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𝓢ohane

I am one of them, those who died when they love

- Mahmoud Darwish

















Dormir à côté de quelqu'un ne rentre pas dans le cadre de mes habitudes. J'abhorre le fait de sentir les expirations d'autrui s'échouer sur mon corps, ou qu'une personne se tienne à quelques centimètres de moi pendant de longues heures. Rien que le fait d'être inconscient, dans la même pièce qu'un inconnu m'angoisse, alors m'endormir en sa présence ?

Impossible.

            Beth n'y est pour rien, je sais qu'elle a un grand cœur et qu'elle est condamnée à ce mariage autant que moi. Mais il ne faut pas qu'elle s'étonne si elle se réveille seule dans ce lit, car j'ai été incapable d'y mettre un pied.

            À la place, je suis resté assis là, sur une vieille chaise en marbre, attendant qu'un miracle vienne me sortir de cette situation, pendant que Aimé se charge de ma protection de l'autre côté du couloir.

Observer la nuit passer sans jamais fermer l'œil n'est pas la chose la plus futée à faire, surtout lorsqu'il est probable qu'elle se conclue par un combat. Pourtant, me voilà à l'aube, avachi sur cette même chaise, l'esprit torturé et les yeux tombants. Je ne fais pas confiance à Aimé, même si je lui ai confié les intentions de mon père, s'il doit m'arriver quelque chose, je veux être pleinement réveillé. Il me sert juste de sécurité supplémentaire.

            Quand j'ai accepté l'idée que Rufus Kihara, mon père, voulait ma mort, ça m'a affecté malgré moi et j'en suis devenu vulnérable. Quant à Aimé, il a été si conciliant que je me suis laissé séduire par l'idée que, pour une fois dans mon existence, quelqu'un souhaite vraiment être de mon côté.

            L'obscurité est encore à son paroxysme quand j'entends les soldats se réveiller au rez-de-chaussée. Ai-je à ce point perdu la notion du temps ? Tant qu'il me soit impossible de remarquer que l'aube approche ?

            Avant de descendre, je me rince le visage et me brosse les dents. En ouvrant la porte, je vérifie que nulle ne puisse entrer dans la chambre de l'extérieur et ainsi trouver Beth endormie. Je descends ensuite les escaliers, les épaules tendues par le manque de sommeil.

En ces temps de menaces constantes, je suis mon propre précurseur.

Dans la salle principale, je trouve les soldats installés autour d'une longue table garnie de fruits et de boissons matinales, telles que du lait et du thé. Aimé est la première personne que mon esprit endormi repère, debout dans un coin, il analyse les faits et gestes de tous les soldats.

Son implication me laisse perplexe quant à ses réelles intentions. Il semble vraiment se préoccuper de l'identité de l'homme qui est chargé de me tuer, mais je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi.

Par instinct, je m'avance vers lui. Les deux disques aux tons azurés qui lui servent d'iris se plantent dans les miens alors que je me dresse à quelques centimètres de son corps.

Son effluve me retourne l'estomac, si bien que je retiens ma respiration. Une fraîche odeur de rose, amplifiée par une senteur ambrée et musquée, obtenue à partir de résine ou d'huiles animales.

Je ne suis définitivement pas prêt à travailler à ses côtés s'il faut que je me plie en quatre au moindre de ses gestes. Si je dois mordre l'intérieur de mes joues face à chaque mot qui sort de sa bouche. Ou accepter de lui céder ne serait-ce qu'un dixième de l'autorité que j'ai sur nos troupes, alors que c'est lui que je veux asservir jusqu'à ce que ramper à mes pieds soit un tel calvaire qu'il cesse de m'appeler par mon prénom comme s'il disposait de droits supplémentaires.

Je le tuerais d'une traite tant il m'horripile, s'il n'était pas la seule personne à apporter de l'intérêt à cette mission.

— Faut pas me regarder comme ça, je pourrais me méprendre sur tes intentions, me nargue-t-il.

— Bonjour à toi aussi.

Un sourire narquois naît au bord de ses lèvres. Je l'aperçois pendant que je m'appuie dos contre mur à ses côtés.

— Rien à signaler ?

— Pas de mon côté en tout cas, mais dis-moi, toi qui es resté debout toute la nuit. Quelque chose à signaler ?

Suite au regard dépassé que je lui lance, l'impression d'avoir été épié, il conclut :

— Simple supposition, Sohane.

S'il use ainsi de mon prénom, alors que même mon père a horreur de le prononcer tant ça lui rappelle ma mère, je suis certain que mon rythme cardiaque l'emportera, bien avant la tentative d'assassinat du traitre.

