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𝓐imé




















La seule âme qui me liait à la vie a rejoint un monde qui n'accueille que les morts. Depuis, j'entends chaque jour les mêmes mots, encore et encore. Ils répètent que même s'il n'est plus là, il vit dans mon cœur, que tant que j'aurai une pensée à lui accorder, il demeurera. Mais il n'appartient plus au même monde que moi, et le porter dans mon cœur ne suffit pas à combler la douleur de sa disparition. Au-delà du fait que vivre sans lui est asphyxiant, ma mémoire me fait défaut et plus le temps passe, moins je me souviens. J'en viens à répéter en boucle ces phrases qui résument ce que je ne dois pas oublier : j'ai un jour connu quelqu'un d'unique. Il n'était pas roi, ni un prince apprécié de son peuple. Il n'était pas le plus optimiste, ni le plus communicatif – pas aux yeux des autres du moins. Mais il était ce qu'il y a de plus radieux pour moi ; il était la braise qui priait pour s'éteindre, sur laquelle je soufflais de désespoir parce que je ne pouvais me passer de sa chaleur et de son éclat.

Cependant, c'est de sa faute si aujourd'hui, avant chaque réunion de l'assemblée, je dois masser mon torse, seul dans ma salle de bain, parce que mon cœur manque à mon corps. Ça va bientôt faire deux ans que Sohane Kihara – l'ancien prince héritier – est mort et j'ai toujours autant de mal à affronter les visages qui le damnaient lorsqu'il était encore là. Penser à lui me fait le même effet qu'un coup de poignard dans l'estomac. Je me souviens l'avoir aimé à mourir, mais je commence à oublier la couleur exacte de ses yeux. Étaient-ils aussi ambrés que mes rêves me laissent le penser, ou étaient-ils plus sombres que l'obscurité dans laquelle ils m'abandonnent ? Mes doigts effleurent la cicatrice qui strie mon œil gauche par automatisme, comme toujours dès que Sohane envahit mes pensées.

Je suis persuadé que sa peau était plus mate que celle des habitants de ce pays, mais je crois que cela variait selon les périodes. Il lui arrivait d'être si pâle lorsqu'il ne mangeait pas ou qu'il ne trouvait plus d'intérêt à continuer.

Il lui arrivait d'être si fragile, et pourtant si fort.

Je ne me souviens plus de celui que j'aimais.

Je l'ai connu moins longtemps que je n'ai dû affronter son absence, et sa voix n'est plus qu'un vieil écho échoué aux confins d'un océan où je ne peux pas nager. Il me l'a offerte si peu de fois que j'ai oublié l'éclat de son sourire, celui de son rire... Je ne me souviens plus du goût de ses lèvres, ni de l'odeur musquée qu'il avait laissée sur tous mes vêtements.

Mon père m'a un jour dit que si on aime vraiment quelqu'un, on a tendance à ne voir que ce qui nous arrange, pour oublier qu'on a des raisons de s'éloigner. Que c'est propre à l'être humain de chérir au point de se détruire et que nous sommes nos propres précurseurs. Maintenant, je comprends ce qu'il voulait dire : Sohane était au courant de l'attaque menée sur mon village trois ans plus tôt, il savait que Mahr était responsable de la mort de ma mère, que j'étais Vylnesien et que j'étais l'héritier légitime du royaume qu'il abhorrait. Il m'a menti depuis le jour de notre rencontre et rien que pour ça, je devrais pouvoir faire mon deuil. Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser que si je pouvais revenir en arrière, je partirais avec lui dès la première fois où il me l'avait demandé. Sans hésiter. Au final, il n'a jamais succombé à l'envie de me tuer moi et le reste de mon peuple d'origine. Il a réussi à surmonter la rancœur au point de développer des sentiments pour moi. Je le respecte pour ça, car je suis aujourd'hui incapable de croiser la route d'un homme du sud sans l'achever alors qu'ils m'ont pris ma raison de vivre.

