2

𝓐imé








Le palais de nuit est l'un des lieux les plus silencieux que je connaisse. Si je devenais fou, que je me mettais à sauter sur mon matelas, déplumer mon oreiller, vider mes bouteilles par la fenêtre, toutes les chambres autour le sauraient. Le problème, c'est que personne ne les habite : le couloir des chambres royales est désert depuis la mort de Sohane.

Rufus m'a cédé sa chambre et Arès a délaissé la sienne, car il lui était trop douloureux de passer devant celle de Sohane jours et nuits. Pour ma part, c'est justement ce qui me retient ici : personne ne m'entend lorsque je m'enroule sous ses draps dans l'espoir de retrouver son odeur pour une nuit. Je peux infiltrer ce qui fut un jour son havre de paix sans que personne ne me le reproche.

    Pour une fois, j'essaie de ne pas penser à lui ou à ce qu'il serait en train de faire s'il n'était pas mort. Ce qu'on serait en train de faire. Nous serions au milieu d'une dispute anodine, parce qu'il refuserait d'accepter sa défaite après une énième querelle. Je serais attendri par sa moue enfantine et je prendrais plaisir à essayer de me rattraper, quitte à le laisser gagner la seconde manche juste pour mériter un baiser.

    Une fois de plus, je vis par procuration au travers de rêves éveillés qui ne se réaliseront jamais.

    — Votre majesté ? m'interpelle Arsën en frappant à la porte de ma chambre.

    Je me redresse avant qu'il n'entre, surpris de sa visite tardive. Se soucie-t-il de mon état ? Pense-t-il que je suis déboussolé au point de me jeter par la fenêtre ?

    — Pardon pour le dérangement.

    — C'est un peu tard pour t'excuser, ça fait bien longtemps que tu me déranges.

    Ses yeux vagabondent sur chaque recoin de ma chambre alors qu'il s'y aventure. J'ai moi aussi été étonné, la première fois où j'ai mis les pieds dans cette pièce si spacieuse. Il s'assoit sur le fauteuil de mon bureau et s'amuse avec une statuette en bois, évitant la confrontation.

    — Eh, le réprimandé-je. Qu'est-ce que tu me veux ?

    — Rien de spécial, je viens vérifier que tu n'as pas de cadavres de bouteilles empilées sur ton lit.

    Je saisis les objets qu'il s'approprie et se permet de toucher comme si nous étions de simples amis, qui se retrouveraient après leur travail pour parler de tout et de rien. Sauf que nous ne sommes pas des citadins anodins, et je ne crois pas que nous aurons un jour le droit à des petits moments de simplicité comme tel.

    — La dernière fois que c'est arrivé remonte à plus d'un an, me défends-je. Tu ne comptes pas me foutre la paix avec ça un jour ?

    Il fait mine d'hésiter un moment, passant son index le long de son menton, avant de décréter d'un ton concis :

    — Non.

    Je m'écroule contre mon matelas dans un long soupir de désespoir, les mains étendues. Arsën a de la chance de me faire rire, sinon il y a bien longtemps que je me serais débarrassé de lui.

    — Je suppose que tu rêves de tous les moyens dont tu disposes pour me torturer à n'en plus finir, mais on n'a pas le temps pour ça, mon grand, me materne-t-il.

    — On a quoi de plus intéressant à faire, au juste ?

    Arsën se dirige vers mon lit avec une assurance qui me ferait presque peur. Il s'empare de mon oreiller, puis il me l'écrase sur le visage quand je lui demande ce qu'il compte en faire.

    — T'es malade ? articulé-je en massant ma mâchoire. T'es un homme mort.

    Ce lâche s'empresse de prendre la fuite et se réfugie dans le fond de la pièce. De toute façon, je n'ai pas l'énergie de me lever de mon lit. Et je ne vois pas en quoi je serais satisfait de l'attraper si je ne peux même pas l'étrangler.

    — Tu n'as pas répondu à ma question. Qu'est-ce que tu veux ?

    — Ce n'est pas évident ? se lamente-t-il. J'essaie de te maintenir en vie, mon frère.

    Cela fait deux ans maintenant. Depuis que je l'ai pris en tant que bras-droit, Arsën pense qu'on partage le même sang. Du moins, il est convaincu d'être responsable de moi, que je suis sous sa protection, qu'il est de son devoir de m'aider à remonter la pente. Il me considère comme le petit frère qu'il n'a jamais eu, et je le vois comme le grand frère que j'ai perdu. Il s'agit d'un bon compromis, dans la mesure où il respecte mon espace vital et ne vient pas m'agresser en plein milieu de la nuit.

