4. Le chant du colibri


- Suspendues ?! Et ça veut dire quoi exactement ?

- C'est aussi mauvais que ça en a l'air, confirma Rebecca avec un hochement de tête.

- Pour résumer, répondit Charlie, on a dû redonner nos badges d'accès et on a été forcées de prendre toutes nos vacances maintenant. Et je ne crois pas que le Señor Morales voit d'un bon œil qu'on rôde prêt de l'Institut. Je ne serais pas surprise qu'il ait interdit à nos autres collègues de nous adresser la parole tant que nous serons en "vacances".

- C'était ça ou il appelait les flics pour détérioration de patrimoine, continua Rebecca.

- Oui, on ne s'en sort pas si mal au final, conclut Charlie.

- Mais vous avez quand même pu avoir les résultats de la datation ?

- Tu rêves, s'exclama Rebecca. Même s'il les avait eus, le Señor ne nous les aurait pas donnés. T'as pas vu comme il était remonté !

- Ils devraient tomber dans la journée, annonça Charlie. Je crois qu'il va falloir faire du gringue à un employé pour qu'il nous les donne.

Se retournant amusée vers sa collègue :

- Il me semble que le stagiaire avait un petit faible pour toi, Rebecca, non ?

- Alors là, tu peux te gratter ! Et en plus c'est toi qu'il reluque à longueur de journée. C'est toi qui t'y colles !

- Hum, bon on verra. On tirera à pile ou face.

- Je te laisse ma face. Ne me remercie pas.

Charlie, déjà la tête ailleurs, repéra un bus qui arrivait.

- On va au Picacho ?

En guise de réponse, Camille et Rebecca se précipitèrent pour acheter trois Licuados à emporter, une boisson aux fruits avec du lait et de la glace pillée, tandis qu'ils criaient à Charlie qui se dirigeait déjà vers l'arrêt :

- Retiens le bus !

Comme si cette dernière n'était pas habituée à ces petits moments de panique qu'ils pratiquaient à chaque fois qu'ils devaient se dépêcher, presque comme un jeu.

Une fois tous à l'intérieur du bus, Licuados en main, Charlie proposa de résumer ce qu'ils savaient déjà de leur découverte afin de mieux préparer la suite. Elle ne comptait pas laisser une simple suspension les éloigner de la mystérieuse trouvaille.

- Donc, si c'est viking comme les gravures à sa surface le font penser, ça voudrait dire que les expéditions scandinaves au Moyen-Âge ne se sont pas arrêtées en Amérique du Nord, mais qu'ils sont descendus jusqu'ici, et peut-être même plus loin vu leur talent pour la navigation.

- C'est pas impossible, répondit Camille. Ils sont bien allé jusqu'au Moyen-Orient pour commercer, non ?

- Ouais, répliqua Rebecca. Sauf que c'est quand même moins loin de la Scandinavie que le Honduras. Ils s'étaient bien installés un moment au Groenland, mais on n'a pas mention d'une si grande expédition depuis là-bas. Un truc si gros, les Sagas devraient en parler.

- À moins que ça ne soient qu'un petit groupe qui se soit perdu et ait fini par arriver ici, tempéra Charlie. C'est comme ça que les vikings ont découvert les Amériques après tout.

- Ça n'explique toujours pas pourquoi ils auraient mis un gros vase dans une grotte sous l'eau, fit remarquer Rebecca.

Le bus arriva au pied du Picacho. Ils descendirent devant la montagne qui se dressait verte au-dessus de Tegucigalpa, exhibant fièrement son nom : Le Pic. Les trois amis s'engouffrèrent joyeusement dans le paseo qui traversait le parc du Picacho et grimpait à son sommet d'où l'on avait la meilleure vue de toute la ville. Ils marchèrent tranquillement entre les palmiers, les arbres fleuris et les murets de pierre jaune en direction de la statue qui trônait en haut du chemin. Sirotant difficilement leur boisson entre deux souffles, la pente n'étant pas si douce qu'elle paraissait, ils se laissèrent accompagner des sifflements des oiseaux qui discutaient entre eux.

Arrivés au sommet après une bonne heure à déambuler entre les rayons du soleil, ils s'assirent près de l'arche de calcaire couverte de lierre et de fleurs roses, qui surplombait le chemin, à côté de la grande statue autour de laquelle les touristes et les promeneurs se reposaient.

- Camille, tu nous racontes encore un conte de la Mosquitia ? demanda Charlie.

- Oh oui ! s'exclama Rebecca.

- Par rapport à la visite des gens à la peau étrange ? Je crois que je vous ai raconté toutes les histoires que je connais.

