19

𝓢ohane

"I want to go back to a time 

before it was too late"










​​Aimé est doué pour me faire perdre la raison. Dans tous les sens du terme. On voyage ensemble depuis maintenant trois jours et je commence à faiblir. On se nourrit principalement d'animaux qu'il chasse et fait cuir sur le feu, de baies, de fruits et de plantes sauvages, mais mon estomac n'est jamais rassasié. J'ai faim de quelque chose que je ne peux pas avoir. Un poids lourd s'installe dans mon ventre à chaque fois que je le vois, parce qu'il n'a rien du monstre que j'ai imaginé ces deux dernières années. Il est aussi doux, souriant, énervant et attentionné que l'homme qui m'a bercé dans ses bras toute une nuit avant que je ne subisse l'enfer.

J'ai de plus en plus de mal à l'éviter, à lui faire sentir ma rancœur, parce qu'elle s'efface peu à peu. Le problème, c'est qu'elle ne disparaît jamais complètement. Parfois, je me laisse bercer par l'illusion qu'elle s'est envolée, que je peux enfin espérer... mais il suffit que je ferme les yeux, et que dans mon sommeil, je suffoque, étranglé par cette douleur fantôme qui me bloque la gorge, pour que je me remette à le détester.

Enfin, non. Je ne crois pas que je le déteste.

Je ne sais plus.

Mon cœur bat trop fort à chaque fois qu'il est là pour que je prétende vouloir l'ignorer, mais mon ventre se noue de douleur dès que les souvenirs refont surface.

Le pire, c'est qu'en forêt, je peux l'éviter, mais maintenant que l'on vient de mettre un pied en ville pour la première fois en trois jours, je suis obligé de rester à côté de lui.

On ne peut pas prendre le moindre risque.

La dernière fois que j'ai mis un pied à Mérès, je venais de perdre mon grand frère et Aimé était là. Il ne me laissait pas une seconde de répit. Je cherchais à m'isoler au possible, mais il ne m'en laissait pas la moindre opportunité et trouvait toujours une raison pour venir me parler.

Je jette un coup d'œil dans sa direction lorsqu'il noue le lien qui retient son cheval dans la première étable que nous avons trouvée. Ses épaules luisent de transpiration et ses doigts manipulent la corde avec une habileté déconcertante. Il ne fait pas attention à ce qui l'entoure et se contente d'essuyer son front, avant de remettre en place le gilet de cuir épais qui couvre ses épaules. Même s'il est patiné par l'usure, son haut forme une protection contre les coups. La coupe est ajustée à son torse et descend juste en dessous de ses côtes pour ne pas entraver ses gestes. Je passe derrière lui, et en profite pour saisir la large capuche en tissu attachée au dos pour l'enfoncer sur son crâne.

Il se tourne vers moi, les sourcils froncés.

— Je t'horrifie à ce point ?

— Ta cicatrice, dis-je en touchant mon propre œil. Cache-la. Ils n'ont pas besoin de savoir que leur roi est ici.

Leur roi.

Ce mot me laisse toujours un goût amer au fond de la gorge. Même si, je dois l'admettre : il lui va à merveille. Après tout, du sang royal coule dans ses veines, il est né pour gouverner. Je ne devrais même pas en être surpris.

— Tu crois vraiment qu'ils me reconnaîtraient à cause d'une simple cicatrice ? rétorque-t-il.

— Il n'y a pas que ça, Aimé, murmuré-je. Tu as un visage qui ne passe pas inaperçu.

Sa capuche plonge son visage dans l'ombre, et ses yeux semblent s'assombrir davantage. Mes mains deviennent moites. Je n'ai jamais su lui résister, et cela m'exaspère.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? Dans ce cas, c'est toi qui devrais te cacher. On te reconnaîtrait à l'autre bout d'une rue, même en pleine nuit.

Je ne peux retenir un ricanement moqueur. Il se berce d'illusions.

— Toi, peut-être, et encore... Mais moi, j'ai un visage commun. Je ressemble à n'importe quel Mahr de ce pays.

Il ouvre la bouche, un éclair de mépris traversant son regard. Il m'observe avec une telle confusion que je me demande s'il trouve l'idée absurde.

— C'est vraiment ce que tu penses ? demande-t-il, désorienté. Je n'ai jamais vu personne te ressembler, même vaguement.

— Tu es à moitié aveugle.