Qui peut m'en vouloir ? Vylnes reste un pays tyrannique où même les habitants adhèrent aux principes de la dictature mise en place. Nul n'est innocent là-bas, même si je n'en suis encore jamais venu au point de tuer une femme ou un enfant. Uniquement des soldats qui s'en prennent encore à mes terres, alors qu'une période de trêve subsiste par miracle depuis notre défaite au front. J'ai conscience que ce n'est que de courte durée, mais je préfère garder espoir.

Au moins, Sohane n'a pas à voir combien l'espérance de vie du peuple s'amoindrit chaque jour qui passe et, avec un peu de chance, peut-être que nous nous retrouverons dans une vie moins brutale. Mais cette idée est dérisoire : je ne veux pas de lui dans ma prochaine vie, je le veux à mes côtés, maintenant. J'ai besoin de Sohane autant que les nuits ont besoin d'étoiles. Cela fait deux ans que je suis incapable d'approcher qui que ce soit à moins d'un mètre ; deux ans que je le vois partout sans qu'il ne soit nulle part.

— Mon seigneur ? interroge mon bras-droit de l'autre côté de la porte. La réunion va débuter d'une seconde à l'autre, il est temps d'y aller.

— Encore une minute, Arsën.

Il ne me l'accorde pas. Il enfonce ma porte d'une épaule et s'accroupit face à moi lorsqu'il me trouve assis au sol contre le mur. Il pourrait être un second affectueux et s'inquiéter de mon état, cependant il à l'habitude de me trouver ainsi. Il est le seul à savoir que certaines de mes nuits ne se résument qu'à boire ; que certaines de mes journées sont faites d'une douleur intarissable et que des crises comme celle-ci, j'en ai tout le temps. Alors non, il ne me dorlote pas en me caressant dans le sens du poil. Au contraire, il m'assène une légère claque sur la joue dans l'espoir de m'aider à émerger.

Arsën n'a rien de délicat ; je le soupçonne même de prendre plaisir à me frapper dès que l'occasion se présente, bien que ça reste dans la limite du respectable. Je l'accepte, car sans lui je ne serais plus sur le trône. Il m'a aidé à garder la tête sur les épaules aux moments où j'ai manqué de faillir à mon rôle de roi. Mais la raison principale pour laquelle je l'ai accepté en tant que second, c'est parce qu'il a été le premier homme à prévenir Sohane du danger qu'il courait sur le champ de bataille. C'est lui qui a hurlé son nom et m'a fait savoir qu'il était présent depuis tout ce temps.

— Allez Aimé, on se ressaisit, requiert-il en appliquant de l'eau glaciale sur mon visage.

— Je ne suis pas en état de leur faire face.

— Alors là, c'est ton problème. Si tu es assez stupide pour boire avant la réunion de l'assemblée, tu seras assez stupide pour y aller sans avoir décuvé.

— Je n'ai pas bu, admets-je.

— Raison de plus.

De temps à autres, même si leur physique est paradoxal, il me rappelle Erèbe. Il n'avait pas les cheveux aussi courts, ni la peau ébène, et encore moins les yeux noirs, mais il était là pour moi quand j'essayais de me convaincre que je n'avais pas besoin d'être sauvé. J'ai parfois l'impression qu'il a envoyé Arsën pour veiller sur moi à présent qu'il ne le peut plus, mais il me manque. Erèbe me manque, Tara me manque, Raven me manque... sans parler de Sohane.

— Je veux juste qu'il revienne... me lamenté-je. Même si c'est dans mes rêves. Ça fait longtemps qu'il n'y apparaît plus, j'oublie son visage.

— Je sais que chacun gère le deuil différemment, mon vieux, et je sais qu'il était important pour toi, concède Arsën. Mais tu dois te ressaisir, plus ça va, plus tu te détruis.

