de quitter le palais.

— Vous n'avez rien ?

— On est sains et saufs, merci pour votre inquiétude, déclare Aimé.

— Vous n'avez rien, déduit-il.

— Tout dépend de votre définition de rien...

— Ne me faites pas perdre mon temps.

Le roi soupire. Ses épaules s'affaissent lorsqu'il se tourne vers moi en grattant l'arrière de sa nuque.

— Il a plu aujourd'hui, je parie que la terre sera plus molle.

Je lève les yeux au ciel, épuisé. Pourtant, quand il s'apprête à rejoindre la sortie, je le suis.

— Attendez, nous interrompt l'aubergiste, avant que je n'aie le temps de passer le pas de la porte. Je vous laisse une chambre.

À l'inverse d'Aimé, j'attends de connaître le contre-coup avant de me réjouir.

— En échange de son arme, précise-t-il, pointant du doigt l'épée qui repose dans mon dos.

Dès qu'il évoque mon arme, mes paupières se plissent. Je déteste cette arme, je l'abhorre autant que la chair qui recouvre mes os. Autant que ce que je vois dans chaque miroir que je croise, autant que chacun des mots qui s'échappe de ma bouche. Mais je ne m'en débarrasserais pour rien au monde. Elle est tout ce qu'il me reste de ma mère. Elle est imprégnée de son sang, elle a incorporé ses derniers mots et ses dernières larmes.

Cette épée est la dernière chose qui nous a reliés elle et moi, lorsque je l'empoignais d'un côté, et qu'elle la recevait en plein ventre de l'autre.

Je ne la lui donnerai pas, pas pour une nuit de confort.

— Hors de question, rétorque Aimé. Prenez la mienne.

Il dépose son arme sur le comptoir, sous les yeux désabusés de l'aubergiste, qui se contente de souffler par le nez.

— Elle n'a rien de spécial.

— C'est une épée en damas.

Ses sourcils se froncent, tandis qu'il saisit l'arme d'une main réticente afin d'examiner l'objet. Il l'inspecte sous tous les angles et ne nous accorde pas l'ombre d'un regard lorsqu'il affirme :

— Une chambre, pour une nuit, c'est tout ce que je peux faire pour vous.

— Elle en vaut au moins trois, s'agace Aimé.

— Écoutez, vous n'êtes qu'un pauvre gueux, n'essayez pas de m'apprendre mon métier ou de me faire croire que vous êtes en possession d'un objet royal. Mon offre est à prendre ou à laisser.

Les poings d'Aimé se serrent le long de son corps. Il est sur le point d'imploser, sauf qu'on n'a pas besoin de se faire remarquer avant même d'avoir passé la frontière. Je m'empare des clés que l'aubergiste nous tend et les glisse dans ma poche, pour saisir Aimé par le col et l'attirer dans les escaliers. Il obéit sans un mot, les mains ballantes, alors que je le tire jusqu'au sommet des marches. Certaines portes, accrochées grâce à d'anciens loquets, sont ouvertes. Les chambres à l'étage sont petites, les portes et le sol y sont en bois, et on sent la poussière des années passées sous les pieds.

— Si j'avais su que tu avais si hâte que ça de dormir avec moi, je n'aurais pas perdu mon temps à négocier.

— La ferme, grondé-je. Il n'allait pas changer d'avis, monsieur le gueux.

Aimé répète mes mots d'un ton enfantin en retroussant son nez, après avoir ôté la capuche qui recouvrait son crâne. Sa cicatrice est toujours aussi imposante, d'autant plus lorsqu'il la révèle après l'avoir dissimulée toute une journée.

Je me râcle la gorge, tout en lui tendant les clés, même si je pourrais très bien ouvrir la porte tout seul. Je préfère qu'il me passe devant et que je sois spectateur, plutôt qu'il ait l'occasion d'observer tous mes faits et gestes. Dès l'instant où il met un pied dans la chambre, il retire son haut et éponge son corps à l'aide du tissu.

— Qu'est-ce que tu fais ? paniqué-je, les doigts agrippés à la poignée.

— Je me mets à l'aise, tu n'imagines pas combien ce truc démange.

