16
𝓐imé
❦
Je suis le premier à m'avancer au centre de l'arène. Quand les grilles se lèvent, les cris de la foule redoublent d'intensité. Je n'ai aucune envie d'être ici, projeté au milieu d'une zone de combat, condamné à me battre à mort contre l'homme de ma vie.
Il faut croire que je n'ai plus le choix, maintenant qu'une armature entrave mes cuisses, qu'un casque recouvre mon crâne et qu'un bouclier me broie l'avant-bras. La poussière se lève sous chacun de mes pas et même si je balaie l'air de coups d'épée nonchalants, histoire d'échauffer mon poignet tendu, je n'ai aucune intention de me surmener. Je ne compte pas lutter.
Je me fiche de ce que je représente. Je me fiche de savoir que je suis roi, que la foule qui m'entoure veuille me voir vaincre, veuille que j'incarne la figure puissante en laquelle ils vouent tous leurs espoirs.
Pourquoi je choisirais un royaume tout entier à Sohane ?
La foule se tait en un instant, et je comprends pourquoi quand je remarque que la grille en face de moi se lève à son tour. Ses mains sont libres, il n'a pas de bouclier et son épée est engainée dans sa ceinture. L'ombre d'une seconde, j'ai l'espoir qu'il compte ne pas y toucher. Que tout ceci ne soit qu'une mise en scène grossière et qu'il abandonne.
Mais il marche vers moi et ne s'arrête que quand il est assez prêt pour dégainer en s'assurant que sa lame soit en face de ma gorge. Il ressemble à tout ce dont j'ai toujours rêvé ; il ressemble à la mort. Il est l'incarnation de tout ce qui est défendu de désirer ; tout ce qu'on serait prêt à tuer pour avoir.
— Tu es toujours sûr de toi ? lancé-je en contrant son coup.
— Facilite-moi la tâche, Aimé.
Ses appuis valsent d'un pied à l'autre, lorsqu'il m'attaque par la gauche puis fait un tour sur lui-même pour en faire de même de l'autre côté. À chaque fois, je me contente de tendre mon épée, et d'encaisser le choc. Les dégâts qu'ils causent à mon arme sont dérisoires comparés à ceux que subit mon cœur. Il se fissure à chaque coup que Sohane me porte.
— Pour quoi faire ? Pour que tu prennes ma vie sans verser une larme ? Je refuse de croire que ça ne te toucherait pas.
— Crois ce que tu veux, crache-t-il en enfonçant son talon dans mon tibia.
Je m'écroule sur un genou, mais parviens quand même à me protéger de ses attaques. Avant que la pointe de sa lame ne puisse toucher mon front, je me baisse, profitant de l'élan qu'il prend pour me jeter sur son bassin. Un geignement étouffé s'échappe de ses lèvres lorsque je le plaque dos contre sol. Il grimace de douleur, cherchant à reprendre son souffle pendant que je me relève l'instant suivant. Je ne voulais pas lui faire de mal ; je veux juste retarder l'inéluctable, comprendre comment on en est arrivé là, essayer de le raisonner avant qu'il ne soit trop tard. J'ai dit que je ne lutterais pas, mais c'est difficile de rester impassible quand la personne que j'aime pointe une épée sous ma gorge et tente de l'enfoncer. Bien plus difficile encore de devoir accepter que toutes les craintes que j'ai nourries jusqu'ici sont vraies.
Qu'ai-je manqué, lors de nos derniers échanges, pour ne pas avoir compris qu'il ne lui reste plus l'ombre d'une affection à mon égard ? Qu'il veut me voir mort.
Sohane... Mon Sohane, le Sohane que j'ai appris à connaître dans l'enceinte d'un palais qui le méprisait et dont j'ai fini par tomber amoureux malgré moi... Il me veut mort.
— Donc, tu comptes te battre, tout compte fait ? conclut-il à voix basse, un rictus mauvais collé aux lèvres.
Il a l'air blessé.
Je le connais par cœur, je sais qu'il mord l'intérieur de ses joues et qu'il ferme ses paupières pour retenir ses larmes. Qu'il froisse le sable sous ses paumes, étendu au sol, parce qu'il a mal.
Mais pourquoi, alors qu'il veut ma mort ?
Je masse mes tempes de ma main libre, perdu dans mes pensées, quand il se relève et se jette sur moi avec toute la haine qu'il est capable d'éprouver. Cette fois, j'ai trop mal au cœur pour riposter. J'ai lâché mon épée, et même si je parais son coup, il me toucherait. Alors je le regarde serrer les dents, empoigner le manche de son arme à deux mains et la faire balayer l'air dans ma direction.