Il glisse sa main sous mon épaule et m'aide à me relever. Même si c'est inutile, il recoiffe mes cheveux en pensant que ça me donnera meilleure allure, avant de déposer ma couronne par-dessus. Son poids est plus imposant chaque jour qui passe, à l'instar des responsabilités qu'elle implique. Je ne sais pas pourquoi Sohane a tant rêvé de ce rôle, il ne fait que me drainer de toute énergie, et si je le préserve, c'est uniquement pour lui. Je me dis qu'il préfèrerait me savoir sur le trône, que son père ou un homme du peuple choisi au hasard.

— Et n'oublie pas de respirer, t'as tendance à faire une grimace horrible quand tu es anxieux, me conseille-t-il en me poussant jusqu'aux portes de la salle de réception.

Ça va le faire.

En deux ans, à défaut d'avoir vu mon assurance décroître, je n'ai fait que grandir, si bien que je dépasse la majorité des membres du conseil désormais. C'est un léger comble ; à présent que j'aimerais me dissimuler et qu'on ne me trouve jamais, j'attire les regards indiscrets. Ma seule satisfaction, c'est que mon père est contraint de lever les yeux pour m'adresser la parole ; les rôles se sont inversés.

Je m'assois sur le fauteuil surélevé au bout de la longue table, entre Arès et Rufus. Je ne sais même pas pourquoi Rufus est encore ici, je devrais le faire enfermer, mais je n'ai aucune preuve de ce que j'avance et être le nouveau roi ne me protège pas de tout. Il est toujours apprécié par les soldats, il les a dirigés pendant des années. Je ne peux pas accepter qu'il me lègue le pouvoir, puis me retourner contre lui et le faire pendre sur la place publique sans motif valable. Ils ne me le pardonneraient pas et je risquerais de perdre le trône. J'ai prévu de le faire payer, mais son heure n'est pas encore arrivée. Je dois faire preuve de patience et je compte le priver petit à petit de tout ce qu'il considère encore comme acquis, à commencer par mon géniteur.

— L'heure est grave votre majesté, coupe un membre de l'assemblée, me sortant de mes pensées.

J'ai déjà du mal à rester concentré alors que l'échange n'a même pas débuté. Mon regard longe les accoudoirs de cuir carmin sur lesquels je dépose mes coudes et ne parvient pas à croiser celui de mon interlocuteur. Je sais qu'ils me méprisent, me considèrent encore trop jeune et immature pour gouverner un pays, d'autant plus que mon comportement n'aide pas à leur faire penser le contraire.

— Que se passe-t-il ?

Le ton acerbe de ma voix me surprend. C'est celle d'un jeune roi insensible qui est arrivé au pouvoir, déphasé par la perte de son prince. Je me laisse tant prendre à ce jeu, que je finis par le devenir au fur et à mesure.

— Comme vous le savez, suite à notre défaite à la frontière d'Idriss deux ans plut tôt, des modifications ont été apportées au sein du gouvernement Vylnesien.

Notre défaite.

Une défaite à laquelle aucun des hommes ici présents n'a assisté. Une défaite qui m'a fait perdre plus qu'un petit morceau de terre, et qui est aujourd'hui considérée comme un événement anodin qu'ils peuvent évoquer comme bon leur semble à tout va. Sans lui répondre quoique ce soit, je lui lance un regard froid qui témoigne de mon impatience. Je déteste les voir prendre leur temps, alors qu'une information primordiale doit m'être livrée.

— Venez-en aux faits, tonné-je. Je n'ai pas besoin d'un incipit.

— Nos infiltrés nous ont informé de l'arrivée au pouvoir d'un nouveau roi Vylnesien, après des années sans chef d'État.

— Sait-on de qui il s'agit ?

— Il semblerait qu'il se fasse passer pour un descendant de l'ancienne lignée royale, mais le peuple n'a aucun souvenir de lui, alors on n'en sait pas plus sur son identité.

