3. Le Señor Morales

- Vous avez perdu la tête ?!

Le Señor Morales frappa de son poing le tas de feuilles qui ornait son bureau.

- Vous savez comment on appelle les gens comme vous ? Des pilleurs !

Il contourna le meuble pour faire face à Charlie et Rebecca qui se tenaient devant lui.

- Vous me décevez beaucoup, continua-t-il, marchant désormais d'un air menaçant autour des deux jeunes femmes. Je vous confie une équipe qualifiée, du matériel de pointe... Et vous jouez les Lara Croft comme des adolescentes à qui on tendrait leur première truelle !

Le Señor Morales avait le goût des expressions sur mesure. Son air sévère et sa courte barbe, blanche immaculée et taillée droite sur sa peau sombre, contrastait avec son parler soigné qu'il aimait épicer d'un accent british du plus bel effet. Quelques mois passés dans la capitale d'Angleterre avait suffi à lui faire adopter la culture et les manières de ses habitants, sans doute plus qu'eux-mêmes. On ne pouvait cependant nier que cela lui allait comme un gant et l'entendre mélanger les modulations chantantes de la langue de Shakespeare à l'espagnol était toujours un délice, même quand celles-ci vous sermonnait.

Il s'approcha de Charlie et, d'un petit geste sec de la main, lui rabattit son couvre-chef sur les yeux.

- Il ne suffit pas de porter un chapeau pour se dire archéologue, Mademoiselle Tiwaia.

Rebecca ne parvint pas à retenir un pouffement nerveux. Le fait que le Señor Morales n'appelle pas Charlie par son prénom aurait pourtant dû lui indiquer que ce n'était pas le meilleur moment pour rire.

- Ah ça vous fait rire, Rebecca ?

Ça y est, à son tour d'être vouvoyer. Cette fois, il n'était vraiment pas content.

- Vous, bien sûr, vous n'avez rien trouvé de mieux à faire que de la suivre dans ses délires, hein, plutôt que d'essayer de la raisonner.

- Mais on a tout documenté ! tenta d'argumenter Charlie. Et c'était de toute façon trop étroit pour y envoyer plus de personnes. On n'aurait pas pu mieux faire en revenant plus tard !

Il se retourna vers elle comme un taureau devant lequel on aurait agité un tissu rouge. Les deux collègues se mettraient plus tard d'accord pour affirmer que de la fumée sortait de ses narines.

- Et que faites-vous de la propriété du terrain ? lui cracha-t-il. Ses terres appartiennent aux populations de la Mosquitia et vous le savez pertinemment ! Auriez-vous donc si peu de respect pour voler votre propre peuple, Mademoiselle Tiwaia ?

La remarque la vexa profondément, surtout venant du Señor Morales qui savait que ce n'était absolument pas le cas.

- Mais..., tenta de s'interposer Rebecca, avant qu'un simple regard du chef de la section d'archéologie de l'Institut, lui coupe le souffle.

Derrière lui, elle aperçut sur une étagère un mini TARDIS, un jouet représentant le vaisseau du Docteur dans la série britannique Doctor Who. Le Señor Morales en était un fan incontesté et on pouvait le lancer dessus durant des heures si on avait le malheur de prononcer les mots Dalek ou Gallifrey. Mais elle jugea judicieux de ne pas s'y tenter : elle n'avait pas envie de se faire encore vouvoyer.

- Oh, et je sais très bien qui vous a entraîné là-dedans, les informa-t-il. Ou plutôt, qui vous avez embrigadé alors qu'il ne faisait que vous rapporter de jolies histoires. J'aime beaucoup Camille, mais rendez-lui service et transmettez-lui un message de ma part : Dites-lui de ne plus trainer avec vous. Vous avez mauvaise influence sur lui.

Les deux anciennes élèves du Señor Morales, que d'aucun redoutaient dans les couloirs de l'université, commençaient à être agacées de se faire réprimander et avaient toutes deux croisé leur bras dans des moues boudeuses.

Le Señor Morales s'arrêta un instant et les regarda d'un air presque triste.

- Je suis désolé, Mesdames, mais je suis dans l'obligation de vous suspendre.

Les yeux de Rebecca s'élargirent comme des soucoupes.

- Quoi ?! cria-t-elle.

- Pas de discussion ! coupa-t-il, intraitable.

Un moment de silence s'installa, le temps pour les deux jeunes femmes, têtes baissées, d'avaler la sentence. Relevant un peu le regard, Charlie glissa à l'adresse du Señor Morales :

- Avouez tout de même que si ça s'avère être un vrai, ce que cette découverte implique est...

Elle ne finit pas sa phrase car elle distingua sur les lèvres du professeur l'embryon d'un sourire qu'il tenta aussitôt de camoufler.

- Aller, hors de ma vue !

*
*     *

- Bon, tu vois, c'était pas si horrible, dit Charlie à Rebecca alors qu'elles sortaient du bâtiment.

- Tu te fous de moi ? J'ai cru qu'il allait manger nos âmes ! Et t'as entendu, on est suspendues, quoi !

Les rues de Tegucigalpa fleurissaient de gens profitant du soleil de ce milieu d'après-midi ou s'affairant à leurs occupations. Traversant, elles aperçurent Camille en train de siroter une boisson sucrée à la terrasse d'un bar.

- Il va quand-même falloir qu'on trouve un moyen d'étudier ce machin, déclara Charlie. Pas question de passer à côté.

- T'inquiète, j'ai ma petite idée...

Elles rejoignirent Camille à sa table et s'assirent en arborant toutes deux leur plus beau sourire.





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Pour la petite histoire...

Le nom de famille de Charlie, «Tiwaia», vient du mosquito et signifie "se perdre". Le mosquito (Mískitu en langue mosquito) est une langue de la famille des langues misumalpanes, parlée par les Mosquitos, une ethnie d'Amérique centrale vivant notamment au Honduras, dans les jungles de la Mosquitia.

Malgré l'arrivée des Européens, les Mosquitos ont su se protéger de leur influence et ont pu préserver leur langue, qui prend ses racines dans les langues amérindiennes. En effet, le climat chaud et humide, les nombreux cours d'eau, les lagons, les rivières et les marais à mangroves, ont mis en déroute les conquistadors espagnols et ont protégé les populations qui vivaient au cœur de la jungle.

Aujourd'hui encore, ils se partagent ces territoires embrumés qui s'étendent jusqu'au Nicaragua.


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