Le quatrième
Abigaël ne m'avait pas menti. Ses parents sont vraiment célèbres. Ils dirigent une maison d'édition à plusieurs millions d'euros de chiffre d'affaires et possèdent en plus de cela, un journal distribué à l'international. En tapant le nom "Maison Larcher" sur Internet, il est facile de trouver des photos de ses parents. Sa mère est une grande brune au corps élancé, quand son père est un homme à l'allure plus bourrue et aux cheveux roux. Abigaël tient de lui sa chevelure écarlate. Il apparaît par ailleurs sur plusieurs clichés, mais jamais il ne sourit vraiment. Pas comme il le fait en cours en tout cas.
Je reste quelques minutes à me perdre sur les différents articles parlant d'eux. Le monde de l'édition ne touche pas autant le public que le cinéma, l'art ou la mode, mais il est facile de trouver des informations compromettantes sur la famille. Il est souvent question de comptes en Suisse et d'imprimeurs mal payés. Je jette un coup d'œil à mon devoir posé à côté de moi sur mon bureau. "La modernisation de la prise de parole". Je ferme mon livre et tape le nom d'Abigaël directement dans la barre de recherche. Tous ces profils sur les réseaux s'affichent et son nombre d'amis ou de followers est à chaque fois impressionnant. J'hésite à le demander en ami, car il suit très peu de personnes. Ma souris reste suspendue au-dessus du bouton "Suivre" Je ferme finalement l'écran et tourne la tête vers l'aquarium. Achille et Moutarde se reposent l'un sur l'autre en me regardant. Je tente de me reconcentrer du mieux que je peux sur mon devoir avant l'arrivée de Tristan. Puis des pas se font entendre dans les escaliers et on toque à ma porte. J'invite la personne à entrer et Louise me sourit.
— Ton frère est là, m'informe-t-elle.
J'abandonne définitivement mon devoir sur mon bureau et descends les escaliers sans prendre la peine de compter les marches. Valentine a tout juste le temps de se relever du canapé, que j'ai déjà enfilé mes baskets sans même défaire les lacets. J'ai conscience que faire ça les abîme, mais je veux être le premier à le prendre dans mes bras. Marc se gare dans l'allée et je trépigne en voyant la portière du passager s'ouvrir. Tristan vient de rentrer.
Il lâche son sac sur le gravier et ouvre grand les bras pour m'accueillir. Notre conversation envenimée au téléphone la dernière fois me passe au-dessus. Mon frère vient de rentrer pour le week-end. Je me jette contre lui et je le serre fort. Il sent le tabac et l'après-rasage. Et un peu le déodorant. Mais l'avoir contre moi me fait du bien.
— Tu m'as manqué... soupiré-je contre son torse.
— Toi aussi petit frère.
Il me serre encore plus fort et se redresse pour prendre mon visage entre ses mains.
— C'est moi, ou tu commences à être poilu ?
Son sourire satisfait m'énerve. Je lui claque le bras en réponse et il me relâche.
— Quand on est obligé de se raser pour ne pas ressembler à un ours, on ne dit rien sur la pilosité des autres.
— Aïe. Touché.
— Tristan !
Inès dévale les marches et il s'accroupit pour qu'elle puisse lui sauter au cou.
— Comment ça va, ma princesse ?
— Bien ! Tu m'as trop manqué !
Elle serre plus fort sa nuque, manquant presque de l'étouffer. Louise nous rejoint et prend Inès des bras de Tristan pour pouvoir le serrer contre elle. Valentine récupère aussitôt sa place, répétant que mon frère lui a vraiment manqué. Caleb reste en retrait sur le perron et se contente de le saluer.
Après de longues embrassades, nous rentrons finalement dans le salon pour le dîner.
Autour de la table, Tristan nous raconte sa vie palpitante à la capitale, les soirées pleines de stars et de gens qu'il ne connaît pas. La musique qui continue de régir son quotidien en plus de ses études.
Sans jamais qu'il n'évoque Loïk une seule fois.
Je sais que parfois, il m'en veut de vouloir en savoir plus sur sa vie, mais son comportement m'inquiète de plus en plus. Alors je décide de lui poser directement la question lorsqu'à la fin du repas, il sort sur la terrasse du jardin pour fumer.
— Comment va Loïk ?
