Le sixième

Je manque de m'écrouler sur ma table à chaque fois que le professeur cesse de parler. Ce week-end m'a exténué. Je me suis torturé l'esprit à me demander si je devais réellement accepter la requête de mon père et mes nuits en ont été écourtées. Je n'ai fait que des cauchemars. Et en plus de cela, Tristan est reparti hier après-midi à Paris. Bien que les Bellegarde prennent soin de moi, je me sens terriblement seul sans lui.

Abigaël me secoue de temps en temps pour ne pas que je m'effondre sur la table. Heureusement pour moi, le cours touche à sa fin et je plonge ma tête dans mes bras pour tenter de me reposer un minimum.

— Hey, ça va ?

Je l'observe et secoue la tête. Il semble inquiet de mon état.

— Attends je vais te chercher un café au distributeur. Ça devrait t'aider un peu à tenir. Je reviens.

Il m'offre un dernier sourire et je ferme les yeux. Quelqu'un se rapproche de nos tables et je ne m'inquiète pas quand la personne s'assoit à côté de moi. Abigaël fait grincer sa chaise pour se rapprocher de moi et pose sa main dans ma nuque pour caresser mes cheveux.

— T'es mignon le blondinet...

Je sursaute. Ce n'est pas Abi.

— Désolé, je voulais pas te faire peur.

Ulysse sourit et je recule ma chaise, grattant mon doigt avec mon pouce. Je ne voulais pas qu'il me touche. Heureusement, la présence d'Abigaël derrière moi à l'effet immédiat de pouvoir me calmer.

— Dégage.

— T'étais pas aussi farouche samedi ! s'amuse le brun.

— J'ai dit, dégage.

Ulysse abandonne le siège d'Abigaël et ce dernier reprend sa place en marmonnant.

— Désolé. Ulysse est... Bah, c'est Ulysse quoi !

— Il s'est passé quoi samedi ?

Abigaël fait la moue et boit une gorgée de son gobelet de café.

— Il... Il y a eu une soirée, avoue-t-il. Ce café est dégueulasse.

Je ris à sa remarque et bois un peu du mien. C'est vrai que j'ai connu mieux en matière de caféine.

— Et comme ton frère était chez toi, j'ai pas insisté pour que tu viennes, complète-t-il.

— Tu crois que je pourrais venir à la prochaine fête ?

— Honnêtement, je sais pas si ça peut vraiment te plaire. Y a toujours plein de monde bourré dans ce genre d'endroit.

— Et toi, ça te plaît ?

— Ça me change un peu des soirées mondaines avec tout ces ''gens si chics'', mime-t-il avec des guillemets.

Il remue son fond de café, le regard dans le vide.

— En vérité, c'est juste pour que je passe moins de temps chez moi...

Pendant quelques secondes, je vois une peine le traverser. Il souffre de passer du temps chez lui. Est-ce qu'il subit des mauvais traitements ? Est-ce qu'Abigaël a besoin d'aide ?

Il affiche un sourire et finit d'un seul coup sa boisson chaude.

— Je viens de repenser à un truc et je crois, enfin j'espère, que ça va te plaire. T'es occupé samedi prochain ?

Je n'ai pas le temps de lui répondre qu'il est déjà debout pour jeter son gobelet.

— Euh... Non.

Il frappe ses deux mains sur ma table et se penche vers moi.

— Parfait. Réserve ta journée, je t'emmène quelque part.

Je suis curieux de savoir ce qu'il lui passe par la tête. Abigaël a cette manière si simple d'intriguer le monde. J'ai envie de tout savoir sur lui. Mes yeux dérivent des siens pour la une vue plongeante du col de son t-shirt sur ses clavicules et la chaîne à son cou. Ses taches de rousseurs s'étendent loin sur sa peau.

— C'est moi ou tu me mates ?

La honte s'empare de moi et fait grimper la température de mon corps. Son regard s'est assombri et je baisse la tête, honteux.

— Pardon...

Sa main me décoiffe. Je relève la tête et il sourit encore plus.

— Je plaisantais mon petit Nono ! Tu devrais voir ta tête.