Je m'efforce de ne pas laisser mes émotions me trahir, mais j'échoue lamentablement en accordant un coup d'œil à mon père. Aucun d'entre eux ne peut comprendre pourquoi la mâchoire d'Arès est contractée, et le demeure lorsqu'il se retrouve seul avec moi.

— Il n'y a aucun descendant de l'ancienne lignée royale, hormis toi.

— Un imposteur ?

— Un homme brillant, me corrige-t-il. S'il est parvenu à tromper l'assemblée Vylnesienne et son peuple, il s'agit d'un pur génie ou d'un fou.

Je m'avachis sur le fauteuil vacant d'un des membres, jouant avec une pièce d'or égarée. J'admets adopter un comportement immature dès que l'occasion se présente, il se pourrait que je ne le fasse que par provocation.

— Peut-être que maman a eu une aventure avec quelqu'un d'autre, proposé-je sans scrupule.

Mon père n'est pas du genre à se laisser distraire et encore moins à rire, mais je sais qu'en évoquant ma mère, il n'y a aucune chance pour qu'il m'accorde ne serait-ce que l'ombre d'un rictus. Il y a des sujets qui fâchent, des sujets qui demeurent sensibles même après des années, et pour mon père il en existe trois : ma mère, mes frères et Sohane. Ça nous fait au moins un point commun. De toute façon, il vaudrait mieux que je ne prononce même pas son nom à voix haute si je ne veux pas m'effondrer sur mes genoux et me vider de mes larmes devant mon père.

— Ta mère risquait sa vie tous les jours juste pour avoir commis l'erreur de tomber amoureuse de moi, ne lui manque pas de respect ainsi.

— Excuse-moi, papa, déclaré-je d'un ton sarcastique, conscient que je ne l'appellerais jamais ainsi spontanément. J'aurais peut-être moins de mal à le savoir si vous me l'aviez expliqué au lieu de me mentir.

Après les révélations de Sohane, j'ai pris conscience que mon père ne méritait pas toute la haine que je lui portais. Il n'avait peut-être pas été présent, ni de grand conseil dans les périodes les plus difficiles, mais cela ne résultait pas de sa volonté. En revanche, il avait choisi de favoriser mes aînés et de ne voir en moi que mon frère défunt. Il avait choisi de considérer davantage Sohane comme son fils que moi, et de se ranger du côté d'un tyran. Certaines de ses actions sont justifiables, d'autres ne le seront jamais et je vacille entre les deux.

Lui pardonner ? Lui en vouloir ?

— Tu veux que je t'explique ? Je peux faire ça Aimé, mais la question c'est : es-tu prêt à accepter la vérité, d'autant plus si elle vient de moi ?

Plus le temps passe, moins j'ai l'énergie de faire des choses qui me semblaient anodines. En l'occurrence, je n'ai pas la foi de lui répondre, je me contente de le fixer d'un regard dépourvu de vie. Mais le pire, c'est que je n'ai plus la force de faire preuve de politesse ; de sourire ; de m'entraîner... Il y a des jours où sortir de mon lit semble être insurmontable, et où manger n'est même pas envisageable.

— Je ne sais pas ce que... ce qu'il t'a dit, balbutie-t-il, déstabilisé à l'idée d'évoquer Sohane. Mais s'il y a une chose que tu dois savoir, c'est que l'idée de capturer la princesse Vylnesienne venait de Rufus, il s'agit d'un affront direct que même les anciens chefs n'ont jamais osé commettre.

— Rufus est un enfoiré, affirmé-je. Ça t'étonne de lui d'être aussi mesquin ? Parce que moi non.

— Il y a une différence entre se battre au front et faire de la faiblesse d'un roi une prisonnière de guerre, je te l'accorde. C'était tout à fait lâche de sa part.

