29. Journal de Rebecca
Jour 13 au squat
Je crois qu'on est en train de créer notre propre langue. Un peu comme quand on était gamines, mais ce coup-ci, on comprend vraiment ce qu'on raconte. On ne s'en est pas rendues compte tout de suite. C'est venu sans qu'on y réfléchisse trop, comme un réflexe. On s'est mises à siffler pour attirer l'attention l'une de l'autre, pour désigner des objets... et maintenant on se retrouve avec une petite collection de sifflements distincts qui nous permettent de discuter, presque comme avant. Pour le reste, on se connait assez bien pour ne pas avoir besoin de trop en dire. Charlie ne parvient pas à retrouver l'usage de la parole, alors on fait comme on peut. J'espère qu'elle va aller mieux. Elle a toujours eu la tête dans les nuages mais depuis qu'on est revenues... Enfin bref, j'ai décidé de commencer ce journal pour consigner nos progrès sur cette langue sifflée qu'on a mise en place. Un vieux réflexe universitaire, j'imagine. Je ne sais pas trop quelle forme il va prendre, ni même si on va élaborer cette langue plus que ce dont on a besoin. Pour l'instant, on arrive à communiquer et c'est l'essentiel. Plus de mots ne m'aideront pas à comprendre ce qui est en train de se passer dans sa tête.
Jour 14
On a de nouveaux noms. Forcément, les coups de coude dans les hanches pour appeler l'autre, ça marche quand on est côte à côte, mais dès que l'une de nous est trop loin dans la pièce, c'est compliqué. Et puis on commençait à avoir des bleus... Donc, on s'est créé des noms sifflés. Et... je me rends compte que ça va être plus compliqué que prévu de décrire une langue sifflée dans un journal écrit en espagnol. Est-ce qu'on devrait créer un alphabet ? Comme si j'avais la moindre idée de comment faire... Bon, je vais essayer quand même. On a donc des noms, et on en a donné aux objets qu'on utilise le plus. Les verbes simples ont aussi le droit à un sifflement spécifique, avec une petite aspiration reconnaissable au début pour indiquer qu'il s'agit d'une action. Pour les nombres, on se contente de mitrailler de coups de langue la quantité exacte. On s'emmêle encore les pinceaux pour tout retenir. Enfin, surtout moi. Mais on a de quoi communiquer sur notre environnement direct, c'est-à-dire cet endroit et les objets qu'il recèle. On n'est pas sorties depuis deux semaines. Le soleil me manque et Charlie passe son temps à observer le dehors à travers l'ouverture en haut du mur. En fait... on ne communique pas beaucoup. Même avec cette langue. Elle est distante, et passer la journée à lui demander de me jeter les clopes ou si elle veut un verre d'eau, ce n'est pas vraiment communiquer. Je me dis que si on arrive à complexifier la langue, elle me parlera peut-être. Mais je ne sais pas si j'y crois vraiment.
Jour 15
Je me rends compte que je n'ai pas présenté les gens d'ici. Il y a des allées et venues, un peu à l'image de notre arrivée, mais certains vivent au squat à plein temps. C'est le cas d'Aureliano, un gars qui a une dégaine bien plus sérieuse qu'il ne l'est réellement et que j'avais déjà croisé lors de soirées où on jouait avec le groupe. C'est aussi le copain de Paola, qui vit également ici. Elle est vraiment cool, toujours énervée contre le monde. Elle est engagée dans plein de causes et prend des risques de malade pour les défendre, mais paradoxalement, c'est celle qui a le plus les pieds sur terre. Et il y a Jorge qui dort là de temps en temps. Je crois que Camille flirtait avec lui pendant une période, mais je ne le connais pas autrement. Ils faisaient tous partie d'une association qui luttait contre la construction de nouveaux barrages sur les fleuves de la forêt. Mais ils ont apparemment dû changer de méthode, vus les murs auxquels ils se heurtaient, et sont venus s'installer ici. Je crois qu'ils recevaient aussi des menaces, mais je n'ai pas bien compris. Et puis, bien sûr, il y a Diego et Yamileth. Ils ont décidé de rester avec nous. J'en suis carrément heureuse. C'est rassurant de voir leurs vielles têtes. Je me sens un peu moins... paumée. Et ça fait du bien de pouvoir discuter en espagnol. J'aime beaucoup parler – siffler – avec Charlie, mais là, c'est juste plus facile. Les autres nous ont expliqué qu'ils bossaient sur un gros truc depuis plusieurs semaines. Ils ne veulent pas trop nous en dire pour l'instant, par prudence sans doute, mais apparemment ça implique des drones, des déplacements, et pas mal de boulot. Je leur ai proposé notre aide, et Yami et Hari également. C'est la moindre des choses que l'on puisse faire après le service qu'ils nous rendent en nous hébergeant.
