17

𝓢ohane







Je savais qu'Aimé et moi ne serions pas accueillis à bras ouverts, je savais qu'ils s'en prendraient à nous. Mais je ne pensais pas qu'ils nous sépareraient et choisiraient de nous isoler pour nous interroger.

            Ils ont compris qu'ils auraient plus de chance de nous cerner s'ils ne nous assaillaient pas de question alors que nous sommes ensemble.

            — N'est-ce pas le trône que vous voulez ? s'impatiente un membre du conseil.

            Je lui sers mon regard le plus indifférent, sans pour autant ouvrir la bouche. Il n'aura aucune réponse, et j'espère qu'Aimé se souvient qu'il doit en faire de même. Mon genou tressaille sous la table, et mes épaules n'arrivent pas à trouver de position adéquate contre le dossier du fauteuil. Je ne suis pas à l'aise. Si Aimé leur fait part de la moindre information que je lui ai livrée, je suis un homme mort. Non seulement parce qu'on utilisera ce prétexte pour m'insulter de traître et me pendre sur la place publique, mais surtout parce que ça signifierait que je n'ai vraiment plus personne à qui faire confiance.

            Et puis, s'il y réfléchit bien, il a autant à y perdre que moi. Seuls mon père et moi savons qu'Ares a eu des rapports avec la princesse Vylnesienne, c'est-à-dire que seuls mon père et moi savons qu'il porte du sang Vylnesien. Ceux qui pourraient être au courant sur nos terres, ont été réduits au silence il y a des années.

Si Aimé avoue qu'il connaît l'identité de l'homme qui est sur le trône et que les hauts-gradés découvrent qu'il s'agit de Iáson, ils remonteront jusqu'à Ares. Iáson a fait partie de Mahr, il a été l'un des plus grands soldats de notre génération, avant la bataille de Delyrne. Ils n'ont pas oublié son nom, d'autant plus parce qu'il s'agit d'un des fils d'Ares. S'il est au pouvoir de Vylnes à l'heure actuelle, c'est parce qu'il appartient autant à leur pays qu'au nôtre. C'est parce que sa mère était destinée à gouverner, avant d'être assassinée. Autant dire que si Aimé parle, il est mort, au même titre que moi.

Le conseil ne tolèrera pas que leur roi soit un descendant du pays ennemi.

            — Sohane ?

            Qu'est-ce qu'il veut que je lui dise ? Que le trône m'est moins important que l'homme qui l'occupe ? Parce que oui, même si je n'ai pas tué Aimé parce que j'ai besoin de lui pour raisonner son frère, je sais que je n'aurais jamais pu l'abattre. Malgré tout ce que j'ai pu faire, dire, ou vouloir, Aimé m'est plus cher que cette putain de couronne.

            Mais je ne l'admettrai jamais.

            — Dans l'arène, qu'est-ce que vous vous êtes dit ? s'enquiert son camarade, dont je reconnais la voix.

            Il s'agit de l'homme qui conversait avec Ares avant le combat, celui qui a émis l'idée de ce duel.

Celui dont je me méfie le plus.

            — Les querelles habituelles.

            — Qu'est-ce que vous vous êtes dit ? insiste-t-il d'un ton plus tranchant.

            Je le dévisage, frustré à l'idée qu'il se pense plus puissant que moi.

            Et qu'il le soit.

            — Il faut qu'on se rende à Vylnes, assené-je.

            Ses paupières s'écarquillent.

            — Pardon ? Pour quel motif ?

            — Pour savoir qui est au pouvoir, pour avoir une chance de négocier. Espérer une entente entre nos nations.

            Pour une fois, je suis entendu. Les trois membres du conseil qui me font face éludent mon visage. Ils cherchent une trace de mensonge.

            Ils ne trouveront rien, j'ai toujours été habitué à mentir. Et puis mes propos scellent une part de vérité, tout ce qu'ils ne doivent pas savoir, c'est que je connais l'identité du nouveau roi.

            — Vous comptez vous rendre à Vylnes, pour négocier ? répète-t-il, un sourcil haussé.

C'est à peine s'il parvient à dissimuler le rictus qui éclot au bord de ses lèvres. Il me prend pour un inconscient, un suicidaire qui lui facilite la tâche.