Je porte deux doigts à ma joue, juste en-dessous de la cicatrice qui pourfende mon œil, à présent marquée d'une nouvelle plaie toute fraîche, infligée par Sohane. Un liquide chaud longe ma peau et s'échoue à la naissance de mes clavicules, sauf que je ne sais pas s'il s'agit du sang ou de mes larmes.
— Qu'est-ce que tu fais ? lance Sohane, les lèvres tremblantes.
Il n'a pas été jusqu'au bout. Il aurait pu me trancher la gorge, il n'a fait qu'effleurer ma joue.
— Défends-toi, me supplie-t-il, les larmes au bord des yeux.
Je secoue la tête, agenouillé devant lui. La foule hurle, une clameur sauvage. Certains scandent mon nom, suppliant que je m'empare de mon épée, enfoncée dans le sable, tandis que d'autres se sont tournés en faveur de Sohane, réclamant qu'il me donne la mort.
Il baisse la tête, incapable de supporter l'acuité de mon regard. Ses doigts se resserrent autour de son arme et commencent à frémir lorsque je murmure son prénom.
Je ne comprends rien.
Il souhaite ma mort, et quand je lui donne l'occasion de me la donner, il se dérobe.
— Je ne peux pas te tuer, susurre-t-il.
J'aimerais pouvoir le regarder, mais ses cheveux recouvrent la moitié de son visage et il ramasse mon épée pour me la remettre entre les mains. Son geste révolte les spectateurs, qui se dressent sur leurs pieds et vocifèrent comme des animaux sauvages.
— Qu'est-ce que...
— Tu me fais confiance ? ajoute-t-il un peu plus bas.
— Les yeux fermés.
Il hoche la tête, toujours incapable de croiser mon regard. Sa main apparaît sous mon nez et je la saisis pour qu'il m'aide à me redresser.
— Alors, bats-toi.
Je prends une longue inspiration qui m'insuffle le courage d'envoyer ma lame vers son buste. J'aurais perdu du temps à lui quémander des explications si je ne lui faisais pas confiance. Je lui aurais demandé le sens de tout cela, mais il pare mon coup avec un faible sourire aux lèvres, et mon cœur s'emballe.
— Attends, ne t'arrête pas, souffle-t-il en me passant derrière pour agripper mes cheveux d'une main.
— Pourquoi ?
Il me jette au sol et enjambe mon corps, son arme tendue au-dessus de ma pomme d'Adam, lorsque je saisis sa mâchoire et le projette à mes côtés sans difficulté.
— Ils doivent croire qu'on se déteste, il ne faut pas qu'ils comprennent qu'on échange.
— On ne se déteste plus ? rétorqué-je.
— Je n'ai pas dit ça, assène-t-il, la mâchoire serrée, tandis que je lui arrache son épée des mains, quitte à m'ouvrir la paume.
Il lâche prise, seulement pour appuyer sur le manche jusqu'à ce que la lame glisse entre mes doigts et cisaille ma peau.
La tournure que prend cet évènement me déboussole, mais ne me déplait pas. Connaissant Sohane, il a une idée derrière la tête, une de celles dont je ne pourrais même pas me douter s'il m'en exposait les bases. Je ne sais plus ce qu'il espère tirer de notre affront, ce qu'il veut, ce qu'il attend de moi. Je ne crois pas l'avoir su un jour... mais tout ce à quoi je me raccroche : ce sont les tremblements qui gênent ses mains à chaque fois qu'il s'apprête à s'en servir contre moi. Je ne suis plus sûr qu'il veuille me faire du mal, mais au risque que mes espoirs ne soient que des illusions, j'évite de rendre ma satisfaction apparente.
— On est écoutés au palais, confesse-t-il, en permanence, tu ne t'en es pas rendu compte ? Il y a toujours des hommes qui nous suivent. Toujours, même quand on croit être seul.
Quoi ?
Ça n'a aucun sens, pourquoi serions-nous épiés au palais ? Si c'est le cas, depuis combien de temps ? Depuis combien de temps y a-t-il des inconnus qui ont accès à des fragments de chacune de mes conversations ? Et pourquoi ? Qu'ai-je à leur apporter ?
— Tu seras mort d'ici quelques secondes si tu crois que c'est le moment pour remettre ta vie en question.