Abigaël reprend sa place et s'adosse contre le mur en étendant ses jambes sous ma chaise. Son portable finit entre ses mains et il commence à chanter les paroles d'une des musiques d'Apocope. Sa voix colle à la perfection avec les paroles. Je me retiens de lui dire que je connais personnellement le chanteur du groupe. Il tape un message et se mord la lèvre en faisant danser ses sourcils. Je ne sais pas à qui il écrit, mais son interlocuteur semble particulièrement l'intéresser. C'est idiot, mais j'ai envie que ce soit aussi mon cas. J'ai envie qu'il fasse partie de mon univers.

— Abi ?

— Oui mon Nono ?

— Tu... Tu voudrais venir faire le devoir d'économie chez moi ? Je sais que tu es doué dans cette matière.

Il abandonne son téléphone sur sa table et se rapproche de moi en faisant grincer sa chaise.

— Noé ? C'est une invitation à passer du temps chez toi que j'entends sortir de ta bouche ?

— Je... Je crois que oui.

— Par tous les dieux ! Ce jour est béni !

Il lève les bras en l'air comme s'il remerciait une puissance divine. Abigaël est vraiment... Abigaël.

* * *

Il a beau n'avoir aucun équilibre, Abigaël ne résiste pas à vouloir monter sur ma planche de skate. Je marche à côté de lui et tends mon bras, auquel il s'accroche, battant l'air avec l'autre pour ne pas tomber.

— Surtout... Ne me lâche pas.

— J'ai pas envie de me retrouver avec une crêpe d'Abigaël devant chez moi.

— Ah ! Ça, c'était drôle.

La planche dérape et il se raccroche à mes bras.

— Je vais descendre avant de me casser le nez.

— Ça serait idiot. Ton nez est beau.

— Mais tu es un vrai comique !

Il retourne sur le plancher des vaches, me rend mon skate et en profite pour sonner à la porte. Je serre ma planche contre moi. Son nez est vraiment beau, recouvert de toutes ces petites taches brunes. Je le rejoins rapidement sur le perron quand Louise ouvre la porte.

— Bonjour madame !

— Bonjour, sourit la mère de famille.

— Je suis Abigaël, un ami de Noé, explique-t-il. On est dans la même classe.

— Enchanté, je suis...

La femme me regarde, me demandant silencieusement si elle peut se présenter comme la personne qu'elle est actuellement. Je ne sais pas la réponse qu'elle attend, alors face à mon silence, elle la trouve d'elle-même.

— Appelle-moi Louise.

Nous retirons nos chaussures et j'explique à Louise qu'Abigaël est là pour un devoir. La mère précise qu'elle veut que l'on laisse la porte entrouverte, pour ne pas que l'on soit tenté et nous grimpons à l'étage. Je ne comprends pas ce qu'elle a voulu sous-entendre, mais voir le sourire d'Abigaël me plaît énormément. Il semble heureux d'être ici.

Je n'ai jamais emmené quelqu'un dans ma chambre de mon propre chef. Personne n'a jamais voulu y venir de toute manière. Je reste assis en tailleur sur mon lit, le laissant observer toute ma chambre.

Je souris moi aussi à l'idée que mon espace personnel lui plaît. De cette façon, j'ai l'impression qu'il se fraye un chemin jusqu'au centre de ma bulle.

— T'as un poster d'Apocope ? Stylé !

Je me devais de posséder une affiche du groupe de Loïk. Il trône en plein centre de l'affiche, avec les musiciens autour de lui. Lequel d'entre eux est Simon ?

Abigaël continue son exploration en parcourant ma bibliothèque du bout des doigts et observe le cadre photo sur mon bureau.

— C'est lui ton frère ? s'assure-t-il en me montrant l'image de Tristan et moi.

— Oui.

— T'as de la veine d'avoir un grand frère. Moi, j'ai même pas la chance d'avoir, ne serait-ce qu'un cousin éloigné. Y a que des filles dans ma famille !

Abigaël ne se rend pas compte de la chance qu'il a d'avoir une vraie et grande famille. Il repose le cadre délicatement sur le bois et se tourne vers mon aquarium.

— Non ! T'as des axolotls ? J'adore !

Il s'approche et observe les deux amphibiens avec beaucoup d'intérêt.

— Comment ils s'appellent ?

Je me lève du lit et me penche de la même manière que lui devant la vitre.