Les deux filles s'apprêtaient à insister, mais Camille ne leur en laissa pas le temps.

- Attendez, je crois qu'il y en a une que j'avais oubliée.

Il se mit à marmonner pour lui-même afin de se la remémorer et s'arrêta net, fixant Rebecca et Charlie.

- Ça y est, il a trop réfléchi, il s'est fait mal, railla Rebecca, tout de même surprise par l'attitude de son ami.

- Camille, ça va ? s'enquit Charlie.

Camille fronça les sourcils encore un petit moment puis reprit finalement.

- Hum, je ne sais pas si je m'en souviens très bien, je l'avais entendu il y a longtemps. Écoutez ça.

Il prit une inspiration et commença à conter l'histoire.

- C'est une histoire qu'on m'a raconté alors que les nuages étaient lourds et qu'il avait plu toute la journée. Une de ses histoires qui commencent il y a bien longtemps et qui ne finissent jamais complètement. Elle commence sous la pluie, alors que trois amis se sont abrités sous des épaisses feuilles de bananier pour fumer un peu le temps que le ciel se calme.

Camille fit les gestes de celui qui préparait de quoi fumer tout en claquant la langue sur son palais pour imiter le bruit de la pluie.

- Mais alors qu'ils fumaient tranquillement, ils entendirent des bruits venant du contrebas de la petite colline sur laquelle ils se trouvaient. Ils retinrent leur respiration et sortirent leurs sarbacanes, car ils connaissaient les bruits de la forêt et savait que ceux-ci n'étaient pas habituels.

Il retint un moment sa respiration et chuchota la suite.

- Ils rampèrent sous les fougères et se parlèrent en sifflant pour discrètement encercler les nouveaux arrivants. Il y avait dix personnes, des hommes et des femmes, et quand ils arrivèrent tout près d'eux, ils virent que leur peau était étrange et ils se demandèrent si ils étaient tombés du ciel avec la pluie. Ils se mirent d'accord en sifflant qu'il fallait les faire dormir et portèrent leurs sarbacanes à leurs bouches mais à ce moment-là, un chant très aigu vint percer le bruit de la pluie et alors elle s'arrêta de tomber. C'était un chant très beau. Un chant de colibri.

Camille pinça ses lèvres et commença à siffler doucement puis de plus en plus aigu. Il souffla ainsi la mélodie de l'oiseau-mouche durant plusieurs instants, puis il continua l'histoire.

- Alors, les trois amis sortirent des fougères et rejoignirent les êtres à la peau étrange. Ils décidèrent tous qu'il fallait suivre le chant et ils se mirent donc en marche dans sa direction. Et comme ils s'avançaient, un des hommes se transforma en un oiseau bleu.

Il sera ses mains l'une contre l'autre et mimant des mouvements avec ses poignets et ses doigts, fit apparaître deux ailes qui battaient pour s'envoler.

- À peine trois pas plus loin, un deuxième se transforma en oiseau jaune et alla rejoindre le premier dans le ciel. Un peu plus tard une femme aux cheveux blancs se transforma en oiseau rouge et un des trois amis fit battre un plumage orangé. Bientôt, au-dessus de la forêt, treize oiseaux de toutes les couleurs virevoltaient dans les airs. « Il faut continuer de suivre le chant du colibri. » dit l'un des oiseaux. « Mais ce colibri pourrait être n'importe qui. » répliqua un autre. « Son chant est bien trop beau, il faut continuer de le suivre. » dit un troisième. Alors ils continuèrent à voler en direction du chant.

Camille fit une pause pour observer ses deux amies, puis continua, fronçant un peu le regard.

- Ils arrivèrent enfin devant le colibri. Il habitait dans un minuscule trou dans la terre dans lequel son chant résonnait beaucoup. Quand les treize oiseaux furent là, le colibri leur dit qu'ils devaient eux aussi apprendre des mélodies. Il leur dit qu'ils devaient aller vers tous les oiseaux de la forêt et leur demander de leur apprendre leur chant, et qu'ils devaient revenir quand chacun en saurait un. Alors les treize oiseaux de toutes les couleurs se dispersèrent et passèrent des jours à rencontrer les autres oiseaux de la forêt.

Se rapprochant de Charlie et Rebecca, Camille baissa encore la voix et termina le conte.

- Après plusieurs jours, ils revinrent enfin vers le colibri qui ne cessait jamais de chanter. Le colibri demanda à chacun s'il avait appris les mélodies et chacun répondit que oui. Il leur demanda alors de chanter. Tous chantèrent des chants très beaux, mais comme ils s'appliquaient à les siffler comme les oiseaux de la forêt les leur avaient appris, le colibri enferma leurs chants dans treize boîtes et ils moururent.