Il ne me prête pas la moindre attention. Il se contente de retirer ses chaussures et de passer sa main dans ses cheveux, jusqu'à ce qu'ils cessent de lui retomber sous les yeux. Il libère ses doigts des bagues qui les ornent, puis masse ses articulations, avant de s'effondrer sur le fauteuil qui précède le bureau. Un long soupir lui échappe, alors que sa tête bascule en arrière et qu'il couvre ses yeux du dos de sa main. Je ne sais quoi faire des miennes. Je cherche un élément à analyser assez longtemps pour ne pas m'arrimer à Aimé, mais c'est peine perdue. Même après avoir fermé la porte à clé et m'être assis sur le bord du lit, je ne peux m'empêcher de lui jeter des coups d'œil discrets.

Son torse nu luit sous les reflets des lustres accrochés aux murs, et même ainsi, empreint de sueur et de crasse, j'ai envie de me jeter sur lui pour le supplier de me serrer entre ses bras.

Depuis deux ans, je me sens mal. Mal comme on ne peut le décrire. Mal comme on ne peut le supporter. Je me sens seul, délaissé. Je sais que malgré tout ce que je veux faire croire, je manque d'amour, depuis que je suis tout petit. Et avoir connu l'amour d'Aimé, pour ensuite le perdre, n'a fait que me couper de mes vivres. Comme s'il m'avait abreuvé le temps que je reprenne un peu de forces, juste assez pour ne pas mourir de son absence, mais pas assez pour que je survive le reste de ma vie.

Je veux juste savoir, s'il me prenait dans ses bras, si je respirerais à nouveau.

Mais je n'en fais rien, je reste rigide au bord du lit fait d'un matelas de paille recouvert de tissus rêches.

— Tu es bien silencieux, remarque-t-il.

— Ça change de d'habitude ?

— Oui ? Je ne sais pas à quoi tu as habitué ton sbire, mais avant la guerre, tu me parlais. Tu me parlais tout le temps.

Il se redresse et appuie ses coudes sur ses genoux avec nonchalance. Je prends une grande inspiration pour ne pas le laisser m'impressionner. Il utilise son haut pour éponger la fine pellicule de sueur qui perle sur sa nuque, sans me lâcher des yeux. Ses larges épaules se contractent, et j'hésite à ouvrir les fenêtres pour ne pas étouffer. L'atmosphère est si lourde que je m'apprête à ôter mon haut à mon tour, avant que ma blessure ne me rappelle à l'ordre et m'arrache un gémissement de douleur.

— Attends, scande-t-il en se précipitant vers moi, n'aggrave pas ta blessure.

Il s'accroupit entre mes jambes, mais même ainsi, son nez est au même niveau que le mien.

— Tu veux que je t'aide à enlever ton haut ?

— Non, c'est bon, je n'ai pas besoin de ton aide.

— Sohane, tu as un bras invalide. Mets ta fierté de côté et laisse-moi t'aider.

Je serre les dents.

— Je peux le faire tout seul.

— Oh, je sais très bien que tu le peux, agrée-t-il d'un faible sourire. Mais j'ai envie de le faire pour toi.

Veut-il m'aider, ou veut-il voir mon corps ?

— Pourquoi ?

Ses sourcils se froncent, même s'il ne cesse pas de sourire pour autant. Sa confusion se mêle à son empathie et il penche la tête sur le côté, avant de me répondre :

— Parce que ?

Il hausse les épaules, comme s'il ne trouvait aucun intérêt à répondre à ma question. Je ne veux pas qu'il me trouve impertinent, ni qu'il pense que je pose des questions sans intérêt.

Pourquoi lui ai-je demandé cela ?

Tout homme saisira l'opportunité d'en dévêtir un autre si elle se présente, c'est évident Sohane, ne lui fais pas perdre son temps.

Je m'apprête à lui dire d'oublier, de passer à autre chose, mais il m'interrompt.

— Parce que tu m'es précieux, parce que j'aime prendre soin de toi, un peu trop peut-être, admet-il en frottant sa nuque d'un air démuni. Je ne sais pas comment je peux mieux te justifier le fait que j'ai besoin d'alléger tes souffrances.

Ravaler la boule qui se forme dans ma gorge n'est pas suffisant. Elle est constituée de larmes qui fondent au cœur de ma trachée et migrent jusqu'au bord de mes yeux. Je ne lutte plus, je lui tends mon poignet libre, qu'il observe de longues secondes. Il retient son souffle lorsqu'il saisit mon coude et le fait passer par la manche. Puis il s'empare du bout de la bandelette qui maintient mon épaule blessée et la déroule, jusqu'à ce que mon bras pende le long de mon corps et que je serre les dents pour ne pas crier.

