12
𝓐imé
❦
Tout va bien. Tout va pour le mieux, ce n'est pas comme si du jour au lendemain je devais me faire à l'idée que Sohane est en vie, qu'il me déteste encore plus qu'avant et que je ne suis plus le seul à avoir conscience qu'il est intéressant à en mourir. Ce n'est pas non plus comme s'il était en train de se changer dans la même pièce qu'un homme qui n'a jamais entendu parler de l'espace vital, et que moi, je n'ai pas le droit de rester.
Ce matin, Tara m'a raconté qu'elle a dû remettre en place le nez de Casey, elle a parlé d'une fracture nasale avec déplacement. J'ai souri.
Après l'avoir expulsé du conseil, un garde l'a accompagné jusqu'à l'infirmerie, où elle s'est occupée de lui, sans savoir que j'étais responsable de ce carnage. Selon elle, il est aussi insupportable qu'un enfant et ne cesse de parler. Sur ce point, je suis d'accord avec elle. En fait, s'il pouvait se taire pour de bon, je ne pourrais pas être plus reconnaissant.
Je sors de mon lit après avoir ruminé une bonne demi-heure, frottant mes cheveux jusqu'à ce que ces pensées intrusives se taisent. Le dîner est censé débuter dans vingt minutes et je ne sais même pas comment m'habiller, si tant est que je doive porter une tenue particulière. J'enfile une chemise blanche froissée, égarée sur mon bureau à côté d'une page arrachée sur laquelle Sohane a inscrit mon prénom des centaines de fois. Mon cœur se serre. Je glisse le morceau de papier dans la poche de ma chemise, juste au-dessus de mon cœur et avant que je n'aie le temps d'atteindre la poignée, la porte s'ouvre brusquement.
Ares pénètre dans la pièce, le souffle court et les yeux rouges.
— Tu l'as vu ? demandé-je, impassible.
Mon père reste silencieux, trop silencieux. Mâchoire contractée, il ferme les yeux autant que possible, jusqu'à ce qu'une larme longe sa joue et s'échoue au sol.
— Je l'ai vu.
— Ravale tes larmes, Gahéris. Je sais ce que ça fait de l'avoir en face de soi, de réaliser que deux années se sont écoulées, et que rien de ce qu'il dit ne correspond aux souvenirs auxquels on s'est accroché tout ce temps.
Il s'effondre sur ses genoux et vide son corps de toutes les larmes dont il est constitué. Ses sanglots sont hachés par des inspirations vaines. Il s'étouffe au milieu de sa tristesse et je ne peux m'empêcher de penser qu'il me reflète, agenouillé face à moi, le corps meurtri par le retour d'un être qu'on a aimé plus que nous-même.
— Il me déteste.
— Eh bien, au moins on est deux.
— Je sais que j'ai tout fait de travers... j'ai toujours voulu vous protéger et j'ai fini par tous vous perdre.
J'ai eu ce moment de faiblesse.
Ce moment où quoiqu'on dise, quoiqu'on fasse, les larmes ne pouvaient s'arrêter de couler parce que la douleur était trop grande. Elle semblait insurmontable.
Et je suis resté là, à l'endroit exact où se tient Ares, à pleurer, dans la même position que lui, juste après avoir claqué la porte de ma chambre en sortant de l'infirmerie il y a deux ans. Parce que j'avais perdu Sohane.
— J'ai tout perdu. D'abord, Adonis, puis Adam, puis Iáson, puis Sohane et puis...
— Le compte est bon, le coupé-je. Ne m'ajoute pas à la liste, tu ne peux pas perdre quelque chose que tu n'as jamais eu.
— Quoique tu en dises, je t'ai perdu aussi Aimé, à cause de mes actions.
— Eh bien, il faut croire que ton deuil a été plus facile à faire pour moi que pour les autres, je ne me rappelle pas t'avoir retrouvé dans un tel état.
— C'est parce que tu es en face de moi, je sais vivre avec l'idée qu'on me déteste, mais savoir que je ne pourrai plus jamais parler à quelqu'un que j'aime c'est différent. Je me dis que, peut-être un jour, dans quelques années, tu m'adresseras la parole, tu me raconteras tes journées au palais, je pourrai veiller sur tes enfants. C'est tout ce que je veux, avoir l'impression de t'être utile, faire partie de ta vie, mon grand.
Je retiens mes larmes du mieux que je peux, mais c'est si dur de ne pas faiblir.
— N'y compte pas, ça n'arrivera jamais. Si t'as besoin de tenir une discussion à sens unique, les tombes d'Adam et d'Iáson seront encore plus efficaces que moi.
— Aimé, ce n'est pas parce que je souffre de la mort de mes enfants que j'oublie qu'il m'en reste un.