Après quelques minutes, je réalise qu'Aimé me détaille les doutes qu'il a à l'égard d'un ancien soldat, mais je ne l'écoute pas plus que ça. Je ne fais que fixer les expressions de son visage, le cœur comprimé à l'idée que l'écouter ne me donne pas l'impression de me noyer.

J'ai toujours un pincement au cœur lorsque quelqu'un envahit ma bulle et m'assiège de phrases, de contacts impromptus, d'interactions sociales plus que débordantes, et que je suis incapable de le supporter.

Dans ces moments-là, je n'ai qu'une envie, c'est de disparaître ou de m'asseoir au sol et ramener mes genoux contre mon torse pour y enfouir ma tête, afin que plus jamais cet espace qui est mien ne soit affranchi.

— Je vais manger quelque chose, ajouté-je sans contexte, déstabilisé.

En m'approchant de la tablée, je m'efforce de ne pas laisser mon angoisse se faire apparente. J'ai horreur de me présenter en dernier, dans un regroupement d'inconnus qui n'ont rien de mieux à faire que de me dévisager. La table est déjà garnie d'assiettes remplies, et je n'ai qu'à choisir où m'asseoir.

Seules deux places demeurent vacantes, et alors que je m'apprête à m'installer à celle qui est la plus éloignée du centre, je prends conscience que c'est prévisible de ma part. Je fais toujours en sorte d'écourter les moindres échanges en m'éloignant du groupe.

Pourtant cette fois, j'ai envie de fournir un effort. J'inspire un grand coup et m'assois sur la chaise située au centre de la rangée de gauche.

Un soldat finit par s'installer à ma destination d'origine, amusé par le fait que je me trouve au milieu des troupes. Son sourire me met mal à l'aise. Est-ce si improbable de ma part, de m'immerger au sein de mes propres soldats ?

Il faut croire que oui.

Mon estomac se remplit à petites doses, pourtant ce sentiment d'insatisfaction persiste. Je ne parviens jamais à éprouver la moindre complaisance – ou du moins, je n'y parviens plus.

Je touille mon couvert dans le reste du liquide qui croupit au fond de mon bol, non sans me sentir coupable. Je ne suis même pas capable de boire l'équivalent d'un verre de lait dans sa totalité.

Le bruit de fracas qu'émet une chaise tombée au sol me tire de mes pensées. Un homme aux cheveux clairs s'est relevé trop vite. Son visage est livide, suant, et dans son regard je recueille une pointe d'appréhension.

Il s'excuse à voix basse, tête baissée, et range ses mains dans ses poches pour atténuer leurs tremblements. Puis il se dirige pas à pas vers la sortie et disparaît derrière les portes.

L'absurdité de la situation m'empêche de réfléchir. Chacun demeure silencieux, perplexe, tandis que Aimé s'approche de la table. Il inspecte ce qui se passe et réalise quelque chose alors que ses lèvres s'entrouvrent.

Je peine à mettre les éléments bout à bout, bien que ce ne soit pas difficile.

Ce n'est qu'à l'instant où l'homme assis à ma place initiale se met à vomir, que mon second se précipite à l'extérieur de l'auberge, à la poursuite du lâche. Il ne lui faut pas plus d'une demi-seconde pour tirer une déduction et disparaître de la pièce.

Quant à moi, une brève paralysie me contraint à observer un homme souffrir d'irritations, de brûlures qui lui provoquent une douleur invivable, alors qu'il se démène pour régurgiter ce qui le torture de l'intérieur.

Un homme qui subit ce qui m'était destiné.

À la seconde où je réalise qu'on a tenté de m'empoisonner, je me lève et, à l'instar d'Aimé, traverse les portes d'entrée, non sans avoir pris la peine de m'emparer d'une épée au préalable.

Ma rétine nécessite de longues secondes avant de s'habituer à la luminosité extérieure, et ainsi je repère ma cible à une centaine de mètres, maîtrisée par Aimé. Je m'étonne de la violence dont il fait preuve lorsque son poing s'écrase dans l'abdomen du blond. Sa défense s'est améliorée depuis le jour où je l'ai rencontré, même si c'est à peine visible. Il n'hésite pas à le blesser, et parvient à éviter les offenses de son adversaire.

En réalité, il n'a toujours aucune technique, toutefois, il n'essaie pas non plus de réfléchir. Il ne fait que frapper de toutes ses forces sans se soucier de l'endroit, et c'est plus que concluant.

Un pur soldat exhaustif.

Le soleil m'éblouit et m'empêche de discerner avec certitude ce qui se passe. Pourtant, je n'ai aucun doute sur le fait que Aimé est implacable quant à sa domination du combat. Je devine quelques-unes de ses attaques, aussi acharnées et rapides soient-elles.