Il releva un peu les yeux et parla plus bas que jamais.

- Il se dit dans la forêt que parfois on entend le chant d'un oiseau qui vient de sous la terre. Ça serait l'un des treize qui continue de chanter dans sa boîte, car après cela, le colibri prit les treize boîtes et les cacha à différents endroits de la Mosquitia. Et si par hasard on passe au-dessus d'une boîte enterrée, l'oiseau siffle un chant si beau que tous les autres oiseaux se taisent.

Ils se regardèrent tous trois en silence, pensant tous la même chose à propos de ces boîtes que le colibri avait caché.

Soudain, une série de BIP les fit sursauter. C'était le téléphone de Charlie. Elle le sortit et posa son regard sur l'écran quelques secondes, puis le releva vers les deux autres.

- C'est le Señor Morales, dit-elle, avant de lire à voix haute le message qu'elle venait de recevoir. « Datation par thermoluminescence : entre 780 et 810. »

- Ouah ! s'exclama Rebecca. C'est dingue !

- Ouais, répondit Charlie. Et c'est vieux. Trop vieux. C'est pas viking.

- Hum, c'est vrai. Mais alors, ça voudrait quand même pas dire...

- ...qu'on a trouvé un artefact d'une civilisation inconnue, compléta Charlie, quelques étoiles dans les yeux. C'est possible.

Les deux archéologues échangèrent du regard toute l'excitation qu'engendrait la nouvelle, mais elles tentèrent de ne pas crier victoire trop vite. Beaucoup de choses pouvaient expliquer ces dates, à commencer par une erreur dans la procédure de datation. Cela dit, si c'était le Señor Morales qui dirigeait le projet, elles ne pouvaient pas croire qu'il n'ait pas refait les tests au moins trois fois, surtout avec de pareils résultats.

- Et maintenant ? demanda Camille.

- Maintenant, vous venez chez moi, invita Rebecca.

Le soir commençait à tomber quand ils arrivèrent à l'appartement de Rebecca. C'était un petit deux pièces confortable dont les couloirs étaient parsemés de basses. Rebecca était bassiste dans un groupe et ils répétaient souvent ici. Mais seuls les cendriers attestaient de leur présence régulière, les instruments étaient, eux, tous ceux de la bassiste qui préférait la musique au rangement.

Ils s'installèrent sur les gros poufs du salon.

- Alors, demanda Camille, qu'est-ce que tu voulais nous montrer.

Prenant un air sérieux et se levant, Rebecca annonça :

- J'ai un plan.

Camille regarda Charlie un peu inquiet, et celle-ci intervint.

- La dernière fois que tu as eu un plan, on a failli être suspendues.

- Bah maintenant on l'est déjà, il y a plus de risque !

Accusant cette vérité, qui était d'ailleurs en grande partie de sa faute, Charlie ne rajouta rien.

- Bon, en écoutant l'histoire de Camille tout à l'heure, je me suis rappelé d'un truc sur ce vase, et ça m'a donné une idée.

Tout en parlant, elle sortit un objet enroulé dans un tissu.

- Je sais ce que vous allez dire, mais je crois que cette fois ça va marcher. Ce vase, et puis cette histoire... C'est obligé !

Elle souleva le tissu pour dévoiler aux deux autres un bien étrange objet.





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Pour la petite histoire...

Le chant des oiseaux n'est pas inné. Si tous les oiseaux de l'ordre des Passeriformes sont capables de chanter, ils ne connaissent pas les mélodies propres à leur espèce à la naissance. Celles-ci sont apprises auprès des adultes.

Si un oisillon est isolé dès son plus jeune âge, il possédera un répertoire réduit, il est même possible qu'il utilise des notes que les oiseaux de son espèce ayant eu un apprentissage standard n'utilisent pas. Et un oiseau d'une certaine espèce qui n'entendrait que le chant d'un membre d'une autre espèce serait également capable d'apprendre son chant, en l'imitant.

Mais il n'y a pas un chant par espèce, ceux-ci varient selon les régions géographiques, les liens de parentés. Ils ont en quelque sorte leurs propres accents régionaux. Les fines différences de nuances qu'effectue un individu peuvent même permettre à plusieurs congénères de se reconnaître.

C'est un exemple parmi d'autres d'une culture animale, et peut-être même d'art, qu'on associe souvent aux humains en oubliant qu'ils sont, eux-mêmes, des animaux.


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