    — À ce que je sache, me frapper avec un oreiller a plus de chance de m'étouffer que me garder en vie.

    — Ah oui ? m'interroge-t-il en s'emparant de la statuette en bois sur mon bureau avant de me la jeter dessus.

    Je l'évite de peu. Un léger sourire se dissimule sur son visage et j'ai à peine le temps de protester qu'il saisit de nouveau le premier objet à portée de main et me le jette à la figure. Il parvient à me mettre hors de moi quand je manque de me faire écraser une assiette dans le nez. Je saute du lit et me précipite vers lui.

    — Tu cherches à te faire tuer, c'est ça ? craché-je, en l'attrapant par le col à deux mains.

    — On peut dire ça.

    Excédé, je lui assène un coup de poing dans la joue sans qu'il n'ait le temps de l'éviter. Il se plie en deux, la main portée à son visage, un sourire malsain aux lèvres. Il lui suffit de me relever pour que je me repaisse de cette violence ; et de la vue de son son rictus pour que je récidive.  Il encaisse une dizaine d'affronts, mais il finit toujours par se redresser, même si son menton dégouline de sang et que ses yeux pleurent des larmes silencieuses. Cet insupportable air amusé, ancré sur ses traits. Dès lors que je me suis assez défoulé, je me rappelle qu'Arsën est puissant, bien plus que moi, et que je ne suis pas en état d'assumer un duel.

    — Bon... déclaré-je en me grattant la nuque. Je ne vais pas te déranger plus longtemps...

    Je n'ai pas le temps de passer la porte de ma chambre, qu'il m'attrape par les cheveux et me tire en arrière jusqu'à ce que je chute. Étendu au sol, j'hésite à simuler une blessure qui éveillerait assez sa pitié pour m'épargner, sauf qu'il enfonce son pied dans mon estomac sans me laisser le moindre répit. Je tousse, la rage au ventre malgré mon impuissance. Arsën ne s'arrête pas là, il attend que je me relève pour me plaquer dos au mur si fort, que je me retrouve coupé d'oxygène. Il m'achève d'un coup de coude dans l'arcade.

    Je prends le double de ce que j'ai infligé, conscient que je serai incapable de cacher mes blessures cette fois.

    — Ça y est ? Tu te rappelles, Aimé ? Ou faut-il qu'on continue ? avise-t-il d'un ton tranchant.

    — Du tout, du tout, m'emballé-je en lui présentant mes paumes. Aucun besoin de continuer, je ne me rappelle de rien, mais m'éclater le crâne risque plus de me rendre amnésique qu'autre chose.

    Ma réponse lui arrache un soupir. Arsën saisit le tissu qui recouvre mon torse et me soulève comme si je faisais le poids d'un panier de pommes. Je m'appuie contre le mur pour ne pas m'écrouler à nouveau, même si mes jambes tremblent de toute part.

    — Tu te rappelles qui tu es ? Que tu es roi, que tu es chargé d'un pays, que tu brûles de rancœur ? persiste-t-il. Tu vas te reprendre en main, mon grand.

— Oui, bien sûr, ironisé-je sans cesser de longer le mur en espérant pouvoir m'échapper. Je préfère ne pas te contredire sur quoique ce soit, pour l'instant.

Mon bras-droit s'assoit sur mon lit sans me lâcher des yeux. Il est épuisé. Non pas par notre combat, mais par ce que je lui inflige au quotidien. Il se sent si responsable de moi qu'il se fatigue à surveiller mes moindres faits et gestes pour ne pas que je gâche mon règne ou que je mette ma vie en péril.

— T'es irrécupérable, se lamente-t-il.

— C'est sûr que je vais avoir du mal à être utile, vu l'état dans lequel tu m'as mis.

— Je l'ai fait pour t'aider, se défend-il.

— Ah... et t'aurais pas pu trouver moins... violent ? proposé-je.

Arsën est un peu plus âgé que moi, je veux bien le concevoir, mais ça n'explique pas qu'il se pense plus averti et réfléchi que moi. L'âge ne définit pas toujours la maturité d'un individu, son vécu si, et je n'aime pas lorsqu'il me réprimande comme s'il avait tout à m'apprendre de la vie.

— Non, Aimé, je t'ai assez expliqué les choses. Je me suis dit que si j'arrivais à te mettre suffisamment en colère, tu finirais par te souvenir de tes motivations et t'accepterais de te faire aider.

— Je n'ai pas besoin d'être sauvé.

