7. Le serpent aux plumes bleues


Une plume aux reflets azurés se découpa lentement du ciel et dégringola dans l'air dense de la jungle. Accompagnée de bruissements, de sifflements, du son des feuilles qui tombent, elle continua sa lente course vers les abîmes dans un tournoiement étrange. Puis elle stoppa doucement son inertie et vint se poser comme une goutte d'encre dans le café, sur la peau métissée du bras de Charlie, qui dépassait du cockpit, inerte.

La peau lisse fut parcourue d'un frisson qui serpenta en s'enroulant autour du corps jusque dans la nuque de la jeune femme. Quelque fins poils soulevèrent la plume qui en était à l'origine et la chassèrent vers le bas.

Charlie reprit connaissance, toussotant, et tenta d'ouvrir ses yeux éblouis par un rayon de la lumière du soleil filtrée par les feuillages. Quelques secondes lui furent nécessaires pour retrouver ses esprits, et très vite une peur froide l'envahit. Elle voulut se retourner pour voir si ses amis n'avaient rien, mais faillit casser son bras qui dépassait de la porte ouverte et moitié arrachée. Elle constata l'espace d'un instant l'ampleur des dégâts – le nez de l'engin fumait et était complètement broyé – avant de continuer son mouvement et de se retourner vers l'arrière où devaient se trouver Rebecca et Camille.

Ils étaient là, Camille qui semblait en train de se réveiller, et Rebecca inconsciente.

- Ça va ? demanda Charlie d'une voix moins assurée qu'elle ne l'aurait voulu.

Camille resta silencieux et commença à regarder autour de lui pour comprendre. Charlie posa sa main sur le bras de Rebecca et la secoua doucement, inquiète de ne toujours pas l'avoir vu bouger. Son ami partagea un regard silencieux avec elle et se rapprocha un peu.

De longues secondes étirèrent le silence alors qu'un fin rayon de lumière venait rougir les paupières immobiles. Enfin, ils purent voir les yeux fermés de Rebecca se froncer sous ses lunettes, et leur acolyte émergea doucement.

Charlie laissa échapper un soupir de soulagement tandis que Camille posait sa main sur l'épaule de Rebecca.

- Eh, ça va ? demanda-t-il.

Elle regarda les deux visages penchés sur elle, puis se redressa un peu en se frottant la tête.

- Merde, qu'est-ce qui s'est passé ? On a atterri ?

- On peut dire ça..., répondit Charlie avec une drôle de grimace.

Rebecca regarda par le hublot, et lentement, se retourna vers Charlie en faisant les grands yeux.

- On s'est... ? On est morts.

- Crois-le ou non, on est bel et bien vivants... au beau milieu de la jungle.

- Merde, c'est pas beaucoup mieux.

- Bon, tu peux bouger ?

- Ouais, je crois.

Elle se leva difficilement et les trois sortirent de l'avion... ou de ce qu'il en restait. Ils firent quelque pas avant de s'arrêter pour contempler d'abord le trou dans la canopée qu'avait causé leur crash, et puis surtout le sol. Tout autour de l'avion, des milliers de petites plumes bleues étaient disposées, tapissant la terre humide et meuble d'un duvet surnaturel.

- Waow, c'est bizarre, fit Rebecca.

- Le crash a dû effrayer tout une colonie d'oiseaux, proposa Camille.

Charlie se baissa pour ramasser une plume.

- Vous entendez ?

- Quoi ? répondirent Rebecca et Camille ensemble.

- Aucun oiseau ne chante.

Camille partagea un froncement de sourcil avec Rebecca, et celle-ci se tourna à nouveau vers Charlie.

- Bon, on devrait voir si le GPS fonctionne toujours et si on a moyen de sortir d'ici avant de pourrir.

- T'as raison. ¡Ea!

Les trois rejoignirent l'appareil qui gisait au centre du cercle bleu, carcasse qui elle-même disparaissait peu à peu, recouverte du même duvet d'azur.

- Là, regardez !

Charlie tendit le GPS qui indiquait encore leur position.

- On est pas loin du Patuca. Tu m'as dit que le village se trouvait sur les bords du fleuve, hein Camille ?

- Oui. Et on a le bateau gonflable à l'arrière, non ?

- Oui, c'est la grosse caisse, là.

- Bon, intervint Rebecca. Je crois qu'on sait ce qu'il nous reste à faire. On ferait mieux de s'y mettre tout de suite. On a la journée pour atteindre le fleuve. Je suis certaine qu'une petite randonnée de nuit serait agréable, mais non merci.

- Je suis du même avis, acquiesça Charlie. Récupérez vos sacs à dos. On va se relayer pour porter la caisse par deux.

- Elle est si lourde que ça ? demanda Camille tout en soulevant la grosse caisse de plastique gris. Ah... oui.

GPS en main, la caisse contenant le bateau pneumatique entre deux paires de bras, ils s'enfoncèrent dans l'ombre fraîche de la Mosquitia, laissant derrière eux l'avion mort et le cercle bleu.

Ils furent accompagnés des bruits de la jungle et purent enfin entendre les oiseaux chanter, accompagnés par des cris de singes et quelques lointains tapotements sur les troncs. La marche était pénible et difficile, surtout quand il fallait porter la caisse, et ils durent de nombreuses fois faire de grand détours pour contourner un obstacle impraticable que le GPS ne pouvait prévoir.

