18
𝓐imé
❦
Moon, tell me if I could
Send up my heart to you?
So, when I die, which I must do
Could it shine down here with you?
❦
Je laisse derrière moi le royaume que je gouverne, aux mains d'un homme que je ne connais que depuis deux ans. Cette pensée me hante, et la crainte d'une faute irréparable ne me quitte pas. Pourtant, il n'y a rien qui pourrait me pousser à revenir. J'ai foi en Arsën. Aussi dur soit-il de l'admettre, je l'ai mieux connu que Sohane, plus longtemps du moins. J'ai appris à discerner ses intentions, et elles ne me veulent aucun mal. Bien des fois, il aurait pu me laisser tomber, exploiter mes faiblesses pour s'emparer du pouvoir. Mais il est resté fidèle. Il m'a soutenu sans faillir. Si je suis honnête avec moi-même, c'est d'ailleurs lui qui a tenu le royaume, tout ce temps.
Sans lui, j'aurais sans doute eu plus de peine à tout abandonner. Et il y a aussi Ares, qui, malgré tout, œuvrera toujours pour le royaume et Mahr tout entier. J'ose croire que notre départ ne plongera pas le royaume dans le chaos.
Cela doit faire quelques heures que l'on a quitté le palais, au dos de deux chevaux de la garde du roi, pourtant j'ai l'impression que nous n'y échapperons jamais. Le palais est derrière nous, mais la septicité et le silence de Sohane me laissent penser qu'on y nage encore. Il guide son étalon, assez près de moi pour ne pas qu'on se perde de vue, mais assez loin pour qu'on ne puisse pas échanger. Je suis ses pas à la trace et même si je préfèrerais pouvoir observer son visage, je me contente de sa silhouette.
Je me contente de son dos, parce qu'il s'agit de lui et que même s'il ne veut rien avoir à faire avec moi, il est là.
La nuit est sur le point de tomber, les paysages se métamorphosent, et plus il fait sombre, plus j'accélère. J'ai besoin d'être près de lui et de pouvoir veiller sur lui comme son ombre.
Dès qu'il remarque que mon cheval avance à la même allure que le sien, il ferme les yeux et laisse échapper un soupir. Derrière lui s'étendent des milliers d'arbres dépourvus de leurs feuilles. Le vent est accompagné d'un sifflement qui me glace le sang et le silence plombant de la forêt me refroidit la nuque, mais je suis sûr qu'il préfèrerait s'y perdre que de rester à côté de moi.
Sait-il au moins où il va ? Ou est-il plus concentré à faire comme si je n'existais pas ?
Je me râcle la gorge, et bien qu'il ne réagisse pas, je lui pose la question qui me ronge l'esprit depuis son retour :
— Casey, il représente quoi pour toi ?
Ses cheveux bruns ondulent sous le vent lorsqu'il tourne la tête vers moi, le regard drastique.
— Me demandes-tu si j'ai quelque affection pour lui ?
Est-ce le cas ?
À vrai dire, je n'avais imaginé qu'une relation ordinaire. Je n'avais pas pensé qu'ils puissent partager ce que nous partagions. Qu'ils puissent s'aimer sans avoir besoin de se toucher pour se le prouver. Je n'avais même pas envisagé la possibilité que Sohane puisse avoir de l'affection pour Casey. Qu'il puisse vouloir autre chose de lui que de l'attention verbale ou physique. J'étais persuadé... persuadé que cela nous appartenait. Que personne d'autre ne pouvait avoir ce que nous avions ; que personne d'autre ne pouvait l'aimer comme je l'aimais, et que personne ne pouvait m'aimer comme il le faisait.
Jamais je n'avais envisagé cette possibilité, au départ. Mais à force de les voir ensemble, d'entendre les murmures qui couraient le long des murs du palais, les suppositions de Raven, de Tara et des autres... l'angoisse a commencé à me ronger.
— Pas nécessairement de l'affection, non... mais peut-être que vous entretenez une relation singulière ? tenté-je.
Sohane fronce les sourcils. Tant, que je m'étonne qu'il soit si surpris par ma question. Il penche la tête en avant et secoue ses mèches jusqu'à ce qu'il n'ait plus la force de chercher un sens à mes mots.
— Une relation singulière ? Qu'est-ce que tu insinues, que nous sommes ensemble ?
Rien que le supposer me déchire le cœur.
— Je préférerais ne pas avoir de réponse si c'était le cas, confié-je à voix basse.
