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𝓐imé

            Adviendra un jour où la mort ne sera pas l'unique moyen d'asservissement. Un jour où menacer un innocent d'un couteau contre la jugulaire, ne sera pas la première hypothèse qui traversera l'esprit de l'homme, pour démontrer sa supériorité. J'imagine encore que l'humain aura l'opportunité de se repentir. De prendre conscience du mal qu'il inflige. De s'écorcher les genoux contre le sol pour demander le pardon, et non pas pour asséner le coup de grâce à son ennemi.

            C'est sûrement puéril de ma part, d'espérer que le monde guérisse d'un poison enraciné dans les veines des individus depuis le commencement. Après tout, la violence interfère dans les relations depuis qu'on est conscient que l'on peut en faire usage.

Mais je persiste à croire au meilleur, même en ayant vécu le pire.

         Depuis, j'associe inconsciemment chaque couleur à une émotion. Le jour où j'ai perdu mon frère aîné, ce ne fut qu'en immergeant ma tête sous l'eau pour hurler ma douleur, qu'elle a fini par se taire.

Le bleu du lac altérait mes sens, et consolait par inadvertance mon cœur souillé par la perte.

Les couleurs éveillent chez moi des souvenirs, des sensations néfastes, elles interagissent avec ma mémoire et ma perception des choses.

Les teintes chaudes sont illusoires, tentatrices, elles attisent des pulsions dolentes et empourprent mon champ de vision. Quant aux teintes froides, leur algidité n'est que plus étouffante lorsqu'elles s'approprient l'espace et m'étranglent d'une simple étreinte glaciale.

         C'est pourquoi j'erre dans ma chambre, en faisant les cent pas, sans jamais oser m'attarder sur les éclats de braise enflammés qui se fondent dans le ciel. J'ai un mauvais pressentiment, et rien ne l'apaise.

         Un rouge proéminent domine les environs à travers la fenêtre de la pièce, seulement j'ai beau me répéter que c'est lié avec mon départ imminent, le pigment sombre me comprime le torse. Je n'ai aucune idée de ce qui va se produire, mais je sais que mon angoisse est telle que je serais incapable de réfléchir en cas d'attaque subite. 

Moi qui n'ai jamais été bien investi dans la guerre, je demeure la victime de ce système construit sur une soif de pouvoir aveuglante, qui encourage tout être depuis sa venue au monde, à interchanger sa bonté pour de l'inclémence.

Les terres ne sont que fragments de poussière et de sang, détenues par d'anciens soldats devenus rois. Comme si le nombre de morts qui trônent sur leur conscience offrent un droit d'autorité sur un peuple affamé. Peuple auquel ils sont incapables de répondre aux besoins.

N'est-ce pas ironique, de conférer le bien-être d'un peuple à une personne qui faisait couler leur sang le jour précédent ? N'y a-t-il rien d'aberrant dans cette querelle interminable, qui déchire le monde en deux pour du pouvoir ? Suis-je le seul qui ne parvient pas à s'accommoder aux pratiques barbares transmises de père en fils, qui stipulent que les mains d'un homme doivent -peu importe les circonstances- ôter la vie ?

J'ai tendance à m'apitoyer sur mon sort, en conséquence de la perte de mes frères sur le champ de bataille. Parce que je ne me satisferai jamais d'un monde dans lequel la mort est la solution à tout problème. Mais dites-moi qui le peut ?

— Aimé ! S'exclame ma mère depuis le couloir de notre pauvre maison de campagne. Je te le demande, sors de cette maudite chambre.      

J'espère souvent lui inspirer l'espoir d'un possible renouveau, mais je crois qu'il n'y a que la déception qui l'envahit lorsqu'elle m'accorde un regard.

Sa voix brisée laisse transparaître son angoisse, et je la comprends. Quelle mère ne serait pas désemparée à l'idée de perdre son dernier fils, de la même manière que les trois précédents ? Hier, je fêtais mes dix-huit ans, ce qui signifie qu'aujourd'hui, la garde du roi se présentera à ma porte pour informer ma mère que j'ai désormais l'âge requis pour offrir mes services sur le champ de bataille.

Ma majorité me contraint à quitter ma mère, être formé en tant que soldat de Mahr, et mourir pour ma patrie, comme mes frères avant moi.

Mais mon consentement importe peu.

— Tu es tout ce qu'il me reste, Aimé. Je n'ai plus personne à part toi, ouvre-moi je t'en prie.

Avec le peu de conviction qu'il me reste, je lui accorde ma présence en la laissant entrer. Ses yeux gonflés par les larmes et sa peau fripée me rappelle son âge, qui semble l'affaiblir d'année en année. Jamais elle ne se serait permise de pleurer devant l'un d'entre nous, il y a encore un mois de ça. Mais il faut croire que la solitude a un impact ravageur sur le mental. Même chez une personne aussi impassible et solide que l'était ma mère.