Je saisis le poing qu'il envoie en direction de ma mâchoire et lui tords le poignet, avant d'enfoncer mon genou au creux du sien.
— Explique-toi.
— Ça importe peu, tout ce qu'il faut que tu retiennes, c'est qu'ils ne doivent rien savoir de ce qu'on se dit.
Il n'a pas besoin de le préciser.
Je n'ai jamais envisagé de partager avec quiconque ce qui se passe entre Sohane et moi. Il est mon jardin secret ; j'ai toujours aimé que personne d'autre ne puisse percer le mystère de nos échanges.
Enfin, il a tort, tout ce que je dois retenir, c'est qu'il n'a jamais eu l'intention de me tuer et qu'en plus de ça, il se confie à moi. Je n'arrive plus à effacer le sourire qui creuse mes joues, c'est plus fort que moi.
Il se dégage de mon emprise au moment où je m'apprête à le plaquer au sol, et profite de l'occasion pour asséner un coup de talon à ma cuisse. Un gémissement de douleur m'échappe lorsque son pied touche une zone particulièrement sensible, et je serre les dents pour étouffer la douleur.
— Qu'est-ce qu'ils ne doivent pas savoir ?
— La raison pour laquelle on doit se rendre à Vylnes.
Mon cœur manque un battement.
— Quoi ? Pourquoi devrait-on aller à Vylnes ?
Vylnes ? A-t-il perdu l'esprit ?
Pour rien au monde je ne mettrais un pied de mon plein gré sur ces terres, elles m'ont pris Sohane pendant deux ans de ma vie et j'ai cru ne jamais m'en relever.
— Premièrement, parce que si on ressort de cette arène tous les deux, on signe notre arrêt de mort.
J'analyse ses paroles, luttant pour ne pas gémir lorsqu'il se retourne sous mon corps et écrase son coude entre mes omoplates.
— Si on se désigne pour aller à Vylnes tous les deux, avancé-je, on leur offre le trône, Sohane, c'est insensé, même venant de toi.
Il soupire, les yeux clos, comme si je manquais de réflexion et que ça lui coûtait de m'apporter des explications.
— Non, si nous nous rendons à Vylnes, nous ne ferons qu'alimenter leur espoir de prendre le trône. Mais ils ne l'obtiendront pas, car nous ne mourrons pas là-bas. En revanche, ils ne prépareront aucune offensive contre nous, ils penseront que votre voyage scellera notre sort.
Je sais que Rufus a déjà ourdi des complots pour la mort de Sohane par le passé. Sohane pense-t-il qu'il en est de même cette fois-ci ? Ai-je une place dans ses plans ? Ou... espère-t-il que je l'accompagne dans sa fuite pour qu'on puisse encore être ensemble ? Je devrais chercher à comprendre les rouages de son stratagème, mais je ne fais que prier pour qu'il me prenne à ses côtés, car, tout comme pour moi, chaque jour sans lui n'est qu'un pas de plus vers ma fin.
— Tu veux fuir avec moi ?
Il porte ses doigts à son front, désespéré.
— Je n'ai nullement l'intention de t'accompagner dans une quête de plaisir, Aimé. J'ai besoin de ta présence pour un dessein plus important.
— Alors, pourquoi allons-nous à Vylnes ?
L'espace d'une brève seconde, il cesse toute offensive. La dernière fois qu'il a fait preuve d'une telle faiblesse, au point de baisser la tête et d'adoucir sa voix, il m'annonçait que j'étais non seulement Vylnesien, mais aussi fils d'une princesse. J'ai peur de ce qu'il refuse de m'avouer. Il cherche ses mots, et pour quelqu'un comme Sohane, pour qui plus le sujet est délicat, plus la communication est rude, ça n'augure rien de bon. Il me fuit du regard et confesse d'une voix faible :
— Il te reste un frère.
Comment...
Il me reste un frère ? Ça signifie quoi, au juste ? J'ai un frère dont je n'ai jamais entendu parler ?
Ces derniers temps, j'ai l'impression que mon corps me lâche. Il n'est plus apte à encaisser le moindre coup, sans parler des affronts moraux... Sohane me fait mal, mais ce n'est rien à côté de tout ce que j'ai découvert en l'espace de quelques jours. La moindre information futile qui s'ajoute à celles que j'ai dû encaisser me donne la nausée. Je n'en dors plus la nuit, j'ai l'impression d'avoir été scellé toute ma vie dans une bulle gorgée de mensonges et que dès qu'on vient la percer, une vérité m'éclate au visage. N'y a-t-il jamais rien eu de sincère ?