Je préférerais ne pas avoir de réponse, parce que non seulement je ne m'en relèverais pas, mais en plus, je devrais tirer un trait définitif sur Sohane Kihara, et c'est quelque chose qui m'est physiquement impossible. Je ne pourrais pas me battre pour une place dans son cœur, si je savais qu'elle était déjà occupée. Je ne pourrais pas être assez égoïste pour le faire, juste pour être celui qui fait éclore un sourire sur ses lèvres chaque jour, alors qu'il préférerait que ce soit un autre qui s'en charge. Pourtant... si c'était le cas, s'ils étaient ensemble et s'aimaient, je ne voudrais pas le savoir. Je préférerais ne jamais être mis au courant et vivre avec l'espoir qu'il puisse à nouveau être mien un jour.
— Alors, pourquoi poser la question, dans ce cas ? murmure-t-il.
Je détourne le regard, incapable de lui apporter une réponse que je n'ai pas.
— Non, soupire-t-il. Je n'ai jamais eu ce genre de relation et ça ne m'intéresse pas. Je n'arrive pas à faire confiance, ni à développer quelconque sentiment pour qui que ce soit, alors, à quoi ça servirait ?
Il n'y arrive pas, ou il n'y arrive plus ?
Peu importe. Tout ce qui compte, c'est qu'il ne ressente rien pour Casey. Ils n'entretiennent aucune relation particulière, et je dois serrer les rênes dans mes paumes pour ne pas crier victoire à haute voix.
— Cela ne t'intéresse pas ? répété-je, tâchant de contrer le large sourire qui menace d'apparaître sur la moitié de mon visage.
— Non, Aimé, cela ne m'intéresse guère.
— Et qu'est-ce qui te charme donc, Sohane ?
— Les innombrables réponses que le silence peut offrir à tes questions. C'est mille fois plus que ce que tu recevras de ma part.
Qu'on m'empêche de sourire, alors qu'il me demande de me taire.
— Assurément. Le silence doit te sembler précieux, après deux années en compagnie d'un tel babillard.
— Je regrette presque de ne pas l'avoir pris à ta place.
— Nous venons à peine de quitter le palais ; nous pourrions rebrousser chemin, si tel est ton souhait. Emmène donc ton serviteur, et je resterai avec Arsën. J'aurai moins de chances de périr dans mon sommeil, rétorqué-je, un sourire moqueur creusant mes joues.
Il ne subsiste que quelques infimes rayons du soleil, pourtant je perçois les rougeurs naissantes sur ses pommettes. Il reste silencieux et prétend être accaparé par la route qui se dresse devant nous.
— Dois-je en déduire qu'il te coûte moins de me supporter que de faire demi-tour ? insisté-je. Je ne t'horripile donc pas tant que ça.
Il plaque son poing contre ses lèvres, puis toussote pour masquer son trouble.
Oh, ses lèvres.
Son regard se dérobe, et cela m'arrange bien. Je ne saurais où me mettre s'il réalisait combien je peine à détacher le mien de sa bouche.
— Oui, nous n'avons guère de temps à perdre pour si peu, tranche-t-il.
— Ce n'est pas seulement l'aller-retour qui serait du temps perdu, mais chaque jour passé ensuite.
— J'ai compris que tu ne l'appréciais guère, Aimé, gronde-t-il, le regard noir. Mais tu n'aurais pas l'envie d'arrêter d'en parler ? À t'entendre, on pourrait croire qu'il t'obsède.
Je serre les dents, agacé. Même absent, il réussit à m'importuner.
— C'est l'impression que je te donne ? sifflé-je. Ne pas l'apprécier serait encore trop doux, Sohane. Je le hais de toute mon âme, parce qu'il s'imagine être plus digne de ton attention que moi... et il ne manque jamais de me le faire savoir.
Un air triste vogue dans son regard, tandis qu'il pince ses lèvres. Ses mèches brunes caressent ses joues lorsqu'il murmure :
— On croirait entendre un homme jaloux.
Pourquoi semble-t-il, lui-même, douter de ses propres mots ? Comme s'ils étaient dénués de poids, vidés de leur sens.
— Ce n'est pas nouveau. Ce n'est pas la facette de moi dont je suis le plus fier, mais que puis-je y faire ? Tu influences chacune de mes pensées.
Il ne répond pas. La nuit tombée, je ne distingue même plus ses yeux, obscurcis sous la frange de ses cils noirs. Notre but est d'atteindre Mérès, la première grande ville près de la frontière Vylnesienne, en moins de deux jours. Mais je refuse de risquer la route de nuit sans reprendre nos forces.
— On s'arrête ici ? lancé-je.