Si mon père a aimé ma mère autant que j'ai aimé Sohane, j'ai du mal à comprendre qu'il puisse encore se tenir dans la même pièce que Rufus sans lui arracher la gorge. Il est pourtant responsable de sa mort. Rufus lui a tout pris, il l'a brisé, comment peut-il concéder d'être toujours sous son autorité à l'heure actuelle ? Je serais devenu fou à sa place, j'aurais aspiré à la vengeance jours et nuits et si je n'avais pas pu l'approcher, j'aurais trouvé un moyen de le faire agoniser à distance. Rien n'aurait pu m'empêcher de faire souffrir l'homme qui m'aurait pris l'amour de ma vie.

Ou peut-être que je me laisse aveugler par les rêves dans lesquels je retrouve le meurtrier de Sohane.

— J'allais voir Aliénor tous les jours, confesse mon père, le regard bas. Elle avait piqué ma curiosité et avant même que l'hiver ne passe, j'avais développé des sentiments pour elle.

— Aliénor... répété-je, ayant presque oublié le nom de naissance de ma propre mère.

Si mon père avait eu une bouteille de vin à disposition, il se serait servi un verre. Je sais combien évoquer des personnes qui appartiennent au passé est éprouvant, et même si je refuse de l'admettre, on se ressemble sur beaucoup de points.

— Tu sais, Rufus m'interdisait de m'approcher d'elle. Il considérait que je n'avais aucune raison de me familiariser avec les prisonniers.

— Tu m'étonnes, il devait être persuadé qu'ils allaient te refiler une maladie incurable.

Je me souviens du regard empli de rancœur que m'a adressé un soldat lors de mes premiers jours au palais. À l'époque, j'avais compris que ma couleur de peau lui avait posé problème, mais aujourd'hui je sais que ça ne se résume pas qu'à ça. Il en avait déduit que j'étais un mélange entre Mahr et Vylnes avant même que l'idée ne me vienne à l'esprit, et ici, les Vylnesiens ne sont rien de plus que des animaux. Si Rufus était à la tête d'un pays aux idées aussi étriquées, je ne suis pas surpris qu'il n'ait eu aucune envie que son second se lie d'affection avec une fille du sud. En particulier s'il s'agit de la princesse.

— Ta mère était la personne la plus facile à aimer... souffle-t-il, des larmes aux coins des yeux. C'est injuste que ce n'était qu'à durée limitée.

Je sais, je l'ai connue. Je l'ai perdue, moi aussi.

— Rufus a fini par accepter qu'elle vive avec moi, et j'ai eu la naïveté d'espérer une vie de bonheur à ses côtés, s'esclaffe-t-il. Mais nous étions condamnés.

— Maman a habité au palais ? m'étonné-je.

Mon père hoche la tête, songeur, comme s'il voyait les silhouettes floues que lui et sa bien-aimée ont un jour été, dans l'enceinte même de ces murs maudits.

— Lorsqu'elle est tombée enceinte, il a menacé de la faire exécuter. Elle allait donner naissance à un héritier et il ne pouvait pas l'accepter.

— Alors, tu l'as cachée ?

Il secoue la tête.

— Il l'aurait trouvée, quoique je fasse, me contredit-il. Je lui ai offert mon honneur, je l'ai supplié à genoux de l'épargner et de s'accaparer mon existence en échange.

Mon cœur se serre.

— C'est lui qui l'a condamnée à vivre exclue ?

— Oui, Aimé, agrée-t-il. Si elle voulait vivre, elle devait élever Adonis dans une ville oubliée de Mahr avec d'autres prisonniers Vylnesiens, et tirer une croix sur son titre de princesse.

— Je suppose que tu n'avais pas le droit de venir nous voir, conclus-je, dépassé.

— En effet, admet-il d'un sourire amer. Mais bon, si je n'avais pas respecté ça, nous n'aurions pas cette discussion aujourd'hui.