Il est si facile de tromper un homme qui est tant aveuglé par sa soif de pouvoir, qu'il en oublie de réfléchir. De toute façon, ça ne m'étonne pas qu'il ne se méfie pas plus de moi que ça. Pour eux, je suis le fils cadet du roi. Celui qui n'arrivait même pas à la cheville d'Isayah, que ce soit en termes d'habileté au combat, ou de réflexion.

Qu'ils se condamnent tous seuls.

— Vous comptez partir quand ?

            — Le plus tôt possible.

            Je n'ai aucune certitude que les évènements se produiront comme je le prévois. À vrai dire, il y a plus de chances pour que ce ne soit pas le cas. Mais il faut qu'on essaie. Si on a une infime chance d'apporter une ère de paix aux générations à suivre, après des décennies de guerre, il serait égoïste de notre part de ne pas essayer.

            Oui, ça peut paraître crédule ou niais, mais j'espère pouvoir convaincre Iáson de réconcilier nos pays.

            Je sais qu'Aimé se sent trahi par son frère, parce qu'il a choisi de se positionner en faveur de Vylnes, mais moi, je le comprends. Sa mère a été prisonnière de Mahr pendant des années. Son grand frère est né dans une prison, et son père y habitait, pendant qu'ils souffraient de leur pauvreté. On leur a volé leur vie, on a volé la vie d'une princesse. Elle n'a jamais revu sa famille et a vu ses fils mourir les uns après les autres.

Elle n'a été que l'esclave de Mahr, jusqu'à sa mort. Iáson ne vit que pour la vengeance, tout comme moi lorsque Vylnes m'a arraché ma mère.

Mais j'ai fini par comprendre que cela ne nous mènerait nulle part.

En sortant de la pièce, je tombe sur Aimé, le dos appuyé contre le mur en face. Ses lèvres sont scellées et son regard est dur. Il s'approche de moi, les épaules tendues et alors que je lui lance un regard inquisiteur, il se contente de secouer la tête. 

Il n'a rien dit.

Rufus retient Ares par l'épaule, quand il essaie de venir vers nous. Il veut nous dissuader de partir, lui-même persuadé que nous ne reviendrons pas. Au fond de moi, Ares me fait de la peine, j'ai envie de lui dire qu'il n'y pas que nous, que Iáson aussi est encore là. Mais si Ares l'apprend, il mourra pour nous accompagner et le voir. S'il vient, Rufus interviendra, il sera mis au courant.

Ils le seront tous.

C'est inenvisageable. Je croise son regard embué de larmes et hoche la tête, espérant qu'il me fasse suffisamment confiance pour comprendre que ce n'est que le début. Je n'ai pas passé deux ans dans une cellule, à me remettre en question, pour tout abandonner ici.

Ça fait du bien d'en avoir parlé à quelqu'un. Ce plan me torture l'esprit depuis plus d'un an, et je n'ai jamais pu l'exposer à qui que ce soit. J'ai l'impression de m'être menti à moi-même. Je ne pouvais même pas en parler à Casey, de peur qu'il ne soit pas digne de confiance. Alors, l'avoir confié à Aimé me soulage d'un poids énorme.

Il percute mon épaule et m'indique Casey du menton. Mon ancien camarade de cellule me parle depuis une dizaine de minutes, mais je suis perdu dans mes pensées. Je n'ai jamais réussi à me concentrer sur ce qu'il me disait plus de quelques secondes.

Un unique sac repose entre Aimé et moi. Il contient quelques vêtements et le strict minimum de provisions. Nous n'avons pris que l'essentiel. Ce n'est pas une mission dont la durée est fixée, mais un plan mûrement réfléchi que je dois suivre à la lettre, sous peine de tout compromettre. Nous devons rester discrets, éviter tout superflu et surtout, ne pas perdre de temps.

— Il faut que j'y aille, déclaré-je, coupant la parole à Casey.

— Moi aussi, ajoute Aimé en hissant le sac sur son épaule.
             Du coin de l'œil, je perçois son pied rebondir contre le sol et ses paumes se compresser. Il a l'air impatient, pressé... Est-ce l'idée de revoir son frère qui l'excite à ce point ?