Sohane ne dit rien, mais fait signe à son cheval de s'arrêter. Je descends du mien, les membres engourdis, tandis que son regard me suit, alors que j'attache les rênes à un arbre en retrait de la route, plus loin dans la forêt, à l'abri des regards. Je ravale ma salive quand il descend à son tour, parce qu'il ne vient pas vers moi. Il s'approche d'un arbre qui se trouve à une dizaine de mètres du mien et s'y installe.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il se blottisse contre moi, mais mon cœur se comprime lorsqu'il s'adosse à un tronc qui se trouve à l'opposé de celui où je me tiens.
— On se relaie ? Pour monter la garde, je veux dire, balbutié-je.
— Dors, rétorque-t-il. Moi, je n'y arriverai pas.
— Tu penses que j'y arriverai en sachant que tu es à côté de moi ? murmuré-je.
Je ne sais pas s'il m'a entendu. Je n'ose pas croiser son regard. Mais il serait naïf de penser que je fermerai l'œil, même une seconde. Depuis son retour, j'ai du mal à croire que tout cela est réel. Chaque nuit, la peur de m'endormir m'étreint. Je suis terrifié à l'idée qu'au réveil, il ait de nouveau disparu.
Et si tout ceci n'était qu'un jeu cruel de mon esprit, un esprit brisé qui s'accroche à la douleur, au point de lui donner une forme, de lui offrir un visage ?
Sohane est peut-être de retour, mais ce n'est pas pour autant que je suis soulagé. Au contraire, l'avoir auprès de moi est si douloureux désormais... J'arrive à peine à le laisser rejoindre sa chambre, ou s'éloigner de moi de peur qu'il lui arrive quelque chose.
J'ai tellement peur de le perdre, encore.
— Toi aussi, tu as changé, souffle-t-il.
Mon cœur cesse de battre. Son visage disparaît à mesure que le brouillard étouffe la lune, mais je devine son air triste. C'est étrange, je peux à peine le voir, pourtant je sais que ses lèvres se plissent l'une contre l'autre et que ses sourcils vacillent. Je sais que ses paupières tremblent et qu'il s'empêche de poser ses doigts dessus.
— Tu trouves ?
— Oui, tu souris moins.
J'ai l'impression que ce constat le peine et l'envie de me précipiter vers lui pour le serrer au creux de mes bras devient insoutenable.
Quand il est parti, la vie a perdu toute saveur.
J'ai oublié ce que c'était que d'être heureux. Je ne sais pas si je le saurai à nouveau un jour, mais sa présence réchauffe mon cœur, un cœur que je croyais disparu depuis longtemps. Pour la première fois en deux ans, je n'ai plus l'impression d'être constitué d'un vide béant que seule la mort pourrait combler.
Même s'il ne m'aime plus, le simple fait d'avoir un objectif, de savoir que je passerai la journée à l'observer, me suffit. Et je crois que, depuis son retour, l'envie de disparaître m'a quittée.
— Ça ne te va pas.
— De tirer la tronche ?
— Oui, souffle-t-il.
Un rire nerveux s'échappe de mes narines, une simple expiration que je ne parviens pas à contrôler.
— Tu aimes trop mes fossettes, le nargué-je, un sourire au coin des lèvres.
— Surtout quand tu la fermes, rétorque-t-il.
— Tu n'as pas dit que tu ne les aimais pas.
Il garde le silence. Je pense qu'il s'est endormi, quand sa voix basse traverse enfin le silence :
— Elles ne sont pas désagréables à regarder.
Je retiens mon souffle, le cœur au creux de la gorge.
— Je rêve ou tu viens de me faire un compliment ?
— Ce serait l'exploit de ta vie ? réplique-t-il.
— Savoir que tu adores me voir sourire ? Oh, absolument. Je crois que je ne vais plus m'arrêter.
— Tu devrais t'abstenir. Tu risquerais d'en traumatiser plus d'un.
Je ricane, et mes joues me font mal tant je souris. Il n'a aucune idée de ce qu'il me fait.
— Demain soir, dit-il, il n'est pas question que nous passions une autre nuit dehors.
— Tu veux qu'on trouve une auberge ?
— Oui, mais ne t'imagine rien. J'occuperai une chambre du couloir opposé au tien.
— Tant que nous partageons le même étage, je n'en demanderai pas plus.
— Tu es vraiment désespérant, soupire-t-il, feignant l'agacement.
J'appuie l'arrière de mon crâne contre l'arbre, les coudes appuyés sur mes genoux et les yeux remplis de larmes de joie qui refusent de couler. Ma poitrine en demande plus, elle pulse, se comprime si fort que je pourrais mourir d'une interaction supplémentaire avec Sohane.
J'aime cet homme.
Je pourrais passer la nuit à l'écouter parler et le taquiner, même sans le voir, et je ne me plaindrais pas une seconde d'être épuisé le lendemain.
❦
Just because I love them together
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