- Je suis sûr que Morales est déjà en train de fouiller chaque recoin de cette forêt pour nous retrouver et nous étrangler, dit Rebecca alors que c'était à son tour de diriger le groupe et donc de ne pas porter la caisse. J'ai plus peur de tomber nez à nez avec lui qu'avec un tigre.

- Il n'y a pas de tigre ici, fit remarquer Camille, soufflant de fatigue.

- Mais il y a Morales !

Comme pour contredire Camille, un puissant et aigu cri de félin retenti, faisant taire tout le monde.

- Ok, il y a peut-être pas de tigre, dit Rebecca, mais il y a assez d'autres bestioles qui veulent nous bouffer. On devrait se dépêcher.

Ils continuèrent donc en pressant le pas alors que le soleil poursuivait sa course au-dessus du haut voile vert des arbres qui essayaient de le rejoindre.

- Écoutez ! instigua Camille quelques heures plus tard.

Perçant à travers la multitude de petits bruits que produisaient les animaux, un ronflement continu s'était tranquillement installé.

- Le fleuve dans son lit, dit Charlie. Enfin !

Ils grimpèrent la longue pente encombrée de broussailles de derrière laquelle venait le bruit d'écoulement. Ils durent s'y mettre à trois pour soulever la caisse et passer au-dessus des troncs noirs leur barrant la route. Ils glissèrent plus d'une fois et faillirent bien se retrouver en bas à devoir chercher un autre accès, mais après quarante minutes d'effort, ils finirent par atteindre le sommet et se laissèrent tomber pour reprendre leur souffle.

- C'est pas trop tôt, lâcha Charlie qui s'était relevée et qui contemplait le paysage saisissant que leur offrait leur point de vue.

En dessous d'eux rampait un gigantesque serpent. Son corps ondoyant était fait de la matière du ciel, du ciel sinueux qui s'enfonçait doucement dans l'épaisse jungle, creusant des sillons sur son lent passage.

Ils descendirent prudemment en direction du fleuve et rejoignirent enfin son bord alors que le jour mourrait et que leurs chevilles saignaient, lacérées par les ronces sans qu'ils s'en soient aperçus.

- Ok, aidez-moi à ouvrir cette caisse, demanda Charlie. On va le gonfler maintenant.

- Tu ne comptes quand-même pas aller sur le Patuca maintenant ? s'inquiéta Rebecca.

- Non. Enfin si, mais pas pour se déplacer. Je pense que ce serait mieux qu'on dorme sur le canot pour éviter les bêtes.

- Hmm, malin ! approuva Rebecca. On a des cordes ?

- Il y en a oui, informa Camille alors qu'ils avaient ouvert la caisse et commençaient à en sortir le matériel.

Ils gonflèrent le canot à l'aide d'une petite pompe qui se trouvait dans la caisse, assemblèrent les pagaies et les placèrent au fond du bateau quand celui-ci, après de nombreux relais à la pompe, fut enfin gonflé.

- On va essayer de l'attacher à cet arbre et à ce truc qui dépasse de l'eau, là-bas, proposa Charlie. Rebecca, tu grimpes ?

- C'est comme si j'étais déjà en haut !

Rebecca prit la corde et l'emmena dans l'arbre tandis que Camille et Charlie montaient dans le bateau avec l'autre corde pour aller l'attacher à une branche qui perçait la surface du fleuve. Le courant était faible et ils y parvinrent sans difficulté.

- C'est bon, vous êtes bien accrochés ? hurla Rebecca du haut de son arbre.

- ¡Chachi piruli! s'exclama Charlie. C'est tout bon.

Rebecca roula des yeux comme à chaque fois que Charlie utilisait cette expression d'enfant. Elle sauta de l'arbre tandis qu'eux revenaient vers le bord.

- Bon, leur dit-elle. Je vous préviens, on va devoir se serrer cette nuit, on n'a pas de couverture.

- Ah ! lâcha Camille. On va mourir de froid plutôt que mordus par les serpents, j'imagine que c'est une bonne nouvelle.

- Avoue, t'aimes l'idée de nous trois collés dans une petite barque en pleine nuit.

Ils s'installèrent donc dans le canot pneumatique et s'aidèrent d'une pagaie pour se pousser à un ou deux mètres du bord. La nuit et ses bruits inquiétants les noya, mais ces derniers furent accompagnés des rires des trois amis qui pouvaient enfin profiter de se détendre un peu.






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Pour la petite histoire...

Le serpent à plumes est une entité présente dans plusieurs religions pan-mésoaméricaines. Il porte les noms de Quetzalcóatl, Q'uq'umatz ou encore Kukulkan. Le double symbolisme de ses noms et de son apparence renvoie à un dualisme très présent dans la pensée mésoaméricaine : celui de la terre et du ciel, du divin qui peut voler pour atteindre les cieux et de la nature humaine qui rampe sur la terre. Mais contrairement à d'autres dualismes qui séparent les polarités, le serpent à plumes unit le ciel et la terre en un tout indissociable.

La circulation constante et les échanges culturels en Mésoamérique ont permis à des concepts comme celui du serpent à plumes de se répandre parmi les peuples l'habitant jusqu'à devenir des éléments fondamentaux de leurs cultures.

Si on ne le voit ni voler ni ramper, le serpent à plumes continue de s'insinuer depuis au moins deux-mille ans dans les idées et les cultures et jusque dans ce livre.

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