— Ils n'ont pas le droit de te prendre aussi ! S'indigne-t-elle, en m'encerclant de ses bras chancelants.

Voilà pourquoi j'ai voulu rester enfermé. Je préfère partir avec l'idée que ma mère se débrouillera facilement sans moi, plutôt que de l'imaginer se morfondre jour après jour, sans savoir si mon cœur bat encore à des milliers de kilomètres d'elle.

— Non maman, ne pleure pas s'il te plaît.

— Pourquoi est-ce si facile pour vous ? De partir les uns après les autres en me laissant seule ? sanglote-t-elle en enfonçant son index dans mon torse d'un regard accusateur.

— Ce n'est pas facile, affirmé-je. Crois-moi.

Je recueille son corps fin, meurtri par la vieillesse, et cale mon menton sur le sommet de son crâne. Signe de reconnaissance pour toutes les opportunités gâchées qu'elle m'a offertes.

— Tu n'as encore rien fait de ta vie Aimé... se lamente-t-elle. Tu n'es jamais tombé amoureux, tu n'as jamais voyagé, jamais eu d'amis...

— Je le sais...

J'ai conscience que mon existence est vouée à s'effacer avant même d'avoir eu l'opportunité d'être quelque chose, comme chaque fils de soldat avant moi. Je n'ai jamais vraiment connu mon père - dans la mesure où il a préféré sa vie de noble à sa vie de famille - toutefois, il est évident que s'il n'avait pas été un homme influent au sein du palais de Mahr, mes frères et moi-même n'aurions jamais eu aucun lien avec la guerre actuelle. Notre sacrifice n'aurait alors pas été inévitable. Son existence a déteint sur la nôtre et l'a pourrie de l'intérieur, mais une part de ma mère ne cessera jamais de l'aimer. Et, il faut croire qu'une part de moi aussi.

Je résiste à l'envie irrépressible d'emmener ma mère loin, briser ce cercle vicieux qui condamne notre espérance de vie, puis prendre la fuite vers Vylnes. Peut-être que là-bas, j'aurais une chance de subsister dans l'anonymat, en tant que boulanger du village, dont le cœur demeurerait inoccupé depuis des années. Un homme bien trop accaparé par la volonté de prendre soin de ce qui lui reste de sa famille. Au moins, dans les terres du sud, je ne serais pas l'enfant du grand archer Arès Gahéris, dont la destinée prophétisée est de mourir en l'honneur du titre de mon père. Je ne serais qu'un jeune adulte souriant, reconnaissant envers les cieux de pouvoir chérir ma génitrice comme je le dois. Un citoyen qui déposerait des lys blancs sur les tombes de mes aînés, emportés par une quelconque maladie mortelle.

Seulement, la réalité est toute autre, et si je ne veux pas impliquer ma mère dans un quiproquo, il est de mon devoir de me préparer à la quitter au plus vite.

— Mon fils, se lamente-t-elle. Pourquoi de tels conflits ruinent-ils notre bonheur ainsi ?

Mahr et Vylnes. Deux pays en proie à une gloire présomptive. Deux territoires déchirés par une quête d'assouvissement mutuelle. Deux morceaux de terre qui assiègent des familles pour quelques hectares de plus sous leur joug. Que puis-je lui répondre ? Que nous sommes les dommages collatéraux d'un système défaillant ? D'une crise politique épandue ?

C'est ce que doit démontrer la situation actuelle, mais l'origine du problème est si morbide qu'elle ne mérite aucune des circonstances atténuantes que j'envisage.

J'admets que je défends un territoire que je ne connais pas personnellement, d'autant plus que les attaques Vylnesiennes existent, je ne peux le nier. Mais leur rareté les dédouane, et minorise les éclats de sang, contrairement à nous. Ces attaques ne sont menées que par l'espoir de venger une trahison lointaine.

Ce qui amène à se dire, à quoi rime une trahison, en l'absence de sentiment ?

Rien.

On ne peut trahir une personne que si ce qu'elle nous a confié, à la capacité d'être brisé. Dans ce cas, il n'y a aucun intérêt à tisser des liens avec un individu qui pourrait les dissoudre sans aucun scrupule. Par pure jalousie, par contrainte ou pour des valeurs non partagées.

— Ne meurs pas Aimé, me supplie ma mère, la voix tremblante.

Bien que les mots me manquent, j'entreprends de lui répondre, mais le liquide chaud qui glisse le long de mes paumes de main m'empêche de réfléchir. Ma mère m'implore de ne pas l'abandonner, or ses supplications sont brouillées par des cris tertiaires, et l'ironie veut que ce soit elle qui me délaisse. Mes sourcils sont crispés par l'incompréhension, tandis que face à moi, à travers ma fenêtre, se désagrègent en poussière des habitations enflammées. Les chevaux hennissent, étouffés par la fumée, et rien ne m'aide à revenir à moi. Mon village est assailli par les flammes, pris en otage par des soldats, assiégé par une foule d'inconnus en tenues de guerre.