— Si tu le dis, souffle-t-il. En tout cas, avant de te rencontrer, je n'avais jamais pensé à compter le nombre de taches de rousseur sur des joues, ou à connaître la couleur précise des yeux de quelqu'un au point d'attendre l'automne juste pour l'avoir constamment autour de moi. Aucun visage ne peut hanter mes nuits comme le tiens.

Il ajuste la capuche autour de sa tête avant de mettre un pied dehors, me laissant à l'intérieur de l'étable avec des pensées en fusion et un cœur haletant.

Jamais je n'aurais imaginé que mes taches de rousseur puissent avoir la moindre valeur, ou que le brun de mes yeux puisse paraître singulier au regard d'un autre.

Aimé me broie un peu plus chaque jour.

— Tu comptes dormir ici ?

— Ce serait toujours plus confortable que la terre, rétorqué-je en le rejoignant.

J'ai à peine le temps de relever les yeux, avant qu'il ne plaque une main contre mon torse. Je viens de manquer de me faire écraser par un coche tiré par deux chevaux.

— Tu as perdu toute vigilance ? Ce n'est pas la première fois que je te sors d'un mauvais pas depuis ton retour.

Il faut croire.

J'ai cessé de rester sur mes gardes en prison. Là-bas, je n'avais à m'inquiéter pour ma peau que lorsque les grilles s'ouvraient. Pourtant, Aimé n'a pas l'air en colère. Je crains qu'il me pense incapable de remplir cette mission, qu'il me pense trop faible, mais ce n'est pas ce qu'il dégage. Il a juste l'air inquiet.

À court de mots, je me raccroche au bruit sourd qui interpelle l'attention de tous les villageois, dont celle d'Aimé. Une bagarre éclate au centre de la ville. Le roi s'élance vers la mêlée, et sans réfléchir, mes pieds foulent le sol à sa poursuite. Je le perds de vue alors qu'il se glisse au milieu de la cohue. Les corps qui nous entourent se referment sur moi et mon souffle se coupe net. Je tourne la tête dans toutes les directions, mais je ne vois aucune issue, d'autant plus que je manque d'oxygène et que ma vue se trouble.

Je compresse ma paume sur mon cœur et tente de masser la peau qui le protège, mais rien n'y fait. Il bat à tout rompre.

Où est Aimé ?

Dès qu'une épaule percute la mienne, je manque de m'écrouler au sol, mais si je tombe maintenant, je ne me relèverai pas. Je serai avalé par la foule. C'est insupportable d'avoir l'impression de mourir dès qu'il y a plus d'une personne à côté de moi. Je couvre mes oreilles, paniqué, et malgré le tumulte qui m'entoure, j'entends la voix d'Aimé déchirer l'air en hurlant mon prénom.

Quel abruti...

Il pourrait tout aussi bien crier mon nom de famille pour me faire repérer par tout un village. Enfin, ça ne m'empêche pas d'esquisser un sourire, même au milieu de ce chaos. Avant que je puisse me ressaisir, le mouvement soudain de la foule m'entraîne dans l'arène centrale. Ma vue devient trouble, mais je devine les fruits étalés au sol et les flaques de sang qui s'écoulent jusqu'à mes chaussures. Il n'y a que deux personnes qui se battent, pourtant, c'est si violent que si personne n'intervient, l'un d'entre eux mourra. Le soleil m'éblouit, ma tête tourne, et enfin, je l'aperçois. Aimé esquive les coups de couteau qui s'échangent dans cette bagarre sauvage, avant de se précipiter vers moi.

D'un geste ferme, il me saisit par les épaules et relève mon menton pour vérifier que j'aille bien. Il hisse son bras derrière mon dos et m'attire contre lui, couvrant ses yeux pour se protéger du soleil.

— Sortons d'ici, ils sont complètement hors de contrôle, crie-t-il par-dessus le vacarme.

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Ils se battent pour un morceau de viande, je crois. J'ai tenté de les séparer, mais j'ai failli prendre un coup de couteau, répond-il en cherchant une issue dans la foule.

— On n'est pas là pour ça ! m'écrié-je, la gorge serrée par des larmes que je retiens à peine.

Ne pleure pas, Sohane.

Ne pleure pas.

Ce n'est rien, il va bien.

Personne ne pleurerait pour si peu.

— Je ne peux pas rester là à regarder des hommes s'entretuer.

— Ce n'est pas une raison pour risquer ta vie !