Ses dents mordent sa lèvre inférieure et il s'assoit sur une chaise pour allumer sa cigarette.
— Je... J'en sais rien.
Il se gratte le nez et ne me regarde plus. Le tube de nicotine se consume lentement entre ses doigts. Quelque chose semble l'attrister. Quelque chose qu'il préférerait garder pour lui.
Mais c'est compliqué pour moi d'ignorer l'expression sur son visage. Il n'y a que ses expressions que j'arrive facilement à décrypter.
— Tristan ? Il s'est passé quelque chose avec Loïk ? persisté-je à demander.
Un petit rire nerveux lui échappe. Il s'est définitivement passé quelque chose.
— C'est dingue... Même après tout ce temps, tu arrives toujours à tout savoir.
— Tu ne te caches jamais vraiment avec moi.
Ses lèvres se pincent et il prend une bouffée de tabac avant de la recracher en l'air.
— Loïk et moi... On s'est séparés, avoue-t-il sans me regarder.
— Encore ?
Ses yeux affrontent les miens et il se rassoit au fond de son siège en plastique.
— C'est définitif cette fois.
— Tu avais aussi dit ça la dernière fois.
— Tu vas critiquer tout ce que je dis ? rit-il, quelque peu irrité.
— Oui. Parce que tu es un idiot. Et un peu lui aussi.
— C'est moi le plus con dans l'histoire. Je... Je l'ai trompé.
Au premier abord, j'ai du mal à y croire. Tristan est amoureux de Loïk depuis des années. Il n'aurait jamais eu l'idée de le tromper avec quelqu'un. À moins qu'il n'ait une bonne raison, et encore là, j'ai de sérieux doutes.
— Pourquoi ? T'as forcément une bonne raison. Tu n'aurais jamais fait ça juste parce que tu avais envie de faire l'amour avec quelqu'un d'autre.
— C'est pas ça. Tu... Tu peux pas comprendre de toute façon.
Il reprend sa cigarette entre ses lèvres pour ne plus avoir à me répondre. Mais je n'en ai pas fini avec lui. J'ai besoin de savoir pourquoi il aurait fait ça au seul garçon qu'il a aimé aussi fort de toute sa vie.
— Tu dis ça parce que j'ai pas encore fait l'amour avec quelqu'un ? Tu sais que ça ne compte pas, ce que tu dis ? Parce que c'est Loïk dont on parle et qu'il a été le premier à se soucier de nous. Il a fait attention à nous. À toi. Sans lui, on serait sûrement encore avec pap-
— Tais-toi. S'il te plaît, tais-toi.
Son pied tape contre les pierres de la terrasse. Je le pousse dans ses retranchements. Ça ne me plaît pas plus qu'à lui, mais c'est probablement la seule manière de lui faire avouer la raison de sa faute.
— Tu sais ce qui est le plus difficile ? C'est de me demander constamment ce qu'il a pu trouver de bien chez moi. Je suis un connard.
Il finit sa cigarette et écrase le mégot au fond du petit pot à côté de lui. Mon frère n'avouera jamais que tout ça lui sert à se tuer à petit feu.
— Tu es un parfait idiot, ça, je te l'accorde. Mais pas un connard. Loin de là.
— Tromper mon petit-ami avec le batteur de son groupe, c'est pas être un enfoiré, ça ?
— Non. Parce que je sais qu'il y a quelque chose d'autre. Tu n'aurais jamais fait ça sans raison.
— La seule bonne raison que j'avais, c'était de vouloir le faire souffrir.
Un silence pesant s'installe entre nous. Tristan relève une nouvelle fois son visage vers le ciel et ferme les yeux. Je crois qu'il cherche une bonne manière de m'expliquer ses raisons. Mais il n'en aura jamais. Bien que ce soit quelque chose que je ne peux pas lui avouer.
— Loïk et moi, ça n'allait plus. Entre mes cours et sa musique, on ne se voyait plus du tout. Et puis j'ai commencé à traîner un peu avec ses musiciens. Histoire de pouvoir le voir plus souvent. Mais au final, je le voyais toujours si peu. Puis il y a eu Simon et sa manie à toujours me faire du rentre-dedans... Je sais que j'aurai dû continuer à lui dire non, à le repousser. Mais ça faisait deux mois qu'on s'était pas retrouvé seuls assez longtemps avec Loïk alors...