— Je suis désolé, murmure-t-il. C'est bientôt fini.

Il fait passer mon haut au-dessus de ma tête en s'appuyant sur ses genoux. Son torse est si près du mien que je sens sa chaleur corporelle irradier. Ses mains effleurent ma peau, mais il s'assure de ne jamais me toucher. Il se contente de me débarrasser de mon haut en essayant de minimiser la douleur. Ses boucles glissent contre mes omoplates, mais ce n'est pas désagréable, c'est même le contraire. Sa peau est maculée de traces bleuâtres, de coupures et de cicatrices. Il n'a rien d'indemne, et maintenant que j'y pense, je ne sais toujours pas pourquoi il était blessé le jour où je suis rentré.

— Est-ce que tu veux te laver ? demande-t-il en jetant mon haut au sol, tout en m'aidant à me mettre debout.

Depuis la prison, je déteste me laver. L'eau me brûle la peau. À chaque fois que j'ai mis un pied dans les bains, depuis mon retour au palais, j'ai fini par me recroqueviller sur moi-même, au sol, et pleurer comme un enfant pendant des heures.

C'est plus fort que moi.

Sauf que je ne peux pas me priver d'un bain, ça fait trois jours qu'on gambade en forêt sans avoir accès à un point d'eau. Je me sens sale, alors je hoche la tête, mais il ne réagit pas.

Il retire le bras qui maintenait l'arrière de mes épaules, soit parce que je l'abhorre, soit parce qu'il prend conscience que je suis tendu de malaise. Mais alors que je pense qu'il va me laisser seul, debout, au milieu de la chambre, il lève la main et tapote mon épaule de ses doigts gelés.

— Eh bien, c'est que tu t'es endurci, me taquine-t-il.

Oui, parce qu'on m'a nourri de force pendant deux ans.

Malgré tout, j'esquisse un sourire, le regard rivé vers le sol.

— Dit-il.

— Tu trouves que j'ai pris ? se réjouit-il en ramenant son poing vers son épaule.

Il cherche à me distraire, à me détendre.

Je le connais par cœur.

— Comme si tu n'avais pas remarqué.

— Non, dis-moi ?

Son sourire irradie tellement son visage que ses yeux disparaissent. Je ne vois que ses longs cils noirs s'effleurer, alors qu'il s'empare de ma main pour m'attirer jusqu'à la salle de bain.

— Je ne vais certainement pas passer une heure à faire ton éloge.

Je ne pensais pas que c'était possible, mais son sourire s'élargit.

— J'en conclus que ce serait positif, se réjouit-il. Et que tu aurais beaucoup de choses à dire.

— Tu aimerais, hein ?

Je le suis jusqu'au centre de la pièce, où repose un grand baquet en bois, renforcé de cercles de métal qui maintiennent les planches. Le tonneau est usé, par le temps et l'humidité, mais il est assez grand pour qu'un homme s'y assoie. Aimé saisit un seau et commence à remplir le baquet de l'eau qui chauffe sur le feu. Un bref cri strident lui échappe à l'instant où il se brûle les doigts, et il souffle dessus sans relâche, jusqu'à ce qu'il n'ait plus la force de reprendre son souffle.

— Ça te fait rire ? lance-t-il, après avoir rempli sa tâche.

— Un peu, soufflé-je en pinçant mes lèvres. Je n'ai jamais vu un roi s'abaisser au rôle d'intendant.

Il lève les yeux au ciel et s'assoit sur le rebord du baquet, avant de prendre ma main, et de m'attirer entre ses genoux. Je n'ai pas le temps d'analyser la situation, mes hanches sont prises en otage entre ses cuisses. Pourtant, même si je sens les battements de mon cœur enfler dans ma gorge, Aimé ne pourrait être plus serein.

— Je te l'ai dit, je ne me suis jamais comporté comme un roi.

— C'est ce que tu crois.

Je me surprends à sourire quand il coince sa langue entre ses canines, concentré à déboutonner mon pantalon, et la panique sillonne mon corps. Mes joues s'enflamment. Il continue de parler mais je n'entends plus rien de ce qu'il dit, je n'arrive plus à me focaliser sur autre chose que ses mains qui longent mes cuisses pour me dévêtir.