Je n'existerais pas. Adam et Iáson non plus. Mais à quoi bon, dans tous les cas, leur existence n'a été que de courte durée et la mienne est un calvaire sans nom. J'ai vingt ans, je suis à moitié orphelin, roi d'un peuple sans foi ni loi, et la seule personne dont je suis tombé amoureux est morte.

Quelle vie idyllique.

— Chaque fois que je suis venu vous voir, j'ai pris le risque de vous faire tuer.

Je me rassure en me disant que ça aurait pu m'arriver bien plus tôt : à l'inverse de ce que ma mère me faisait croire, il n'y a jamais eu d'obligation de quitter le foyer à dix-huit ans et mes frères ont dû suivre mon père au palais bien avant. J'ai été préservé jusqu'à ma majorité, tandis qu'Adonis et Adam ont péri bien avant la leur et que Iáson a connu les murs du palais dès ses neuf ans.

— Si tu savais combien je m'en veux, crache-t-il. Si elle n'avait pas été envoyée dans ce village, elle n'aurait jamais péri de l'attaque Vylnesienne.

Sa remarque me met en état d'alerte. Il y a plus de deux ans, Sohane m'a révélé que l'attaque de Mesyus avait été préméditée par Mahr, qui plus est, par le roi lui-même. Depuis, tout ce qui s'est passé avant sa mort sur le champ de bataille résonne comme un vieux souvenir rouillé dont j'ai l'impression d'avoir oublié l'essentiel. En deux ans, il ne m'est jamais venu à l'esprit que mon père puisse se sentir coupable de la mort de sa femme, et qu'il mérite de connaître la vérité.

— Ares, il y une chose que tu dois savoir toi aussi.

Il rive son attention sur moi.

— Mesyus a été attaqué par Mahr, maman est morte de la main d'un soldat qui s'entraînait avec toi, tout ça parce que ton cher meilleur ami en a donné l'ordre. Il a rompu votre accord et s'est déculpabilisé grâce à Vylnes.

Je reste stoïque face à lui, pendant que j'observe l'ascension de rage éclore en lui. Ses réactions sont minimes, mais pas moins démonstratives : des lèvres entrouvertes, des gestes saccadés, une instabilité, une respiration rapide, des poings serrés, un léger recul... Il a beau se frotter les yeux, froncer ses sourcils ou faire des allées et venues, rien ne pourra le préserver de la vérité. Un long silence s'installe. Il est vide, incapable de trouver les mots pour exprimer sa douleur.

— Comment...

— Sohane me l'a avoué avant sa mort, ajouté-je sans lui accorder le moindre répit.

Sa tête bascule en arrière à l'entente de son prénom, comme s'il l'avait appréhendé depuis tout ce temps. Il n'ose plus prononcer son nom depuis sa mort et l'inclure en parlant de ma mère ne doit pas l'enchanter. Ares a bien été entraîné, rendre la moindre de ses émotions apparente est interdit et il le sait. Je l'admire de ne pas se précipiter sur une chaise et la faire traverser la salle, de hurler sa rancœur, ou de simplement verser les larmes qu'il retient. Je vois qu'il souffre même à travers le voile qui le cache.

— Que comptes-tu faire maintenant, Ares ?

Mon père dépose un genou au sol, le poing plaqué sur le cœur.

— Obéir à mon roi et défendre mon pays.

— Même si ton pays t'a pris ta famille ?

— Même s'il me prend ma vie.

Il n'a qu'une parole, je n'ai aucune raison d'attendre une trahison de sa part. Il me sera fidèle, du moment que je représente Mahr et que je rends justice à nos défunts.

Peu importe ses desseins, les miens restent les mêmes. Je vais détruire Vylnes, pour que jamais plus, une seule personne que j'aime ne meure, pour venger Sohane et pour tuer l'usurpateur d'identité qui bafoue le nom de ma mère, assis sur son trône à sa place.

















Ravie d'être de retour parmi vous : )

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