14

𝓐imé





Il ne veut pas de moi et m'évite depuis deux semaines, mais au moins, il est parti avec ma chemise.

Je me rassure comme je peux.

Depuis le dîner, Sohane n'a pas mis un pied en dehors de sa chambre. En fait, peut-être qu'il le fait, mais seulement quand je ne suis plus dans les parages. Ce n'est pas faute d'avoir essayé de lui parler à travers sa porte, ou de l'avoir attendu jusqu'à pas d'heure à table. Je rends visite à la tombe de sa mère et prends mon temps à choisir mon arme en salle d'entraînement pour me vider la tête. Enfin, pour voir la sienne, surtout.

En vain.

Il est introuvable. Je vois plus son ancien compagnon de cellule que lui. J'ai l'impression de courir derrière un fantôme et ça me rend fou, surtout que je n'ai aucune idée de l'endroit où il dort. Je crois bien que je pourrais vomir sur place si j'apprenais qu'ils dorment ensemble, dans la chambre de Sohane.

A-t-il l'intention de me fuir jusqu'au combat de demain, me planter son épée en pleine poitrine et obtenir le trône sans l'ombre d'un regret ? Sans vouloir parler avec moi ?

— Arrête de te triturer l'esprit, gronde Arsën pour la troisième fois de la soirée. Même pas la moitié de tout ce que tu imagines s'est vraiment produit.

— Oh, si ce n'est que la moitié... Autant me jeter par la fenêtre maintenant, marmonné-je.

Il laisse échapper un soupir en épluchant une tomate dans l'arrière-cuisine, tandis que je l'observe, allongé sur le comptoir en pierre. Nous aidons Tara, qui tente de se rendre utile en s'affairant près du feu. Elle se sent impuissante à l'infirmerie, alors elle se rabat sur la cuisine. Enfin, Arsën et Raven contribuent, moi, je lutte pour ne pas laisser mon cœur brisé me pousser à faire quelque chose d'insensé.

— Quel enfant, ricane Raven. Laisse-lui du temps. Toi, tu as eu deux ans pour regretter et comprendre ce que tu veux. Lui, il a passé ces deux années enfermé. Ça lui a laissé tout le temps de t'en vouloir.

— C'est ce que je m'efforce de lui répéter, se lamente Arsën.

La porte de l'arrière cuisine s'ouvre, et une intendante infiltre sa tête dans l'embrasure, avant de s'emparer d'un morceau de tissu. Ses yeux se perdent à mon niveau quelques secondes, et sans hésiter, elle se précipite sur ses genoux, la tête basse.

— Votre majesté, me salue-t-elle, avant de quitter la pièce.

Je n'ai même pas le temps de me relever, ou de lui dire que ce n'est pas nécessaire. Elle a déjà disparu. En deux ans, je ne me suis jamais habitué au respect que l'on me porte. Je n'aime pas ça, qu'on garde ses distances avec moi et qu'on me fuie comme si je pouvais leur arracher leur famille et les faire prisonnier en un claquement de doigts pour le moindre saut d'humeur.

— Tu n'as jamais eu autant de charisme, se moque Tara, jaugeant mon corps affalé sur le comptoir, une tomate dans chaque main.

— J'ai surtout le cœur en miettes, laisse-moi faire mon deuil en paix.

Elle me sourit et me tend un couteau :

— Tiens, aide Arsën à couper les légumes, ça te fera penser à autre chose.

À bout de force, je me redresse et saisis le couteau avant de m'atteler à la tâche. Arsën, Raven, et Tara échangent des regards inquiets par-dessus mes épaules, pensant que je ne les vois pas. J'ai déjà du mal à rester positif, alors s'ils affichent des têtes d'enterrement autour de moi, je ne m'en sortirai jamais. J'insère une lamelle de tomate entre mes lèvres, tentant de vider mon esprit, lorsque Raven demande :

— Tu sais s'il se passe quelque chose entre eux ? Sohane et Casey, je veux dire.

Le morceau de légume me reste en travers de la gorge, et je manque de m'étouffer. Un poing sur la bouche, je tousse sans m'arrêter.

— Tu veux le tuer ? l'interroge Arsën, tapotant mon dos.

— Je demande juste, se justifie-t-elle. Ils sont toujours ensemble.

Formidable.