Comment en est-on arrivé là ?

Je suis censé le haïr.

Je suis censé... garder mes distances.

Je n'ai jamais su trouver d'équilibre, trouver le bon compromis. Je ne sais pas juste le côtoyer. J'ai besoin de le détester de toute mon âme ou de l'aimer à en crever. Je ne peux pas faire autrement, sauf que je dois me rendre à l'évidence, je ne déteste pas Aimé Gahéris.

Je ne l'ai jamais détesté. Ni quand il a débarqué au palais il y a trois ans de ça, et encore moins aujourd'hui, maintenant qu'il s'occupe de moi, alors que je l'ai rejeté.

J'enjambe le baquet dès que je suis nu, vulnérable, et immerge mon corps sous l'eau. Je suis dos à Aimé, je ne sais ni s'il est sorti, ni s'il est toujours là, à m'observer. À vrai dire, je ne veux pas le savoir. Je veux juste noyer mon malaise, aussi bien que la moitié de mon visage, que je n'ose pas sortir de l'eau, même si je ne peux pas respirer.

Mon cœur tranche ma poitrine à chaque fois qu'il bat. Fermer les yeux n'y change rien, je souffre le martyre. L'eau est brûlante, elle stagne, elle recouvre mon corps. Elle n'a rien à voir avec le jet violent et glacial que l'on projetait sur moi en prison, pourtant je la supporte encore moins.

Je crois que je serai incapable de trouver du réconfort, tant que je ne saurai pas ce que pense Aimé.

Pas une seconde mes mains n'ont cessé de trembler depuis que je suis entré dans l'eau. Même mon ventre se noue.

Comment fait-il pour cacher si bien ce qu'il ressent ? Je ne suis pas doué pour l'indifférence, pas comme lui. J'ai besoin de penser. De penser, et penser et penser.

Je ne peux retenir un sursaut quand un carré de tissu humide effleure mon omoplate. Aimé est derrière moi, je ne vois que sa main brandie d'une serviette, frotter ma peau en douceur pour la débarrasser de la crasse qu'elle a accumulée. Ses gestes sont si lents et affectueux que je suis obligé de remplir mes poumons d'air pour ne pas pleurer.

C'est insupportable d'être aussi sensible.

Il ne dit rien, pas un mot. J'aurais aimé pouvoir lui demander de partir, mais je n'en ai pas la force, car aucune parcelle de moi n'en a envie. Je replie mes genoux contre mon torse, enroule un bras autour, et pose mon menton dessus. Aimé en profite pour nettoyer ma colonne vertébrale, désormais exposée à sa portée.

C'est seulement quand il effleure la naissance de ma mâchoire que je réalise que je pleure. Je ne saurais dire pourquoi, je sais juste qu'une fois que j'en ai pris conscience, je ne peux plus m'en empêcher. Je sanglote au milieu du baquet, baignant dans de l'eau tiède à présent et priant que la douleur cesse d'augmenter un jour.

Peut-être qu'elle pourrait... ne serait-ce que se stabiliser ?

— Shhht, susurre Aimé en humidifiant mon front.

Il ramène mes cheveux en arrière, dégageant mon visage. Ses doigts glissent le long de mes tempes et exercent une légère pression circulaire.

— Tout va bien.

J'enfonce mes ongles sous ma peau, jusqu'à ce que du sang se mêle à l'eau. Aimé plonge ses doigts dans le bain et les enroule autour des miens. Il ne serre pas, mais il m'incite à défaire mon emprise.

— Ne te fais pas de mal, s'il te plait. S'il te plait, m'implore-t-il à voix basse.

Je ne sais plus à quoi m'accrocher, alors je m'agrippe à la seule chose qui m'est familière, la seule chose qui ne m'est pas hors de portée.

Je compresse sa main.

Il ne répond pas à mon étreinte, et les larmes me montent de nouveau aux yeux, même s'il essaie juste de garder son équilibre. La douceur de sa peau frôle mon dos, son parfum enivre la pièce, et je me perds dans cette odeur qui n'appartient qu'à lui. J'ai tant besoin de lui que je capitule, ma tête s'effondre contre son torse. Les larmes continuent de couler, mais au moins, je peux blottir le bout de mon nez dans le creux du seul cou que je désire connaître pour le reste de ma vie.