— Je ne sais pas si c'est une bonne idée que je te suive, c'est plus dangereux pour moi de remettre un pied à Vylnes, me confie Casey.

Je m'apprête à lui répondre, mais Aimé me devance et affirme d'un ton concis :

— Je suis d'accord, ça ne sert à rien que tu viennes. 

Arsën lui accorde son attention, mais n'a pas l'air de vouloir obtempérer. Ses sourcils se froncent. Il avance d'un pas vers le roi et on pourrait croire qu'il s'apprête à écraser son front contre le sien tant il s'approche.

— J'ai changé d'avis, crache-t-il.

À côté de moi, Aimé n'a plus rien d'impatient, il est insatiable. Ses paumes sont si moites qu'il est obligé de frotter ses poignets pour ne pas laisser sa rage le rendre à nouveau impulsif. Il contre sa frustration, mais ne s'empêche pas de rétorquer :

— Parce que tu penses avoir le choix, en plus ?

— Tu crois avoir de l'autorité sur moi ?

— Tu as besoin que je te démontre à nouveau que oui ?

Une querelle est la dernière chose dont on ait besoin. Je n'ai pas envie de voyager avec un homme défiguré, en sachant que je laisse ici un camarade dans le même état. En plus, nous ignorons si le couronnement a déjà eu lieu, ni dans quelles circonstances se trouve Vylnes à l'heure actuelle.

Et si Iáson est déjà roi ? S'il exerce son pouvoir à l'instar de mon père ? S'il sacrifie des innocents de son propre peuple ? Serai-je capable de lui proposer un accord droit dans les yeux ?

On ne peut pas se permettre de perdre du temps. Je les interromps en glissant mon épaule devant celle d'Aimé.

— J'aurais préféré ne pas me retrouver seul avec cet idiot, crois-moi, Casey, mais tu as raison, rentrer à Vylnes comporte des risques. Reste ici, avec Arsën.

— Mais... insiste-t-il.

— Tu l'as entendu, scinde Aimé.

Il baisse la tête, vaincu, ce qui pousse Aimé à mordre l'intérieur de ses joues.

— Vous savez où vous passerez la nuit, au moins ? nous interroge-t-il.

Aimé soupire à gorge déployé, dépité, il écrase sa main contre son front.

— En voilà une question pertinente, ironise-t-il.

— Que tu aurais pu poser, lui rappelé-je.

Il grimace et ajoute :

— Et si tu arrêtais de tout assimiler à moi, pour une fois ?

— Rappelle-moi pourquoi je ne t'ai pas tué dans l'arène, déjà ?

Ce voyage risque d'être long...

À l'instant où l'on s'apprête à surenchérir, Arsën s'impose, le teint livide. Il prend Aimé par surprise lorsqu'il le serre entre ses bras, les paupières plissées. Ses bras enlacent le buste d'Aimé, qui reste pétrifié, les mains ballantes le long de ses cuisses et la bouche entrouverte.

— T'as intérêt à faire attention à toi, le menace-t-il. Tu m'entends ?

Aimé serre les dents et répond à son étreinte tout en chuchotant à son oreille :

— Je te confie le palais en mon absence, je te fais confiance, Arsën.

Je me sens stupide. Inutile. Je ne sais pas vraiment où me mettre, mais je n'arrive pas à lui en vouloir.

Je ne lui en veux pas, je suis juste envieux.

Je ne me souviens même plus de ce que ça fait de recevoir l'étreinte d'Aimé. Pourtant, je sais qu'autrefois, c'était ma raison de vivre.

Quand Arsën relâche Aimé et qu'il se tourne vers moi, la culpabilité m'assaillit. Je baisse les yeux, incapable d'affronter le regard d'un homme dont je ne sais rien, mais que je hais pour aucune raison valable. Je n'ai pas le droit de le détester juste parce qu'il possède ce que je n'ai pas su apprécier à sa juste valeur, d'autant plus que c'est moi seul qui m'empêche de le retrouver.

Je me nuis à moi-même.

— Toi aussi, annonce-t-il.

— Quoi ?