J'ai envie de disparaître, mais on ne m'accorde pas même une minute de répit avant que la porte de l'arrière-cuisine ne s'ouvre à nouveau. Cette fois-ci, ce n'est pas un intendant, mais bien Sohane et Casey, tous deux surpris de nous trouver ici. J'ai un pincement au cœur de les voir ensemble, après avoir passé deux semaines à courir derrière Sohane dans les couloirs du palais sans même apercevoir son ombre. Leurs visages se figent, tout comme le mien, surtout lorsque Casey pose une main sur l'épaule de Sohane et déclare :

— Réunion de famille ?

Personne ne lui répond. J'avoue ressentir une certaine satisfaction en voyant que Raven, Tara, et Arsën ne semblent pas l'apprécier plus que moi.

— Vous avez besoin de quelque chose ? suppose Tara.

— En général, on vient manger ici quand le service est terminé. Vous allez nous tenir compagnie, répond-il.

En général ?

Il croit que parce que Sohane cherche la solitude depuis quelques jours, il peut prétendre faire partie de son quotidien ? Qu'ils partagent de petites habitudes, juste parce qu'il tolère sa présence lors de ses repas du soir ?

Ah, rien à faire.

Je ne peux pas le supporter.

— C'est interdit d'entrer dans les pièces de service après la fin de la préparation des repas, informe Arsën.

— Vous y êtes, vous.

— En compagnie du roi, lui rappelle-t-il, ce n'est pas comme s'il allait nous châtier pour non-respect des règles. En revanche, je ne me souviens pas l'avoir entendu vous donner son accord.

Sohane sort de l'ombre de son camarade et avance vers moi. Il s'empare d'une tranche de tomate en me regardant droit dans les yeux, un sourcil arqué. Il me provoque. Il sait que je suis incapable de lui ordonner de sortir, que je suis incapable de lui refuser quoique ce soit, encore moins quand ça fait deux semaines que je ne l'ai pas eu aussi près de moi. Je ferme les yeux, humant son odeur corporelle comme si elle me regorgeait de force autant qu'elle m'en drainait.

— Alors ? murmure-t-il. Votre Majesté, suis-je désormais banni de ma propre cuisine ?

Un rictus mauvais apparait sur son visage. Un sourire froid, un sourire qui me glace le sang.

En l'absence de réaction, Sohane s'empare d'un légume et s'appuie contre le comptoir au fond de la pièce, attendant que Casey le rejoigne.

— C'était peut-être le moment de t'imposer, remarque Tara à voix basse.

— Si tu perds tes moyens à ce point dès qu'il s'approche, ne sois pas surpris qu'il en profite, lance Raven.

— Je crains qu'on ne parle dans le vide, conclut Arsën, désespéré.

Je n'écoute rien de ce qu'ils disent, trop absorbé par la scène où Sohane et Casey engagent une conversation, réduisant notre quatuor au silence.

Enfin, Casey élude un monologue à Sohane. Mais bon, ce n'est pas comme si Sohane n'y était pas réceptif. Peu importe qu'il lui réponde ou pas, du moment qu'il l'écoute comme s'il ne pouvait rien y avoir de plus intéressant à proximité.

C'est frustrant de ne rien savoir de la personne avec qui il converse. J'ai l'impression d'être un monstre, d'analyser la moindre de ses réactions pour tenter de deviner la nature de leur relation.

Est-il simplement son bras droit ?

Est-il aussi un ami ?

Ou peut-être plus... ?

Non.

S'il vous plaît.

Faites que non...

Je ne pourrais pas le supporter. Je serais incapable de faire preuve de maturité et de leur souhaiter le meilleur comme si cela ne m'affectait pas.

— Je comprends mieux, avoue Raven.

— Moi aussi, ajoute Tara.

Je ne sais pas à quoi elles font référence, mais elles hochent la tête comme si leur échange faisait sens. En tout cas, elles se comprennent et j'y parviendrais aussi, si je n'étais pas distrait par la discussion qui prend place dans mon dos.

— Aimé est patient, conclut la brune.

— Je dois admettre que je n'aurais pas eu la même diplomatie à sa place, rétorque mon bras-droit.

Je nage en plein cauchemar.

Je manque de me couper un doigt à chaque fois que je tranche une lamelle du légume sous ma paume, jusqu'à ce que les cheveux qui longent ma nuque se dressent au contact d'une présence que je ne peux supporter. Quelqu'un se tient dans mon dos et lâche tout ce que j'ai entre les mains. Casey se penche par-dessus mon épaule, cherchant un ustensile qu'il ne trouve qu'à proximité de ma main. Il saisit mon couteau et le secoue sous mon nez.

— Je t'emprunte ça, affirme-t-il.

Il se moque de moi ?

Il a déjà mon homme, ça ne lui suffit pas ?