Il a développé ses réflexes.

Le temps que je les rejoigne, il est parvenu à épuiser le soldat.

J'étais réticent à l'idée de devoir le supporter en tant que second, pensant qu'il mourrait à la première occasion, mais il s'avère avoir bien plus de potentiel que prévu. Ses gestes sont explosifs.

Lorsqu'il ressent ma présence derrière lui, il se tourne face à moi. Je suis déconcerté tant la rage possède ses traits. La mâchoire contractée, il inspire et expire pour apaiser son rythme cardiaque mais n'en demeure pas moins irrité. De la sueur perle sur son front, et ses ondulations fusionnent avec l'humidité, tandis que ses pommettes se teintent de rouge suite à l'effort.

Je ne remarque sa main qu'à la seconde où elle enrobe la mienne, alors que je panique au point de ne plus supporter le tambourinement sourd de mon cœur. Pourtant, il n'y a rien d'affectif derrière son geste, il ne fait que voler mon épée. Quand c'est fait, il en oublie presque ma présence et s'intéresse de nouveau au blond qui reprend sa respiration, le visage en sang.

Mais moi, je me déteste d'y porter autant d'importance. Son toucher était chaud, et pas assez désagréable pour que je nie son effet.

Aimé dirige la lame sous la gorge du traître. Aucun membre de son corps n'est hésitant ou tremblant. Il sait ce qu'il fait et c'est si paradoxal avec son comportement habituel que je ne sais comment me comporter à ses côtés.

— Mets-toi à genoux devant ton futur roi, ordonne-t-il d'un ton autoritaire.

Je retourne ses mots sous tous les angles.

J'essaie d'y trouver du sens, peut-être se considère-t-il comme l'héritier du trône ; qu'il me tourne au dérisoire ; que c'est une ruse pour m'humilier, qu'il compte tirer profit de mon point faible pour me blesser ; qu'il fait alliance avec le soldat et qu'il va me trahir comme tous les autres, mais qu'il préfère me donner de l'espoir avant pour me briser davantage.

Or, il n'en fait rien. Il n'y a aucune arrière-pensée derrière ses paroles, il ne fait qu'obliger un homme à se soumettre à moi.

Chose qui se produit.

— Pardonnez-moi, votre majesté, formule-t-il le nez contre le sol, avant qu'Aimé ne lui transperce la gorge d'une traite.

La vue du sang ne m'a jamais vraiment dérangé, je suis né avec, mais ce n'est pas le cas d'Aimé. Lui y est sensible, c'est pourquoi il se détourne du cadavre à la seconde où il lui ôte la vie, bien que ça n'efface pas le fait qu'il soit à l'origine de sa mort.

Son comportement est méconnaissable, il agit comme s'il n'avait plus de conscience, et réagit comme s'il n'avait plus rien à perdre.

En fait, il se comporte comme un Mahr.

Ne sachant plus quoi faire, je demeure silencieux tandis qu'il jette l'arme au sol, une larme dissimulée au coin de ses yeux.

— Tu ne dis rien ? tente-t-il.

J'observe le sang qui s'étend autour du corps à ses pieds, formant une flaque d'amertume auprès d'une âme qui n'avait jamais été salie. Aimé ne peut pas devenir comme moi, ça ne lui ressemble pas.

La culpabilité de le compromettre me frappe, même si je n'y peux rien, voilà ce qui arrive aux personnes qui s'investissent trop pour ce pays qui ne le mérite pas.

Dans son cas, Aimé vient d'aller à l'encontre de la décision de mon père, ce qui fait de lui... mon allié. Je suis mal à l'aise rien qu'à l'idée de penser à une probable relation de confiance.

J'en suis incapable, j'entretiens bien trop de rancœur à son égard pour ça.

C'est juste impensable.

Pourtant, je ramasse l'arme, conscient que si je suis accusé du meurtre à sa place, il est protégé. Ainsi, mon père ne le prendra pas lui aussi pour cible, et je pourrai aspirer à un avenir dans lequel Aimé assurera mes arrières dans l'ombre.

— Venant de la dernière personne au monde qui s'agenouillerait devant moi, c'était plutôt plaisant à entendre, avoué-je, impassible.

— Je ne suis pas aussi borné que tu le penses, souffle-t-il en s'effondrant sur ses genoux. J'ai moi aussi mes faiblesses, mon prince.

Tuer un homme l'a drainé de toutes ses forces. Il s'appuie sur ses mains pour ne pas s'écrouler. Je mentirais si je disais que tirer profit de la situation pour souligner son infériorité, n'est pas la première chose qui me vient à l'esprit.