Je ne suis que témoin du massacre qui se déroule à l'extérieur, aussi faible que je l'étais il y dix ans, et aussi impuissant que je le serai mort.

Le rouge domine mes pupilles et me met immédiatement en alerte. Le regard de ma mère, nacré par la détresse, me fait frémir de désarroi tandis que je peine à essuyer le sang sur ses joues. Je secoue la tête, encore et encore, alors que même l'odeur de brûlé qui stagne sous notre toit s'apparente à la couleur du chaos, aussi pourpre que le sang séché sur mes doigts.

En quelques secondes, ce jour qui ne devait représenter que mon départ précipité pour une nouvelle vie, se transforme en bain de sang. La vague impression que le temps ralentit me rend nauséeux, et rien qu'en orientant mon visage en direction de ma mère, je réalise qu'une lame d'acier fait obstacle entre nos corps.

Je hais le regard empli de mélancolie qu'elle m'adresse lorsqu'elle prend conscience que sa plaie est mortelle. Je hais le sourire qu'elle s'oblige à m'offrir dans l'unique but de me rassurer, alors même qu'elle se sent partir. Je hais la main désespérée qu'elle me tend, celle que je n'ose pas toucher, de peur que ce soit la dernière fois. Puis soudain, je réalise que le sang qui s'agglutine sur mes mains provient de son estomac transpercé, et qu'il ne suffit que d'un geste brusque à l'intrus dressé derrière elle pour l'achever. Un hurlement de douleur s'extirpe de ma trachée, alors que c'est à ma mère que l'on ôte la vie.

Elle s'écroule sur ses genoux, incapable de supporter le poids d'un corps guidé pas une fréquence cardiaque de plus en plus lente. Comme si les évènements lui concédaient l'argument de taille pour enfin lâcher prise, elle se laisse ensevelir par sa douleur intérieure. Je refuse de réagir, trop faible pour oser regarder notre assaillant droit dans les yeux. Lui qui s'imprègne de ma souffrance sans se résigner à m'achever à mon tour. Sa suffisance est sûrement lisible sur son visage, tandis qu'il doit m'observer pleurer la mort d'un être qu'il vient lâchement d'assassiner par derrière.

Un goût rouillé, à l'instar de celui du sang, se disperse sous ma langue. Je réalise que mes mâchoires sont si contractées que j'en blesse l'intérieur de mes joues. Sauf que ce constat ne fait qu'accroitre ma haine. Je focalise mon attention sur la flaque opaque dans laquelle le corps inactif de ma mère gît, m'imprégnant de l'aura affligeante qui s'en dégage pour alimenter mon esprit et ne pas perdre connaissance.

Chaque acte minime entraîne une réaction en chaîne de changements conséquents, qu'ils soient remarquables ou non.

En cet instant, alors que les secondes s'éternisent, je me demande quelles conséquences auraient été engendrées, si j'avais choisi de sortir de ma chambre ces derniers mois, au lieu de m'enfermer dans l'obscurité, afin d'éviter toute interaction sociale. L'inconvénient, c'est que les hypothèses n'interchangent aucune des actions déjà émises. Elles ne peuvent en provoquer de nouvelles que si elles occasionnent une prise de conscience chez la personne concernée.

En clair, au lieu de culpabiliser sur ce que je n'ai pas fait, je devrais m'obliger à agir pour que ça ne se reproduise pas le jour suivant. Seulement, le sentiment de paralysie provoqué par la douleur, entravé par la peur de réaliser que rien de tout ça n'est fictif, que je me réveillerai demain, dans un monde où ma mère ne sera plus, m'habite soudain.

Mes membres chancèlent, alors que je m'obstine à relever la tête dans un geste lent, pour détailler le blessume médiéval blanc qui recouvre le visage de son assassin. Je ne distingue rien de particulier, hormis son accoutumance aux couleurs des terres du sud, et l'ombre de ses lèvres, étirées par un léger sourire.

— Lâche ! m'exclamé-je à l'instant où il élève son épée en direction de mon front.

Le coup qu'il m'assène sans hésitation, me fait perdre connaissance. Lorsque ma vue devient suffisamment trouble pour me permettre d'oublier un tant soit peu la réalité, je laisse progressivement s'évader l'air qu'il me reste, résigné à ce que mort s'ensuive aujourd'hui, si c'est ce qui doit se produire.







Voilà voilà
On est repartis pour un nouvel univers

En espérant qu'il vous donne envie d'en savoir plus

On en parle sur Instagram <3
__malyana

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