Mon corps se paralyse et il en profite pour saisir le bouclier que j'ai abandonné au sol et l'écraser contre mon épaule. Je lui arrache des mains, le cœur dans la gorge, serrant les dents à n'en plus finir, avant d'enfoncer la rainure au-dessus de la sienne. Étalé sur la poussière, il contre la force que j'exerce au-dessus de son cou, me dévisageant avec hargne.
— Ne me dis pas qu'il s'agit de l'abruti avec qui tu as partagé ta cellule, soufflé-je, la poitrine comprimée.
— Je te dis... crache-t-il avec difficulté, qu'un de tes frères est encore en vie, et c'est ce qui t'alerte le plus ?
Le voir souffrir me torture l'estomac. Je soulage la pression exercée sur sa gorge, assez pour qu'il puisse reprendre son souffle et envoyer ses pieds au niveau de mon sternum. Ma respiration se coupe net et je vacille en arrière, dressant tout juste le bouclier au-dessus de ma tête, avant qu'il n'écrase son arme sur moi.
— Non, il n'a rien à voir là-dedans, scande-t-il à bout de souffle. Je te parle d'un frère que tu as connu, un frère qui se fait passer pour mort depuis des années. Celui que je pensais avoir vu périr sous mes yeux, jusqu'à ce que je comprenne que la seule raison pour laquelle on a été pris en embuscade, pour laquelle j'ai perdu tous mes camarades, c'est parce qu'il nous a trahi.
Je secoue la tête, refusant d'accepter ce qu'il tente de m'expliquer. Il est hors de question que mon existence soit encore bouleversée pour un mensonge aussi vaste qu'un royaume.
La bataille de Delyrne...
— Iáson est en vie, Aimé, et il n'a jamais été de notre côté.
Qu'il m'achève sur place.
Je n'en peux plus... Je ne supporte plus ces mensonges, ces secrets infâmes. Ma tête me fait souffrir, je ne désire que dormir, disparaître loin d'ici, loin de tout. Une douleur lancinante naît dans mes poumons et je m'écroule sur un genou, incapable de soutenir mon propre poids.
Des souvenirs déferlent sous mes paupières quand je les ferme. Des parcelles de terre fleuries, des sourires perdus à l'horizon, des échos lointains d'une époque révolue. Ma mère remplit un récipient d'eau à la rivière, d'une douceur que je n'ai jamais su apprécier à sa juste valeur, et mes frères plongent dedans, criant mon nom pour que je les rejoigne. Mais je n'y arrive pas, j'ai trop peur. Mon corps est cloué sur place, paralysé, comme toujours. L'eau me paraît si profonde... j'ai l'impression que si j'y mets un pied, je ne remonterai jamais à la surface. Pourtant, alors que je suis sur le point de pleurer, mes tremblements diminuent et mon pouls s'apaise. Je respire à nouveau, finissant par laisser l'eau recouvrir mes chevilles, parce que mon grand frère en est sorti pour me tenir la main. Iáson s'accroupit à mes côtés. Il m'adresse un large sourire, glissant sa main tiède dans mes cheveux. Il fait preuve de patience et m'accompagne jusqu'à ce que la rivière engloutisse mes épaules, ne lâchant mon corps que quand je l'y autorise.
Ma volonté se désagrège. La douleur dans ma poitrine se fait plus vive, elle se propage jusqu'au creux de mon ventre. Je ne veux plus être ici, je ne veux plus penser, je ne veux plus ressentir.
Tout ce que je veux, c'est qu'il en finisse, qu'il me laisse partir.
Mais il n'y a nulle part où aller. Aucune échappatoire. Il n'y a que cette vérité qui s'impose, brutale et inéluctable, me laissant brisé et sans force, à genoux devant l'insoutenable.
Sohane se déplace autour de mon corps. Il marche dans mon dos et l'espace d'une courte seconde, ses doigts effleurent ma nuque, caressant les ondulations imprégnées de sueur qui se perdent au-dessus de mon col. Ce simple geste m'arrache le cœur.
Cherche-t-il à me réconforter ?
Mes sourcils vacillent et je couvre ma bouche d'une main pour retenir le sanglot qui menace de m'échapper. Sohane me laisse le temps de retrouver mes esprits, il ne m'attaque pas tant que je n'émets pas un mot.
— Tu n'as pas survécu par hasard, susurré-je.