Ma patience atteint ses limites. J'agrippe son poignet et l'écrase sur le comptoir jusqu'à ce qu'il lâche le couteau. Ses doigts pâlissent sous ma poigne et s'il n'y avait personne d'autre, j'aurais pris le couvert et l'aurais planté entre ses phalanges.

— Il y a un problème ? s'enquiert-il.

— Un léger, rétorqué-je en serrant la mâchoire. Ne prends pas ce qui m'appartient.

J'ai conscience d'avoir l'air immature ou puéril, mais ça n'a pas d'importance. Tout ce qui compte, c'est le sourire en coin qui apparaît sur les lèvres de Casey. Un sourire discret qui m'est adressé et que personne n'a le temps d'apercevoir avant qu'il ne s'empare d'un couteau laissé à l'abandon, au milieu du comptoir. Un sourire qui me confirme qu'il n'est ni crédule, ni niais.

Il sait ce qu'il fait et ce qu'il veut.

Sohane ne le voit-il pas ? Ce n'est qu'un manipulateur.

— Émile, c'est ça ? Ou, non... élude-t-il en tapotant son menton, en fait, peu importe. Tu m'as l'air à cran, c'est le combat de demain qui te rend aussi nerveux ?

Il est trop proche de moi pour que je parvienne à garder mon calme. Je lui ai déjà déplacé le nez, il attend que j'en fasse de même avec sa nuque ? La mâchoire serrée, je fixe le vide, espérant qu'il se taise ou que quelqu'un intervienne. S'il ne la ferme pas, je vais commettre un meurtre.

Il appuie son bassin contre le comptoir et se penche sous mon nez pour attirer mon attention.

Je suis dépité.

Son air arrogant et ses sourires d'enfant innocent me rendent fou. J'essaie de calmer mon pouls, de ralentir ma respiration et de ne pas le regarder, au risque de lui enfoncer mes phalanges dans l'arcade. Mais tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, me met hors de moi. Je crois n'avoir jamais été autant poussé à bout.

— Tu le ressens comment, d'affronter Sohane ?

— Tu ne veux pas prendre sa place ? assené-je en plaquant mes paumes sur le comptoir. Histoire que j'aie une raison d'être bien violent.

Il sursaute, recule légèrement, puis revient à la charge avec encore plus de vigueur.

— Malheureusement, tu ne m'as volé ni mon titre, ni ma vie. Sohane est conciliant, je n'aurais pas attendu un combat à mort au milieu d'une arène pour te passer à tabac.

Cette fois, c'est moi qui lui offre un sourire amer, la tête penchée vers lui.

— Je t'en prie, déclaré-je en écartant les bras. Tu veux saisir ta chance ?

Le bout de mes doigts se frigorifie. Le vent qui frappe contre les vitres couvre le silence que je jette au cœur de la salle. Bien plus que le râle de nerfs bloqué dans ma trachée, ou la frénésie qui longe mes pommettes, à la recherche d'une issue de sortie.

Casey recule d'un pas, un peu moins confiant qu'il y a quelques secondes. Tant que Sohane le protège, il sait qu'il est intouchable. Ni les gardes, ni le peuple ne recevra l'ordre de le faire prisonnier tant qu'il a son aval. Mais quoique Sohane puisse en dire, si son protégé est incapable de me respecter, je ne le regarderai pas les bras ballants sans riposter.

Ses doigts se resserrent autour du couteau, jusqu'à ce que Raven le lui arrache des mains, avant qu'il ne puisse s'en servir contre moi.

— Je t'emprunte ça, crache-t-elle.

Déconcerté, Casey se tourne vers elle et lui demande :

— Tu penses que je suis assez stupide pour attaquer le roi ?

— Je pense que tu es stupide tout court, répond-elle.

— Parce que son titre a de la valeur, d'un coup ? renchérit Arsën.

Pris au piège entre nos corps, il lance un regard par-dessus mon épaule, à la recherche de Sohane. Il ne vaut pas la peine que je perde mon temps et mon énergie pour lui, mais qu'est-ce qu'il le mérite. Surtout que ce n'est pas l'envie qui me manque. La porte s'ouvre, et avant que Sohane ne puisse la passer, Casey l'interpelle :

— Sohane.

— Je ne suis pas ton tuteur, apprends à garder ta langue dans ta bouche, claque-t-il, quittant la pièce sans un regard.

Je ne réussis pas à contenir la satisfaction qui tiraille mes joues.

Il vient de me rappeler pourquoi je suis tombé amoureux de lui.

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