Il secoue la tête, impuissant, tout en nous ouvrant un chemin à travers la mêlée.

Il s'est jeté dans une bagarre armée pour séparer deux inconnus, les mains vides ? Je ne sais pas si mon cœur bat plus fort à cause de la foule ou parce qu'il est encore plus inconscient que je ne le pensais, et que ça me fait paniquer.

Les cris s'intensifient, ou je perds juste connaissance ?

Je ferme les yeux, me laissant guider par la main d'Aimé. Je lui confie mon sort, incapable de trouver une issue par moi-même. Peut-être que les membres du conseil ont raison, après tout. Peut-être que je ne suis qu'un enfant insouciant, qui court vers sa propre perte. Peut-être que me saboter est tout ce que je sais faire, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à détruire en moi.

Après avoir parcouru quelques mètres, Aimé est contraint de me lâcher. La foule se déplace sur la gauche, et sous la force du mouvement, nous sommes séparés. Quand j'ouvre enfin les yeux, il me faut un moment pour m'habituer à la lumière aveuglante du soleil. Je ne vois pas venir le cheval qui fonce droit sur moi, monté par l'un des villageois qui se battait tout à l'heure. Par instinct, je lève les bras devant mon visage, tentant de me protéger avant l'inévitable impact. L'étalon se cabre en arrivant à ma hauteur, il hennit et s'agite, échappant au contrôle de son cavalier.

Lorsque ses sabots redescendent, l'un d'eux s'abat sur mon épaule. Je suis projeté au sol, dans un mélange de poussière et de boue, transcendé par une douleur fulgurante. Le choc est si brutal que je me recroqueville sur moi-même pour ne pas vomir. Je presse mon épaule d'une main, les yeux plissés de souffrance, mais je crois que je perds connaissance. Je vacille entre deux réalités à mesure que l'air se raréfie autour de moi. C'est une torture, vive et brûlante, qui se propage de mon bras à ma nuque. J'ai l'impression qu'une lame transperce mon articulation. Chaque mouvement, même infime, enflamme encore plus cette douleur déchirante, rendant toute tentative de bouger insupportable.

— Sohane ! s'exclame Aimé, accroupi à côté de moi, une main posée sur ma hanche. Tu m'entends ? Il faut qu'on sorte d'ici, laisse-moi te porter, s'il te plaît.

Il est haletant. On dirait qu'il a couru toute la journée sans s'arrêter. Je hoche la tête, l'esprit embrumé. Je veux juste que la douleur s'apaise, je me fiche qu'il me porte. C'est Aimé.

Il glisse ses bras autour de mon corps, tout en faisant attention à ce que le mien ne soit pas touché. La sueur qui s'accumule sur sa peau imprègne la mienne. Je mords l'intérieur de mes joues, priant que ça distraie assez mon cerveau pour oublier la brûlure lancinante qui perfore mon épaule. Sa poitrine retentit contre moi, je sens chacun de ses battements se succéder. En s'écartant du chaos qui grandit en centre-ville, il m'aide à m'asseoir au bord d'une fontaine et stabilise mon torse en me maintenant comme un nouveau-né.

— Tu es avec moi ? souffle-t-il en claquant ses doigts sous mon nez.

Ma tête est si lourde que s'il ne la retenait pas d'une main, elle tomberait en arrière.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? insiste-t-il, en versant l'eau de la fontaine sur mon crâne.

Je l'entends et j'ai envie de lui répondre, mais j'ai peur de perdre connaissance si je fais le moindre geste. Je ne suis même pas sûr d'être réveillé.

— Excusez-moi, est-ce que je peux vous aider ? lance une voix féminine.

Je cligne des yeux, apercevant au travers des larmes qui encombrent mes yeux, une jeune femme dont deux longues tresses entravent les côtes.

— Oui, je vous en prie, supplie Aimé. Je crois qu'il s'est blessé à l'épaule.

Elle effleure mon front suant d'une main douce et m'accorde un sourire radieux, tout en s'approchant de mon corps pour chercher à évaluer la gravité de ma blessure.

— Est-ce que vous pouvez bouger ? me demande-t-elle, alors que je secoue la tête, terrorisé à l'idée qu'elle soulève mon bras.

Ses doigts palpent mon épaule enflée, et lorsqu'elle m'arrache une énième grimace et qu'Aimé lui demande d'arrêter, elle s'excuse.