— Le rose aux yeux noirs c'est Achille et le gris aux taches bleus c'est Moutarde, lui expliqué-je.

— Franchement, t'as de la chance. Mes parents supportent pas les animaux, qu'ils soient à plumes, à poils, ou à écailles. Ils supportent pas grand-chose en fait...

Son regard reste fixé sur Achille qui remue ses branchies en lui souriant.

— Parfois, j'aurais aimé naître dans une famille différente.

— On ne choisit pas où l'on naît.

— Je sais. Mais j'aurais quand même voulu avoir ce choix.

Il abandonne la contemplation de l'aquarium et s'allonge sur mon lit, écartant les bras.

— Trop mimi ta peluche...

Je saute sur le lit et la serre contre moi. Mon renard. Celui qui accueillit mes pleurs et chassa quelques démons quand j'étais enfant. Et il le fait encore aujourd'hui.

— Te moque pas...

— Je ne me moquerais pas de toi. Parce que j'en ai une comme ça. Un cygne. J'ai pas de photo sur mon téléphone, mais c'est un cadeau de l'une de mes tantes. À l'époque où je faisais de la danse.

— Tu as fait de la danse ?

Imaginer Abigaël, plus jeune et sur scène, me fait sourire. Il devait être talentueux.

— Ouep. Pendant trois ans. Mais j'ai dû arrêter.

Il replie son genou et remonte son jean, me laissant voir une longue cicatrice dans la chair de sa jambe.

— Fracture ouverte du tibia. Je suis tombé d'un rocher. Un vrai carnage ! Et toi, ta blessure de guerre ? Tu l'as eu comment ?

Il indique d'un mouvement de tête qu'il parle de la cicatrice à mon bras. Je la recouvre avec la manche de mon sweat.

— J'ai pas envie d'en parler.

— Sérieux, tu t'es fait ça comment ? T'as honte ? Une chute bien nulle, avoue !

— J'ai pas envie d'en parler, répété-je plus sèchement.

— Comme on était en train de discuter de ça, je pensais que-

— Arrête !

Il baisse les yeux.

— Désolé...

Encore une fois, je fous tout en l'air. Je deviens méchant avec le seul garçon qui tient un tant soit peu à passer du temps avec moi.

— Pardon Abi. J'aime pas parler de ça...

— Je comprends, t'inquiète. T'as le droit de pas vouloir me le dire. Je te forcerais à rien.

Son sourire me rassure un peu. Il me tend le poing.

— On est toujours amis ?

Je frappe dedans avec le mien.

— Oui.

— Attends, rapproche-toi.

Il sort son téléphone de sa poche et me ramène vers lui à l'aide de sa main. Il tend l'appareil face à nous et souris, posant sa tête contre la mienne.

— Pas mal ! Ça te gêne pas si je la poste sur mon profil et que je te mentionne ? T'es pas obligé, mais je trouve qu'on est super beau sur cette photo.

Je observe plus en détail le cliché. Lui est bien plus beau que moi, mais ça, je me retiens de le lui dire.

— Tu peux la poster, mais ne me mentionne pas.

— Comme tu veux.

Je le vois poster la photo en ajoutant une description que je ne peux malheureusement pas lire, car il éteint aussitôt son écran.

— En dehors de ça, faut bosser. Il va pas se faire tout seul ce devoir.

Il se penche pour récupérer son livre et s'allonge sur le dos une fois qu'il l'a dans la main. Son ventre finement musclé se dévoile une nouvelle fois. Abigaël est beau.

Je recule un peu pour lui laisser de la place et je ne peux m'empêcher de fouiner sur son profil du réseau pour voir ce qu'il y a inscrit. " Les autres ne comprennent pas. Ils ne comprendront jamais ce que c'est que d'être réellement différent. Le Cygne et le Renard #22/09/2025 "

Les commentaires fusent déjà. Ses abonnés nous trouvent beaux, mignons ensemble. D'autres demandent si l'on est en couple. Je me mordille le pouce. Abigaël se rend compte de ce que cette photo sous-entend ?

Je lève les yeux. Il chantonne un air que lui seul entend. Ses traits sont fins, doux. On a envie d'y passer les doigts pour en redessiner les courbes. Abi penche la tête et me sourit. Une seconde seize.

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