— Il m'a épargné, pour une raison qui m'échappe. Ce jour-là, il est parti avec les troupes Vylnesiennes, après leur avoir fourni toutes les informations dont ils avaient besoin pour piéger l'une des meilleures divisions de l'armée Mahr.
— Non, c'est impossible. Iáson était meilleur que moi. Il était plus intelligent, plus fort, il avait le cœur le plus pur. Il était tout ce que mon père voulait que je sois, il n'aurait jamais fait ça !
— N'oublie pas les origines de ta mère. Peut-être que toi tu ne sais pas où te situer entre les deux pays, mais lui, il avait dû faire son choix.
Sohane jette un coup d'œil inquiet en direction de la foule. J'ai l'air d'être blessé. On pourrait croire qu'il m'a porté un coup assez puissant pour que je reste cloîtré dans la même position, mais ça ne suffira plus d'ici quelques secondes. La foule retient son souffle et reste muette en l'attente d'une conclusion digne de ce nom. Ils veulent du spectacle et nous leur en donnons depuis un quart d'heure, mais je crois que cette démonstration s'arrête ici pour moi. Je ne feins plus, j'ai besoin de mettre mes idées au clair et je n'y parviendrai jamais si Sohane continue de me tourner autour, ou si les spectateurs n'arrêtent pas de souhaiter la mort de l'un d'entre nous.
C'est absurde.
C'est absurde.
C'est absurde.
C'est absurde.
— C'est absurde.
— Non, ce qui est absurde, marmonne-t-il, ce que je ne comprends toujours pas, c'est qu'il ait pu transmettre de telles informations d'un pays à l'autre sans jamais être soupçonné. Il recevait l'aide de quelqu'un, ajoute-t-il un peu plus bas.
Je prends sur moi pour me redresser.
— Quand est-ce que tu as pris conscience de tout ça ?
— Je me suis toujours demandé comment j'avais pu perdre connaissance et ne pas mourir ce jour-là, j'avais cru en un coup de chance, ou une condamnation du destin. Mais pendant que j'étais prisonnier, et que je recevais les échos de ce qui se disait à propos du couronnement du nouveau roi... comme quoi il s'agissait d'un descendant de la princesse Aliénor, et qu'il était réapparu de nulle part, j'ai fini par comprendre.
— Donc, ce n'est qu'une supposition, murmuré-je.
Il secoue la tête.
— J'en suis sûr Aimé, ton frère est sur le trône de Vylnes.
Nos regards s'arriment assez longtemps pour que ma respiration s'accélère.
— Il faut qu'on y aille, dans ce cas.
Il acquiesce, haletant, au moins autant que moi.
Ma peau se recouvre d'une couche de frissons qui me fait trembler de froid.
Sous les réclamations de la foule, Sohane saisit le bouclier échoué sur le sable. J'attends de comprendre ce qu'il veut en faire et lorsqu'il lève un sourcil dans ma direction, je comprends qu'il attend que je le prenne. Une épée repose au creux de sa paume, un bouclier au creux de la mienne, mais aucun d'entre nous ne compte en faire usage.
Face à Sohane Kihara, au centre de cette arène où il s'est déjà tenu il y a des années, là où j'aurais dû espérer sa mort, j'ai au contraire supplié qu'il survive. Maintenant, alors que je reprends mon souffle, je sais que tant qu'il est là, je ne suis pas seul. Peu importe ce qu'il prétend, il veille sur moi, j'en suis convaincu.
Côte à côte, alors qu'on remonte l'arène jusqu'à la grille par laquelle Sohane a fait son entrée, criblés par la haine et l'incompréhension du peuple, un sentiment fait son entrée sous ma cage thoracique. Un sentiment dont j'avais oublié l'existence. Je ne savais même plus qu'il pouvait être aussi agréable, aussi apaisant.
Ça peut paraître étrange, en vue des circonstances. Je viens d'apprendre que mon aîné est potentiellement toujours vivant et qu'il consacre son existence à gouverner de façon tyrannique un pays avec lequel je suis en guerre. Je viens d'être trahi par un être que j'ai chéri, une fois de plus, mais je crois que je suis heureux.
Si je pouvais juste... si je pouvais prendre ses doigts entre les miens, j'en serais sûr. Mais ce n'est pas parce qu'il m'inclut dans ses plans qu'il a encore des sentiments pour moi.
— Pourquoi as-tu accepté ce combat ? l'interrogé-je, avant de passer les grilles.