— Toi aussi, répète-t-il. Fais attention à toi, je n'ai pas envie de le retrouver dans le même état dans lequel tu l'as laissé, la première fois.

Un faible sourire s'esquisse sur ses lèvres et mon cœur s'effondre à mes pieds. Il est bienveillant, plus que moi.

Je déteste sentir les larmes monter en un instant. J'aurais préféré ne pas pleurer à chaque événement qui me touche. J'aurais voulu savoir crier, c'est bien plus utile que de verser des larmes.

La poitrine compressée, je suis Aimé jusqu'aux portes massives du palais. Je n'ai pas le temps de franchir le seuil qu'une main chaude me saisit l'épaule : Rufus. Je me libère de son emprise, mes gestes devançant toute pensée. Son visage reste de marbre, énigmatique, comme s'il m'épiait d'un masque sans vie.

Que va-t-il faire cette fois ? Me souhaiter de périr dans cette quête ? Exiger, pour une fois, que je lui fasse honneur ? M'adresser un adieu ? Ou même m'étreindre ? Non. Plus d'illusions. Cet homme n'a jamais nourri pour moi un amour sincère, et jamais il n'en aura.

D'un regard glacé, il détaille ma tenue, la jaugeant comme celle d'un vulgaire roturier.

— Je ne sais pas ce qui te pousse vraiment à te rendre à Vylnes, observe-t-il.

— Je l'ai déjà expliqué, répliqué-je.

— Tu as menti. Quelque chose d'autre t'anime, et je n'arrive pas à saisir quoi.

Je laisse un rictus amer déformer mes lèvres.

— Tu sous-entends donc que je ne suis pas si insignifiant que tu le penses ? Que je serais capable de réfléchir ?

Il ignore ma remarque. Sa mâchoire se crispe et il ajoute :

— J'espère que la présence d'Aimé justifiera ce voyage.

— Tu redoutes deux semaines de solitude dans ton palais, sans personne à manipuler ?

Un sourire glacial fend ses lèvres, suffisant pour me nouer l'estomac.

— Ne gâche pas tout, comme à ton habitude. Une dernière chose : malgré les apparences, il semble que, pour une raison qui m'échappe, Aimé te trouve quelque chose. Assez pour tenir à toi, peut-être même pour t'aimer. Si le danger vous guette, souviens-toi que la survie du roi doit passer avant tout. Ne le laisse pas se sacrifier pour toi.

— Tu m'ordonnes donc de m'effacer, de renoncer à ma vie, comme toujours, n'est-ce pas ?

— Je te demande seulement, pour une fois, de te comporter en homme, d'oublier un instant ton intérêt personnel. Que ton incapacité à te défendre ne devienne pas un poids pour ce royaume, ni pour leur roi.

Ses paroles m'atteignent sans que je parvienne vraiment à les saisir, comme si une vitre invisible nous séparait. J'entends sa voix, mais les mots m'échappent, insaisissables, tout en déchirant cette chair fragile autour de mon cœur. Je n'ai nul besoin d'en sonder le sens pour sentir la rancœur, la cruauté qu'il me réserve.

Je mords l'intérieur de mes joues et jette un coup d'œil vers Aimé, immobile entre les lourdes portes, les sourcils froncés. Il attend un signe, prêt à intervenir à la moindre incitation. Et même si cette quête à ses côtés me terrifie plus que tout, j'ai un besoin vital de quitter ce lieu, de me retrouver seul avec lui.

Il faut que je guérisse, loin de ce palais qui m'a tant arraché, à l'écart de ceux qui ne m'ont jamais rien offert.








Et voilà, le chapitre était assez court parce qu'il sert de transition, mais à présent, laissez-moi vous prévenir, j'espère que les "Sohmé moments" vous intéressent parce que vous allez être servis !

Un petit voyage entre nos protagonistes, un changement d'environnement et de contexte, des révélations, des conversations et de l'amour, voilà ce qui vous attend pour la suite haha

enfin, I think 🤷🏽

Les prochains chapitres (surtout à partir du 20) seront beaucoup plus longs, je vous préviens à l'avance, mais j'ai adoré les écrire et j'espère qu'ils vous plairont tout autant,

à la semaine prohaine,

Maly !! 😽

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