— Tu refuses d'être aidé, mais t'en as besoin. Tu laisses ton esprit mourir.

Laisser son esprit mourir.

    Ce n'est pas mon esprit que je laisse mourir. D'après moi, je sombre tout entier. Tout mon monde est gris. La tristesse et la fatigue s'accouplent et persistent depuis si longtemps que je ne me souviens plus d'un jour où je me suis senti léger. Même les choses que j'aime ne me rendent plus heureux, comme si j'étais coincé sous un nuage qui ne cessait de pleuvoir et qui me faisait sentir insignifiant. Parfois, je ne sais même plus pourquoi je suis en constant état de morosité, j'ai juste perdu le sens du bonheur.

— Je vais devoir en parler à ton père, se résout-il à voix basse.

— Si tu le cherches, en général, dès que l'air est irrespirable, il n'est pas très loin.

Arsën simule un rire d'un air las.

— Et je sais que tu n'as pas vraiment la tête à ça, mais il faut que quelqu'un se charge de l'aspect administratif.

Je m'approche de lui alors qu'il continue de m'expliquer que je ne suis pas censé rester assis à longueur de journée et qu'il y a des tâches moins divertissantes à réaliser. Sans crier gare, je saisis sa main et la tends au-dessus de sa tête. Il me dévisage, perdu, le bras tendu en l'air, pendant que je retourne jusqu'à mon bureau.

    — Une telle dévotion... je n'aurais pas pu rêver mieux venant d'un bras-droit si fidèle que toi, m'exclamé-je avec excès. Bien sûr que tu peux te charger de toutes ces conneries.

    — Il n'y a rien de drôle Aimé, soupire-t-il d'un ton blasé en abaissant sa main. Qu'est-ce que je vais faire de toi...

    — Je ne sais pas, mais évite les assiettes.

    À l'instant où il ouvre la bouche, on toque à la porte de ma chambre, malgré l'heure tardive.

    — C'est quoi votre problème ce soir, au juste ? soufflé-je à l'égard d'Arsën en ouvrant.

    Je tombe nez à nez avec un soldat de la garde royale, celle dont j'aurais dû faire partie si je n'avais pas été le fils parfait aux yeux de Rufus Kihara. Il se tient droit, les bras croisés dans le dos, et ne prend pas la parole tant que je ne l'invite pas à le faire.

    — Un infiltré Vylnesien a été arrêté aux portes du palais mon seigneur.

    Dans ces moments-là, deux possibilités s'offrent à moi : soit j'agis en tant que roi décent et je le convie à l'envoyer dans le donjon afin qu'il y pourrisse jusqu'à sa mort, soit je laisse mes pulsions barbares prendre le dessus et je lui lacère moi-même la peau jusqu'à son dernier souffle.

    Ou soit, je ne prends aucune décision...

    — Faites-en ce que vous voulez.

    — Très bien votre majesté, agrée-t-il après un hochement de tête. Il ne sera plus une menace.

    Dès lors que le soldat ferme la porte après son passage, Arsën se râcle la gorge, comme si je pouvais oublier la présence d'une personne aussi insupportable que lui. Il étend ses jambes sur mon matelas et croise les bras sous sa tête.

    — Ça va ? l'interrogé-je. Tu es à l'aise, j'espère ?

    — Plutôt, oui.

    — Sors de mon lit, lui ordonné-je d'un ton amer, sans lui laisser le choix.

    — Après tout ce que j'ai fait pour toi, se désole-t-il avec ironie hyperbolique, le dos de la main plaquée sur le front.

    Je l'observe se frayer un chemin jusqu'à mon fauteuil de bureau, pendant que je m'étale sur mon matelas, dépassé par les évènements successifs de cette journée.

    — Tu ne peux pas faire abattre tous les hommes qui s'introduisent sur nos terres sous prétexte qu'ils soient Vylnesiens, avance-t-il.

    — Je me disais aussi, que tu étais étonnement conciliant depuis dix minutes.

    — Tu sais que je suis de ton côté, soupire-t-il. J'essaie juste de te garder du bon.

    Parfois j'en doute, mais je ne le lui dis pas. J'ai du mal à faire confiance, depuis que j'ai appris que l'homme avec qui je pensais ne garder aucun secret m'a menti. Mes doigts effleurent la cicatrice qui pourfende mon visage ; un vieux réflexe que j'ai développé après la guerre. À chaque fois que je pense à Sohane, je touche mon œil invalide, parce que les battements de mon cœur sont si forts en ces instants, qu'ils résonnent jusque sous ma plaie.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top