— Ils devaient croire que j'étais en danger de mort, tant que je ne pouvais pas te parler en toute sécurité, sans craindre d'être écouté.
— Pourquoi ?
Il incline sa tête dans ma direction, les yeux bas.
— Aimé, ce pays me veut mort. Si je n'ai pas de pouvoir, je suis en constant danger...
Il laisse sa phrase en suspens, et je redoute qu'il ne se retienne de la terminer, qu'il n'ose pas révéler le fond de sa pensée. Comme l'idée que, même s'il détenait le pouvoir, il serait toujours en péril.
Car tel est le sort auquel il est condamné, pour n'être pas né le premier, pour être venu au monde contre la volonté de son propre père.
⍦
Arsën se tient la tête, adossé contre le mur de la salle de réception où certains hauts-gradés du conseil attendent de me recevoir. Le duel s'est achevé il y a une heure et depuis, je ne comprends rien de ce qui se passe. Des individus dont je ne reconnais même pas les visages accourent d'un couloir à l'autre. Ils sont tous agités et je le serais aussi, si Arsën n'était pas avec moi.
Ils ont emmené Sohane je ne sais où pour s'entretenir avec lui et ils me réservent le même sort, mais je crois que c'est une tâche plus complexe pour mon cas. Ils ne peuvent pas simplement m'assiéger de questions, ils doivent sélectionner les plus pertinentes, avant que je ne décide de mettre un terme à l'interrogatoire et de rejoindre ma chambre. Je suis toujours roi, ils ne peuvent pas me retenir contre mon gré dans une pièce et espérer me soutirer des informations.
— Un jour, tu me tueras, se lamente Arsën.
— Ça suffit, cesse de pleurer. Tu savais que cela devait finir ainsi.
Un long soupir se brise sur le sol, après qu'il ait frappé l'arrière de son crâne contre le mur.
— Non, je pensais que tu périrais par sa main, incapable de blesser ton petit protégé. Que je pleurerais ton départ quelques jours, que Sohane prendrait le trône, et que je me retrouverais à devoir gérer une seconde tête brûlée quelques années avant de prendre ma retraite. Pas que vous sortiez de l'arène, main dans la main, s'exclame-t-il.
— Déjà, nous ne nous tenions pas la main.
— Merci de me le rappeler, Aimé. C'était en effet l'élément le plus pertinent sur lequel tu devais te concentrer dans tout ce que je viens de dire.
— Tu as raison, cela n'a pas d'importance. Par contre, comment ça tu penses pouvoir te remettre de ma mort en quelques jours ?
Sa tête s'effondre contre sa paume. Il n'ose rien ajouter, accablé.
— Bon, qu'avez-vous prévu de faire ?
— Je ne te dirai rien.
Arsën me lance une œillade lassée. Si je n'étais pas déjà condamné par le conseil, je suis sûr qu'il m'étranglerait ici-même.
— Je n'ai pas passé deux ans à t'écouter te plaindre de ta vie misérable pour que tu commences à me cacher des choses.
Je vide mes poumons de l'oxygène qui les encombre.
— Sohane veut que je l'accompagne à Vylnès.
— Ce n'est pas plutôt toi qui l'as supplié de te prendre avec lui ?
Il appuie son coude sur son genou replié et joue avec la poussière qui danse devant ses yeux, avant d'écarquiller les paupières de toutes ses forces et de s'étouffer avec sa salive.
— Tu as dit Vylnès ?
— Oui, Vylnès, comme le pays. Nous devons nous y rendre.
Ses sourcils se froncent, et ses paumes se tournent vers le plafond. Il feint de verser des larmes, bien qu'il ne ressemble en rien à un homme abattu. Il se contente de garder le silence, levant la main lorsque j'essaie de lui donner une justification.
— C'est ça ton problème, Aimé. Et après, tu t'étonnes que j'aie des soucis cardiaques.
— Je n'y suis pour rien, c'est l'idée de Sohane.
— Déjà que tu étais ingérable, si vous formez un duo infernal, je ne veux plus de cette responsabilité. Trouve-moi un remplaçant.
Je finis par rire, malgré tout ce qui vient de se produire et ce qui m'attend encore. Lorsque les portes s'ouvrent et qu'un homme prononce mon prénom, je remercie en silence Arsën de m'avoir tenu compagnie et d'avoir distrait mon esprit. Aujourd'hui, comme chaque jour depuis deux ans.
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Ok guys, let's make our entrance into the next arc 🤗
Insta: (@__malyana)
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