Mais je mentirais davantage si je disais que je n'ai pas envie de le rassurer. 

Il est simplement dans le même état que toute personne amenée à enlever la vie pour la première fois.

Faible, impuissant, révulsé.

L'ironie du sort fait que cette mort a été sacrifiée en échange de la mienne, et c'est pourquoi je suis aussi réticent. Je ne peux concevoir que – l'espace d'un instant – Aimé soit devenu ceux qu'il méprise, pour moi.

— La nausée finit par passer.

— Au bout de combien de temps ? panique-t-il, la voix fluette.

Son regard est empreint de désespoir.

— Ça a pris une dizaine d'années, pour moi, confié-je.

Je ravale la bile douloureuse qui remonte le long de ma trachée. Cette même boule formée de tous mes mensonges, qui vient me rappeler à quel point j'accumule les tromperies.

Je ne suis jamais passé à autre chose, cette première mort me hantera à vie, aussi bien qu'elle m'empêche de dormir, ou de finir un repas, au risque de le régurgiter.

On ne devrait pas être à ce point affectés à nos âges.

La vérité, c'est que la tristesse est continue. Elle ne disparaît jamais, bien qu'elle se montre sous différentes formes. Parfois, au lieu d'être un nuage morose qui étouffe ma vie jusqu'à me rendre brutal, elle mute en une pluie maussade et passagère qui me rend juste... silencieux, passif.

Avant de partir, mon père m'a demandé de former Aimé jusqu'à ce qu'il devienne un citoyen Mahr dans toute sa conformité. Un soldat qualifié, sans faille, digne des plus grands dirigeants de notre pays. Il a été clair quant au fait que le fils d'Arès deviendra important, et que pour ça, je dois lui léguer toutes mes connaissances avant notre retour.

J'ai refusé. Il était hors de question que je contribue à ma propre défaite.

Pourtant, aujourd'hui, je ne sais plus ce que je dois faire ou non. Qui croire ? Qui protéger, qui aider ?

Et s'il était de ma responsabilité d'aiguiller Aimé et l'aider à devenir un Mahr remarquable, au risque de lui concéder mon futur titre de roi, car il le porterait mieux que moi ?

— Tu m'as aidé aujourd'hui, mais ne pense pas que je te suis redevable, tenté-je de me protéger.

— Je n'ai pas agi pour obtenir quelque chose en contrepartie, admet-il, vexé. Je fais ce qui me semble juste, j'ai des valeurs, accepte-le.

Je me déteste de n'interagir que par l'agressivité dès lors que je me sens menacé. Mais je n'y peux rien.

— T'as grandi sans père, mais t'as des valeurs. T'as perdu ta mère, mais tu souris comme si elle allait revenir un jour. Tu veux venger sa mort, mais voir du sang te fait vomir, exposé-je. T'es minable Aimé, et je me fiche que les autres croient à tes faux-sourires, ce ne sera jamais mon cas.

— Sache que je ne serai jamais affecté par les paroles d'une personne rongée par son mal-être, déclare-t-il, serein. Tu te sens mal, tu essaies de projeter tes insécurités sur moi, d'accord. Ça ne m'atteint pas.

Je réalise que le goût métallique qui se fond sous ma langue n'est autre que celui du sang. Je me défoule en mordant ma peau, tiraillant mon corps d'une douleur qui me permet d'oublier les autres. Quoiqu'il en soit, Aimé me prend au dépourvu.

            — Pour moi, tu restes un gosse ingrat qui n'est pas assez reconnaissant d'être logé, nourri et blanchi dans un palais, mais j'estime que le comportement du peuple et de ton père est injuste. Alors, oui, je prends ton parti, à toi de me croire ou non.

Faire confiance à quelqu'un et s'allier à lui veut dire s'exposer. Devenir vulnérable. Lui livrer ses faiblesses entre les mains sans avoir l'assurance qu'il ne les utilisera pas contre soi un jour. Je n'en ai jamais été capable, aujourd'hui ne fera pas exception.

Dans mon dos, j'entends des bruits de pas se diriger vers nous. Le souffle court, un soldat se charge de m'informer que la victime d'empoisonnement est décédée.

— Je suis navré prince Sohane, on n'a rien pu faire.

— Ne le soyez pas, il n'y avait rien à faire, le poison était mortel, avoué-je.

— Vous n'êtes pas en sécurité ici, ajoute-t-il.

— Rebrousser chemin seul et m'isoler ne serait pas mieux. Préparez-vous, on reprend la route, ordonné-je.








Un conseil : préparez-vous pour la suite : )

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