— Alors t'as couché avec son batteur. Avec Simon. Tu pouvais plus te satisfaire tout seul ?
— Tu... Non ! Putain. Loïk ne m'avait pas touché depuis deux mois ! Et puis je ne sais même pas pourquoi je t'en parle.
— C'est toi qui as lancé la conversation là-dessus, rétorqué-je. Je voulais juste savoir comment allait Loïk.
Il se lève de la chaise, grinçant les pieds en plastique sur la pierre.
— Tu me rends dingue...
Tristan s'apprête à rentrer à l'intérieur, mais il se retourne vers moi, l'air dur.
— Et puis de toute façon, en quoi ma vie amoureuse te regarde ?
— Tu fais n'importe quoi. Alors, oui, ça me regarde !
— De ce que je sais, c'est moi l'aîné, alors arrête de t'inquiéter autant pour moi !
Je serre les poings. Il m'énerve.
— J'ai le droit de m'inquiéter ! Je sais parfaitement que tu bois, je ne suis pas stupide !
— Non ! dément-il avec une voix forte.
— Quand je t'appelle le soir, tu es toujours bourré ! argumenté-je tout aussi vivement. Tu vas finir comme lui ! Comme Papa !
— JE SERAIS JAMAIS COMME CET ENFOIRÉ ! hurle-t-il.
Il donne un coup de pied dans le pot à mégot, brisant la céramique et la porte de la baie vitrée claque derrière lui. Mes poings se serrent plus fort, plantant mes ongles dans mes paumes et j'attrape un ballon d'Inès pour lancer à l'autre bout du jardin en criant. Je suis en colère.
Il est prévu qu'il dorme dans ma chambre le temps du week-end, mais je ne lui donnerai aucune attention. Pas pour le moment en tout cas.
Je sors de la douche, changé pour la nuit et je rentre dans ma chambre au moment où Tristan enfile un t-shirt.
La marque d'une boucle de ceinture dans son dos me fait frissonner. La seule blessure qu'il gardera à jamais dans sa chair, nous rappelant sans cesse à tous les deux les coups qu'il recevait et moi, le fait que je sois sorti sain et sauf de tout ça grâce à lui.
Nous nous couchons chacun dans nos lit, sans se souhaiter bonne nuit.
Je me décide à continuer mes recherches sur Abigaël depuis mon téléphone. Je fais défiler ses photos sur son profil. Des commentaires bienveillants et des "j'aime" sous chacune d'elles. On l'adore. On aime ce qu'il publie. Lui et ses amis à une fête, lui et ses amis dans un bar, lui et ses amis à la plage. Lui. Partout. Son sourire réussit à m'apaiser un peu.
— Noé ?
J'hésite à lui répondre. Est-ce qu'il va encore être en colère ou se braquer si je ne lui donne pas la réponse qu'il veut ? Alors j'éteins mon écran et j'attends. Je fais semblant de ne pas l'avoir entendu, le temps que mon cœur s'apaise et que mes idées se calment.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Tu... Tu viendras avec moi ?
— Où ça ?
Le silence de la nuit est seulement brisé par le petit ronflement de la pompe de l'aquarium.
— Revoir Papa.
À nouveau le silence. Et cette fois, je n'entends que sa demande qui tourne en boucle dans ma tête.
— T'es pas obligé, ajoute-t-il. C'est juste que... Je suis terrifié.
Sa voix tremble.
— Rien que l'idée de me retrouver en face de lui...
J'allume la lampe de chevet et vois mon frère assis sur le matelas, à me regarder en pleurant.
— Même s'il y aura son psy, je...
Je quitte mon lit et le rejoins, le serrant contre moi. Cette fois, on inverse les rôles. C'est moi qui le console et le berce. Nos cœurs battent vite. J'en souffre. Et je sais parfaitement que lui aussi.
— Je vais venir. On affrontera ça ensemble. Comme on l'a toujours fait.
Tristan est mon frère. Mon double. Même si parfois, il m'agace tellement que j'ai envie de balancer ses affaires par la fenêtre, je l'aime.
— Loïk me manque... souffle-t-il dans ma nuque.
Je sais qu'il l'a abandonné une première fois pour moi. Et je sais aussi, que tout au fond de lui, Tristan m'en tient pour responsable.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top