— Non, faites ce que vous avez à faire, rétorque-t-il à contrecœur. Évitez juste de lui faire mal.

La jeune brune hoche la tête. Elle ouvre la besace qui repose sur sa cuisse et sort des bandes de tissu qu'elle enroule de mon épaule à mon avant-bras. La tension est moins agonisante, même si elle ne disparaît pas. Puis elle écrase une bande qu'elle n'a pas utilisée et la plonge dans le bassin de la fontaine, avant de la poser sur mon bras. La fraîcheur m'arrache un soupir. L'eau dégouline, apaisant la souffrance.

— C'est compliqué ces temps-ci, avance-t-elle en s'essuyant les mains. Ce genre de querelle éclate de plus en plus souvent. J'essaie de rester pour aider les blessés, mais c'est difficile d'être là pour tout le monde.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? l'interroge Aimé.

— Depuis la fin de la guerre frontalière, Mahr a perdu ses accords avec ses alliés. Les importations de nourriture en provenance des pays étrangers se raréfient, tout va à Vylnes. Les ressources s'épuisent, et la famine rend les villageois agressifs. Ils se battent pour un morceau de pain. Vous n'êtes pas d'ici ?

Aimé l'observe, horrifié. Il découvre en même temps que moi ce que subit le peuple qu'il gouverne.

— Je... balbutie-t-il. Je ne savais pas.

— Peu importe, s'incline-t-elle. Il y a d'autres blessés.

Elle nous tourne le dos et s'avance vers une vieille femme étalée au sol, baignant dans une mare de sang. Aimé fixe le vide, désemparé.

— Tu ne savais pas ?

En silence, il secoue la tête. Ses mains moites frottent ses cuisses jusqu'à ce que sa peau devienne rouge, tandis que je lutte pour ne pas m'écrouler au sol.

— Comment tu pouvais ne pas savoir ?

Il ouvre la bouche, mais aucun mot ne sort. Rien. Il m'offre un simple regard démuni, et les coins de ses lèvres s'affaissent.

— Je savais que c'était compliqué, mais... Tu ne quittais jamais mes pensées, Sohane, j'étais mort de l'intérieur, je ne contrôlais plus rien...

— Tu mélanges tout, Aimé.

— Non, tu ne m'écoutes pas, répond-il. Tu n'as pas vu l'épave que j'étais. Je ne valais plus rien. Je buvais à chaque occasion, je dormais toute la journée, je ne mangeais pas, et je signais des papiers sans même savoir ce qu'ils disaient. Je ne voulais plus de cette vie sans toi.

J'ai du mal à l'imaginer dans un tel état de faiblesse. Je n'arrive même pas à comprendre qu'il ait pu rester sur le trône aussi longtemps, sans que le conseil ne le fasse tuer. Il devait être une source certaine de pouvoir pour eux, ils devaient le manipuler à leur guise, réceptionner les informations qu'il recevait pour le garder dans l'ignorance.

J'ai toujours connu Aimé souriant, je n'arrive pas à croire qu'il ait pu sombrer à ce point. Que mon absence ait pu l'affecter autant. Surtout qu'aujourd'hui, il est le même.

Il laisse tomber son visage au creux de ses mains et ses épaules s'affaissent au milieu d'un long soupir. Lorsqu'il relève la tête, la mine attristée, il glisse le revers de ses doigts le long de ma joue, tout en murmurant :

— Je suis désolé d'avoir failli à ton pays.

C'est aussi le tien.

Est-il conscient qu'on est de simples partenaires lors d'une mission qui a plus de chances d'échouer que d'aboutir ? Se souvient-il que je lui ai dit que j'étais incapable de nous accorder une seconde chance ? Pourquoi est-il si attentionné avec moi ? Pourquoi est-ce si naturel qu'il soit aussi près de moi ? Pourquoi ne me déteste-t-il pas ?

Pourquoi n'abandonne-t-il pas ?

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Aimé se met debout et glisse une main sous mon bras valide pour que j'en fasse de même. Il m'incite à prendre appui sur lui lorsque je tangue.

— Ce soir, tu vas dormir dans un lit, affirme-t-il.









Je crois qu'il s'agit du dernier chapitre "assez court", les suivants feront le double de mots, j'espère que vous êtes accrochés, 

surtout que c'est maintenant que les choses commencent à devenir sérieuses... 

Bonne soirée, see you next week <3

Maly 

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