Le second

Je m'arrête, saute de ma planche et la ramasse. Je peux enfin faire une pause avant la journée qui m'attend demain. Je baisse la poignée de la porte d'entrée, dépose mon skate contre le mur et deux petits bras entourent aussitôt mes jambes. Inès lève sa petite tête blonde vers moi et me sourit tout en me montrant sa dent de lait qu'elle tient fièrement dans sa main.

— La petite souris va pouvoir passer ! lui expliqué-je avec le sourire.

— Oui ! Et puis Louise a dit que je pourrais même avoir un bonbon ! Comme ça, et bah elle pourra repasser !

— C'est pas un petit mensonge ça ?

— Non...

Elle secoue la tête, le sourire au coin des lèvres et range la petite canine dans un mouchoir au fond de sa poche.

— Noé ! m'appelle Valentine depuis la salle à manger. Viens nous aider ! On a besoin de paire de bras supplémentaire !

Inès sautille sur place le temps que je retire mes chaussures et elle me prend la main pour me ramener plus vite auprès des autres. Ils sont tous penchés au-dessus de carton, remplis de livres à destination des chaînes de distribution. Louise est parvenue à atteindre une grande renommée avec ses romans qui sont sur le point d'être adaptés en une petite série.

— Donc on a dit trois cartons pour Carré Bleu... vérifie Marc.

— C'était pas deux ? demande Valentine.

— Pas du tout, c'était quatre, corrige Louise en replaçant un autre carton sur le tas.

— Chérie, je ne comprends pas pourquoi tu n'as pas voulu faire appel à ta maison d'édition pour la nouvelle distribution.

— Parce que je maîtrise entièrement la situation. Et puis je peux faire travailler mes petits poussins comme ça.

Elle sourit fièrement à Marc et devant Valentine qui fait la moue. La pauvre est revenue cette semaine du Sud pour apprendre qu'elle va passer son temps à aider.
Louise vérifie les comptes et relève la tête de son carnet quand je signale ma présence d'une petite salutation.

— Coucou ! Ça a été ta journée mon chéri ?

— Oui. Je peux aider à faire quelque chose ?

— Euh... Pour le moment, non, on a fini. Pour aujourd'hui. Du coup, tu peux aller travailler si tu as besoin.

— Pour le moment, je n'ai pas de devoirs, du coup, je peux jouer avec Inès.

— Oui ! Viens, viens !

Cette dernière sautille sur place et tire sur mon bras pour me faire monter plus rapidement à l'étage.
Valentine s'indigne d'être la seule à aider et je lui tire la langue. Elle grimace avec un petit sourire.

— Caleb est dans sa chambre donc ne faites pas trop de bruit.

Dans cette maison, personne n'oblige Caleb à faire quoi que ce soit. Personne ne cherche à le brusquer ou à simplement le déranger. Et tout le monde l'a vite compris après sa première crise.

À l'étage, Inès me tire jusqu'à sa chambre. Caleb sort en même temps de la sienne et s'y enferme aussitôt en voyant Inès.

— Il a peur de moi ?

— Tu sais, Caleb n'a pas vraiment peur de toi. Il est juste très très timide.

— Oh... Bah, il nous connaît maintenant.

— C'est vrai. Mais ça reste difficile pour lui.

C'est la version que nous avons tous préféré dire à Inès. Elle n'a que sept ans et n'a pas besoin d'apprendre tout ce que le monde est capable de faire à un enfant.

Nous jouons une petite heure à la clinique vétérinaire Playmobile et il semblerait que je sois un bon docteur des animaux selon l'experte en animaux de sept petites années. Louise nous appelle pour le dîner et je demande tout de même à Inès de ranger avant de faire quoi que ce soit d'autre.

Elle descend la première, après avoir tout mis en ordre et je m'arrête devant la porte de Caleb. Je toque trois petits coups sur le bois et en reçoit deux en réponse.

À table, tout le monde parle de sa journée et Inès est très heureuse d'avoir rencontré une nouvelle copine qui aime autant qu'elle Miraculous. Quand je raconte la mienne, tout le monde est heureux d'apprendre que j'ai fait la rencontre d'Abigaël. Mais je reste réaliste. Je suis hors norme et Abigaël partira quand il se rendra compte de ce que cela signifie d'être ami avec moi.

Après le repas, Valentine part aider Inès à se laver et j'accompagne Louise et Marc dans la cuisine pour débarrasser. Durant quelques minutes, ils se disent des messes-basses, sans que je ne parvienne à tout comprendre, mais ils semblent être en désaccords.

— Noé... Tristan revient pour ce week-end, m'explique Marc.

Je relève les yeux de l'évier, surpris de l'apprendre. Mon frère ne m'avait même pas prévenu qu'il revenait, mais ça n'empêche pas la joie que j'ai de savoir que je vais le revoir dans quelques jours.

— Il doit-

— Marc, le coupe sèchement Louise.