— Calme-toi, déclare-t-il en pressant l'arrière de mon crâne. Tout va bien. Tu es en sécurité, personne ne te fera de mal.

Ne me fais pas de promesses que tu ne peux pas tenir.

J'ai l'impression d'étouffer et je devine que c'est le cas, quand Aimé se met à tapoter mon dos.

— Respire, Sohane.

Je lève les yeux, rien que pour le voir plisser les siens de douleur, à l'entente de mes pleurs. Il doit se sentir aussi impuissant que moi. Il est si attentif et présent, alors qu'il y a à peine une semaine, je lui refusais l'opportunité de se racheter. J'ai prétendu avoir tiré un trait sur notre relation, pourtant il est encore là.

Je lui ai fait tellement de mal...

Je me déteste.

Combien de fois peut-on se répéter qu'on ne se supporte pas, avant d'imploser ?

Je prends le temps de me recentrer sur mon corps, et de suivre ses conseils, inspirant par le nez, en douceur.

— C'est ça, Sohane, respire.

L'eau s'est refroidie sans que je ne m'en rende compte et maintenant, je me mets à trembler de froid. Aimé resserre son étreinte autour de mon corps, mais ce n'est plus suffisant pour me tenir au chaud. Le bout de mes doigts change de couleur. Il faudrait que je disparaisse en lui, qu'il m'absorbe, qu'il me dévore, que je cesse d'exister autrement qu'à travers lui, si tant est que ce ne soit pas déjà le cas. Il dépose ses lèvres sur ma tempe, et dès qu'il me lâche, je cesse de respirer.

À peine une minute s'écoule avant qu'il ne revienne, une large serviette en main, qu'il m'enroule autour du corps. Il me porte jusqu'à la chambre et me dépose sur le lit, mais alors qu'il essaie d'entamer une discussion au sujet de ce qu'il vient de se passer, je roule sur mon épaule indemne. Je lui tourne le dos, j'ai trop honte. Je sais qu'il reste assis auprès de moi un long moment, avant de se résigner à aller se laver à son tour.

Il laisse la porte ouverte, sans doute inquiet. Un silence plombant s'installe, comblé par le clapotis de l'eau et l'odeur musquée d'Aimé, qui me parvient jusqu'ici. Je ne sais pas si j'ai moins mal que d'habitude, ou si je me suis juste tellement habitué à la douleur qu'elle me paraît anodine à présent, mais je me sens vide. Inutile. Je suis drainé de toute énergie, pourtant je trouve la force de me redresser, et de me rendre jusqu'au miroir qui surplombe le bureau, de l'autre côté de la chambre.

Mes cheveux tombent sur l'arête de mon nez, de l'eau perle jusqu'aux pointes et mes lèvres gonflées ne cessent de trembler.

Parfois, j'aimerais pouvoir apprécier ce que me renvoie le miroir.

Je passe un doigt sur la virgule noire qui souligne mes yeux, le laissant glisser jusqu'à mes clavicules, et la naissance de la serviette, qui finit échouée au sol. Un corps se dessine dans le miroir, mais ce n'est pas le mien, ou du moins, je ne le reconnais pas.

Ai-je grossi, maigri ?

Qu'est-ce qui a changé ?

Étais-je mieux avant ?

Je crois que je vais vomir.

Je m'appuie d'une main sur le bureau, la tête affaissée. Ce n'est que quand Aimé pose une main chaude sur mon bras, que je serre les dents, refusant de pleurer une fois de plus. Je garde la tête basse, honteux. Lui aussi est exposé, il ne porte qu'une fine serviette qui enrobe à peine sa taille, mais qu'aurait-il besoin de cacher ? Il n'y a rien chez lui qui pousse au dégoût.

— Ça va ?

Il murmure quelque chose comme mon cœur, ou mon amour, je ne sais pas, je refuse de l'entendre. Pas quand je suis aussi insupportable à regarder.

— Ça va.

— Ne me mens pas.

Il étouffe mes tremblements en accolant son torse brûlant à mon dos. Ses mains se nouent sur mon estomac, et son menton s'enfonce dans mon trapèze. Il me prend dans ses bras.