— Tu peux, pourtant. Ah, pardon, j'oubliais, peut-être que tu parlais de Sohane, pas de moi.
— Ce n'est pas non plus parce que j'ai été le père qu'il manquait à Sohane, que je n'ai jamais regretté de ne pas avoir pu l'être pour toi.
— Vraiment ? T'avais juste à me le dire quand j'ai été balancé ici y'a deux ans, ah mais non, tu ne pouvais pas. T'étais trop occupé à prendre soin de Sohane et à être au petit soin de son géniteur.
Sa tête bascule vers l'avant et un long soupir s'échappe de ses lèvres tremblantes.
— Tu ne peux pas comprendre.
— Alors explique-moi ! Arrête de faire celui qui a été condamné et qui n'a jamais eu le choix, Arès. Tu n'es pas un pauvre petit soldat incompris et misérable. Tu n'es pas une victime, tu as choisi cette vie !
— C'est faux, je n'ai jamais voulu de cette vie, murmure-t-il.
Je ne sais plus quoi penser. Je ne sais plus si je dois lui pardonner de m'avoir négligé, s'il n'a que ce qu'il mérite où s'il regorge encore de secrets dont il ne m'a jamais fait part. Je ne sais plus si je deviens peu à peu comme lui, froid et indifférent, ou si j'apprends juste à me respecter assez pour ne garder dans ma vie que les personnes qui me méritent.
— Je l'ai subie, parce que je n'ai fait qu'accumuler les mauvaises décisions.
Sa bouche ne se ferme pas, il n'a pas fini de parler, et je n'ai pas la force de l'empêcher de se confier, lui qui garde tout pour lui depuis tant d'années.
— J'ai grandi dans la rue, Aimé, j'étais orphelin, je n'ai jamais su ce que c'était d'être un père, parce que je n'en ai jamais eu un. J'ai appris à me défendre comme une bête sauvage, sans foi ni loi, et ça m'a mené au palais aux côtés de Rufus alors qu'il n'avait que sept ans. C'est parce que j'ai décidé d'apprendre à me défendre pour survivre que j'ai été envoyé au palais pour servir, que j'ai dû entraîner le futur roi, que je lui ai prêté allégeance jusqu'à ma mort, que j'ai condamné le reste de ma vie alors que je n'avais que dix ans.
— Je ne veux rien savoir de tout ça, sifflé-je en couvrant mes oreilles.
Je n'ai pas envie de découvrir le passé de mon père au moment où je suis le plus susceptible de l'utiliser pour lui pardonner. Mon cœur est plus pur que mon âme.
— Tu as raison, tu n'as pas besoin d'en savoir plus sur moi, déclare-t-il, la voix brisée. C'est juste moi, il n'y a que moi qui ai désespérément besoin de te connaître mieux.
Je lui tourne le dos pour qu'il ne voie pas que je ravale mes larmes.
— Tout ce que je sais de toi, c'est que tu adores chanter et lire auprès de la fontaine. Tu aimes regarder tes frères s'entraîner et tu rêves d'un jour être aussi fort qu'eux. Tu es plutôt timide et tu n'as jamais eu plus d'un ami. Tu es amoureux de l'amour, mais tu ne l'as jamais connu et quand je reviens, tu es le seul qui prend la peine de me raconter ce que j'ai raté, tu es le seul qui m'appelle encore papa.
Mon cœur tombe à mes pieds. Son esprit est-il bloqué à une période qui n'existe plus, une période où il était heureux ? A-t-il seulement conscience que tout ceci n'est plus qu'illusion ? Que son âme essaie de trouver refuge auprès d'un mirage ?
— Ares, c'est insensé... Tu es au courant que tout ceci n'existe plus depuis une décennie ? Tu es au courant que j'ai arrêté de chanter ou de lire auprès de la fontaine le jour où le cadavre d'Adonis y a été retrouvé noyé ? Que j'ai arrêté de regarder mes frères s'entraîner puisqu'ils sont tous morts, et qu'il y a bien longtemps que je les ai dépassés ? Ares, j'ai survécu à la guerre, eux non. Ça fait une éternité que j'ai battu ma foutue timidité pour me faire une place au sein d'un palais qui ne savait rien de moi et... par pitié, n'évoque plus jamais ma vie amoureuse parce que même si elle est encore plus déplorable que la tienne, au moins le seul homme dont je suis tombé amoureux est encore en vie. Ah, et puis je ne me rappelle plus du jour où j'ai arrêté de te considérer comme mon père, mais tu as bien dû remarquer qu'à mes yeux, tu n'es qu'Ares.
Il cille lorsque je mentionne une relation amoureuse dont il ne sait rien. Sait-il seulement que Sohane et moi avons partagé plus qu'une mission ? Il hoche la tête, encore et encore, jusqu'à ce qu'il ait la force de se remettre debout et de m'accorder l'ombre d'un sourire.