— Il a le droit de savoir. Il est en âge de comprendre et de prendre ce genre de décisions.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? demandé-je, un peu perdu par cette situation.

— Marc... soupire tristement Louise.

— Il a tous les droits de le savoir.

— Très bien. Mais sache que je ne suis absolument pas d'accord avec ça.

— Moi non plus... Mais c'est à lui de faire ce choix. Noé, ton... Ton père veut vous voir. Toi et Tristan. Son psy est d'accord. Apparemment, ça ferait partie de sa guérison.

Mon père veut nous revoir. Je ne l'ai pas revu depuis que l'on nous avait séparés de lui pour que l'on puisse être placé en foyer.

Ma cicatrice me lance.

Ma mère. Je repense à elle. À ce qu'elle m'a fait.

— Noé ? Tout va bien?

Je hoche la tête en me mordant la joue. Je sais que je vais faire un cauchemar cette nuit, je ne pourrais pas y échapper.

— Tu sais, tu n'es pas obligé d'accepter. Ton frère peut y aller tout seul.

Mon père et Tristan vont se retrouver seuls. Je sais parfaitement ce qu'il lui faisait endurer. Je ne suis ni sourd ni aveugle.

— Et ça ne se fera pas n'importe où, avec son psychiatre qui surveillera obligatoirement.

Mes bras tremblent autour de l'évier. Les insultes qu'il lui crachait au visage et les bleus que mon frère portait sur sa peau.

— Noé, je suis-

L'assiette que je jette dans l'évier la coupe dans son élan. Je monte dans ma chambre et claque la porte avant de pousser un cri contre celle-ci. Pas maintenant. C'est trop tôt. Je jette mon oreiller sur mon parquet en insultant mon géniteur. Mon cœur me fait mal. Je pose mon front sur la paroi de l'aquarium et observe Moutarde se cacher derrière une algue. Je déteste de plus en plus mon père. Mes idées vont imploser. Tout est de trop. J'ai besoin d'une pause.

*  *  *


Comme je l'avais pressenti, je suis réveillé en pleine nuit. Le haut de mon pyjama est trempé et j'ai dans ma tête l'image de mon sang dans la baignoire. Mes doigts serrent le tissu de ma couette à la recherche d'un quelconque échappatoire. J'étire un peu plus le bras et trouve mon téléphone. J'ai besoin de lui plus que jamais en ce moment. Je sélectionne son nom de contact et attends qu'il décroche. Ce qu'il fait au bout du troisième appel.

— Tristan...

— T'as fait un cauchemar ?

— Oui... Maman me...

— Personne ne te feras de mal Noé, me coupe-t-il. T'es en sécurité chez Marc et Louise.

Je soupire et je l'entends dire à quelqu'un de se taire à côté de lui.

— J'ai pas envie que tu ailles voir Papa.

— Ça, c'est con. Parce que j'ai pas trop le choix, tu vois.

— Il va te frapper...

— Noé... il va pas me frapper. Je suis plus fort maintenant et puis il y aura son psy... Je risque rien.

— Ça, tu ne sais pas.

— Si je sais. Il a arrêté de boire et il va toujours voir son psy. Je te jure que ça va bien se passer... Attends deux secondes.

Je l'entends poser son téléphone et une porte s'ouvrir de son côté.

— Laisse-moi tranquille, putain. Je parle à mon frère, là. Va prendre une douche, ouais... T'es con, t'as tes fringues, là. Désolé, je parlais à... Loïk.

— D'accord... Je te laisse tranquille de toute façon. Bonne nuit.

— Bonne nuit, frangin. Et à vendredi soir.

— À vendredi.

L'appeler quand il est ivre devient plus dur pour moi que de ne pas lui parler du tout. Je déteste quand il est comme ça. J'éteins mon téléphone et me retourne sous ma couette. J'ai envie de lui faire la tête, mais je sais que vendredi, je n'arriverai pas à lui en vouloir.

Un cri déchire le silence de la maison.

Caleb hurle. Tout le monde l'a entendu. Je sors rapidement de ma chambre en même temps que Louise et Marc sortent de la leur. Marc ouvre la porte de la chambre de Caleb en l'appelant doucement et allume la lumière pour le retrouver dans un coin de la pièce, les mains sur les oreilles à pleurer de tout son saoul tout en continuant de hurler. J'écarte doucement Marc de l'encadrement et je me rapproche de Caleb pour lui caresser délicatement l'épaule. Il ne supporte pas le toucher de qui que ce soit. Excepté le mien. Je n'ai jamais vraiment su pourquoi, mais tant que j'aurai la capacité de l'aider, je continuerai à le faire.

— Les monstres ? l'interrogé-je en premier.

Il secoue vivement la tête.

— La chaîne au radiateur ?

— Oui...

Je lui tends la main et il la serre fort entre ses doigts. Sa peau est recouverte de griffures. Il est le plus abîmé de tous les garçons de quinze ans.

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