Non, il me meurtrit au creux de son étreinte, et même s'il étouffe ma cage thoracique, mon cœur lui en est reconnaissant. J'avais besoin d'un câlin, je crois, plus que de déverser ma haine. J'ai rêvé de son étreinte, j'ai jalousé tous ceux qui l'ont reçu en mon absence et maintenant qu'il me l'offre, je me souviens pourquoi. Comment ai-je pu survivre tant de temps sans ma source de bonheur ?

— Pourquoi tu fais tout ça ? soufflé-je.

Mon ton est froid, pourtant, je colle ma joue contre la sienne, profitant que mes cheveux couvrent mes yeux et m'empêchent de croiser les siens.

— Tu attends une réponse ?

— Oui. Je ne comprends pas pourquoi. Je t'ai blessé.

— Ce n'est pas parce qu'on se dispute, que mon amour pour toi disparaît, m'interrompt-il. Ce n'est pas parce que tu me détestes, que c'est mon cas. Je t'aime toi, plus que je nous aime nous, je ne pourrais jamais t'en vouloir de ne pas vouloir de moi, et encore moins arrêter de veiller sur toi juste pour ça. C'est toi qui m'es précieux, pas ce que nous sommes.

Je t'aime toi.

C'est toi qui m'es précieux.

S'il ne me tenait pas, je me serais effondré sur mes genoux. Ses boucles se mêlent à mes mèches et même fermer les yeux pour inhaler son odeur ne suffit pas à me combler. Il cherche mes doigts et lorsqu'il parvient à les joindre aux siens, il les porte à ses lèvres, embrassant mes phalanges jusqu'à ce que je sente son souffle ricocher contre ma peau. Ma respiration se brise en même temps que l'illusion de pouvoir résister à cet instant.

Il serre mes doigts un peu plus fort, comme pour s'assurer que je suis encore là. Que je suis vraiment là, ancré dans cette réalité vacillante. Je voudrais dire quelque chose, mais les mots meurent avant de naître. La chaleur de ses mains contre les miennes me fait oublier tout ce qui m'entoure, et je sens, sans le voir, son regard peser sur moi telle une question muette, comme un espoir.

L'appréhension me paralyse quand il s'écarte pour ramasser le sac contenant nos vêtements. Il me le tend sans détourner une seule fois les yeux de mon visage, alors que je suis nu devant lui. Je m'empare du sac, le cœur lourd, et baisse le regard pour avouer à voix basse :

— Je n'y arriverai pas tout seul.

À m'habiller, ou à vivre ?

Il ne me demande pas d'explication et sort un pagne qu'il m'aide à enfiler, en posant un genou au sol. Je ne l'avais jamais réalisé, mais Aimé et moi avons brisé les codes impériaux depuis si longtemps que cela me paraît naturel qu'il s'abaisse ainsi devant moi. Pourtant, dans l'histoire, jamais un roi n'aurait osé ne serait-ce que s'asseoir devant quiconque, sauf sur son trône.

Entre nous, les notions d'obligations royales deviennent floues, elles sont dépourvues de sens, c'est pourquoi je l'aurais choisi mille fois au trône. Il est là parce qu'il en a envie, pas parce qu'il y est obligé.

À l'aide d'un second pagne, qu'il déchire pour en faire une longue bande de tissu, il enveloppe mon épaule et mon coude, de la même façon que l'avait fait la jeune femme un peu plus tôt.

Même après une vingtaine de minutes, mon cœur refuse de se calmer. Il bat sous ma peau alors que je tente de trouver le sommeil au milieu de couvertures froides, imprégnées d'une odeur qui m'est étrangère. Ces derniers jours, je m'étais habitué à dormir dans des draps qui sentaient Aimé. Je n'ai pas cherché à comprendre pourquoi, je me suis contenté d'accepter le fait de pouvoir l'avoir près de moi, sans qu'il en ait conscience, sans avoir à fournir d'explication à qui que ce soit.

Le clair de lune dessine un rayon de lumière au bord du lit et éclaire le visage tourmenté d'Aimé, qui lutte pour trouver le sommeil, assis sur la chaise de bureau.

Il ne m'a pas laissé d'autre choix que de dormir dans le lit. Je crois que... j'aurais aimé qu'il envisage la possibilité de m'y rejoindre.








My poor little boys... 

Their love is breaking me

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top