— Pardon, mon grand, parfois il m'arrive de... perdre la notion du temps. Je me perds dans mes souvenirs, je les confonds avec mes rêves.
— Eh bien réveille-toi, si tu veux que ta vie change. Oui, ta femme et tes fils sont morts, mais toi non. Tu es en vie, bordel, et ce n'est pas en te lamentant sur ton sort que ça changera quelque chose. Alors, arrête de rester de marbre, arrête de subir et agis.
Sa mâchoire se serre et il essuie ses yeux du revers de la main. Son visage se métamorphose, il est à nouveau impassible et indifférent, comme s'il recouvrait ses esprits après s'être effondré. Ares me tourne le dos, mais avant de fermer la porte, il lance par-dessus son épaule :
— Je suis là pour toi Aimé, je protégerai tes arrières jusqu'au bout. Je t'aime, mon fils.
Je t'aime.
Combien d'années se sont écoulées depuis la dernière fois que j'ai entendu ces mots ?
Il me faut une bonne dizaine de minutes avant de respirer de nouveau. Dix bonnes minutes avant de palper ma poitrine pour vérifier que mon cœur bat encore, qu'il n'a pas explosé. Je rejoins le couloir et en passant devant la chambre de Sohane, je ne peux pas m'empêcher de coller une oreille contre sa porte.
Il n'y a personne.
Enfin, il n'y a personne de l'autre côté de la paroi, mais au fond du couloir se tient une petite blonde qui me tue du regard comme si j'étais un voleur. Elle s'approche de moi, furieuse, et s'empare de mon oreille pour que je la suive.
— Qu'est-ce que j'ai fait encore ?
— À part ne pas me prévenir que Sohane est de retour et arriver en retard au dîner que tu organises en son honneur ? Pas grand-chose.
Je suis en retard ?
— En plus, regarde comment tu es habillé, s'exclame Tara. Tu es roi, Aimé, tu ne peux pas te pointer à un dîner aussi important dans une simple chemise froissée et déchirée.
— Elle est très bien ma chemise.
Elle me lâche au sommet des escaliers et m'arrête quand on arrive en bas pour que je l'enlève. Je ne proteste pas et retire la chemise avant de la poser sur le pommeau en or au bout de la rambarde de l'escalier. Tara me guide jusqu'à une salle d'intendance où je ne me rends presque jamais et quand j'ouvre la porte, je tombe nez à nez avec Raven. La brune est assise sur un meuble, les jambes écartées et les coudes appuyés sur ses cuisses de manière négligée. Elle me jauge du regard un instant, puis un rictus arbore ses lèvres.
— Le fils à papa est de retour ?
— Rassure-moi, c'est ironique ? m'enquis-je.
Ses joues se creusent lorsqu'elle se met à rire et saute du meuble où elle était perchée pour s'approcher de moi.
— Courage, ça ne doit pas être facile, ajoute-t-elle en percutant son épaule contre la mienne. Surtout qu'il était déjà exécrable avant, mais de ce que j'ai vu, on est sur un tout autre niveau maintenant.
Je hoche la tête, un sourire au coin des lèvres. Raven m'adresse la parole, elle me sourit et rit avec moi. Ça fait du bien de ne pas se sentir rejeté. De ne pas se sentir jugé ou accablé pour tous les choix qu'on a pris. Je n'ose même pas aligner plus de trois mots, de peur qu'elle m'arrache à nouveau son amitié.
— Je m'excuse Aimé, j'ai été dure.
— Non, répliqué-je en secouant les mains. Tu as réagi comme tu en avais besoin. Je ne t'en voudrais jamais pour ça.
Elle acquiesce et se penche vers Tara pour embrasser sa pommette avant se ramasser une tenue pliée sur le meuble.
— Tiens, je crois que c'est pour toi, monsieur le roi.
Je saisis le vêtement – ou plutôt les bijoux reliés par un morceau de tissu – et le laisse se déplier sous mes yeux. Un épais collier en or qui encercle tout le cou, relié par un triangle de voile fin et transparent à deux bracelets similaires au collier, enserrant les biceps.
— Sérieusement ?
Tara et Raven éclatent de rire, haussant leurs épaules jusqu'à ce que j'enfile le haut qui m'est destiné.
— Je ne toucherai même pas au pantalon, vous pouvez le remettre à sa place.
Raven range le bas et me lance un regard incisif face auquel j'acquiesce. Oui, je connais Sohane mieux que personne et non, je n'abandonnerai pas sous prétexte qu'il repousse tout ce qui essaie de traverser la barrière qu'il érige autour de son corps.
Oui, elle peut s'assurer que je compte bien me battre pour lui.
❦
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top