Jour 16
Bon. Je crois qu'il me faut être sincère. Depuis qu'on est arrivées ici, on ne communique presque plus avec Charlie. Je croyais que la langue sifflée arrangerait ça, mais en vérité, c'est de pire en pire à mesure que les jours passent. Charlie n'a jamais été très... sociale. Et ça lui est déjà arrivé d'avoir de longues périodes où elle s'enfermait dans son travail et ne parlait à presque personne. Sauf à moi. J'ai toujours été son lien avec le reste de monde pendant ces périodes. On a toujours continué à échanger, au moins un peu. Mais cette fois, c'est différent. J'ai l'impression qu'on perd ce lien. Je ne parviens plus à lui parler. Et ça me fout les boules. Elle n'avait jamais agi comme ça avec moi et je me sens complètement nulle et incapable de l'aider. Je vois mon amie qui fixe le ciel toute la journée et j'ai aucune putain d'idée de ce que je dois faire. Je n'arrive même pas lui demander ce qu'il se passe.
Jour 17
On a pas mal discuté avec Paola, Jorge et Aureliano, à propos de notre "expédition" dans la Mosquitia. Je ne leur ai pas tout raconté, bien sûr, mais je leur ai donné les grandes lignes en leur disant que c'était une idée de Camille et qu'il pensait vraiment qu'on allait trouver quelque chose qui, à terme, aiderait les populations là-bas. J'ai un peu déguisé la vérité ; ils n'ont pas besoin de tout savoir. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils n'ont pas gardé leur langue dans leur poche pour commenter notre... façon de faire. Pour eux, on a voulu utiliser les populations de la forêt pour parler à leur place. (Je ne leur ai même pas parlé de cette histoire de langage que Camille voulait voler !) Ils disent qu'on n'a pas à s'approprier leur parole, que c'est une attitude coloniale. Ce n'était pas spécialement agréable à entendre, mais quand Diego a ajouté qu'on courrait après des fantasmes et qu'on idéalisait les gens qui habitent là-bas, je me suis rendue compte qu'ils avaient certainement un peu raison. Et Camille n'est pas le seul coupable à ce niveau-là. Maintenant que je l'écris et que j'y repense la tête froide, c'est d'autant plus flagrant. On s'est invités dans la Mosquitia en pensant qu'on allait sauver le monde alors qu'honnêtement, on cherchait juste à donner du sens à nos petites vies. Jorge était peut-être le moins prompte à nous juger. Il nous a simplement dit que nous cherchions une solution miracle qui ne pouvait pas exister, et que si nous nous préoccupions réellement de la forêt, il fallait ouvrir les yeux et stopper ce qui la ronge. Je sais très bien de quoi il voulait parler : leur association a lutté pendant des années contre les multinationales qui exploitent la Mosquitia. Mais je n'arrive pas à nous voir autrement qu'impuissants face à ça. On résume : impuissants, naïfs, et un tantinet coloniaux. Ça fait beaucoup à encaisser pour une seule journée...
Hey Rebecca, c'est moi. C'est Charlie. J'ai vu ton journal qui trainait et je n'ai pas pu m'empêcher de le lire. Je vois tout ce que tu fais en ce moment et je me suis permis d'y écrire ceci pour que tu saches à quel point ça compte pour moi. Je sais que je suis bizarre depuis la pyramide. Mais même si je ne sais pas moi-même vraiment ce qu'il se passe, je t'assure que ça s'arrangera. Tu n'as pas besoin de paniquer, on se sortira de tout ça. Je sens que je suis en train de changer, et même si ça me fait peur, c'est peut-être pour le mieux. J'ai juste besoin d'un peu de temps. C'est seulement que c'est difficile pour moi de parler en ce moment. Et même d'écrire ceci. C'est comme si j'étais loin de tout le monde. J'entends vos voix, je comprends ce que tu écris ici, mais on dirait que tout bourdonne. Il n'y a plus qu'un bruit de fond. Et même si j'arrivais à l'atteindre – même si je peux te parler en sifflant, je ne trouve rien à te dire. Et j'ai beau chercher, essayer, rien ne vient. Alors je voulais que tu saches que mon silence n'a pas d'importance. On a toujours été plus que des mots. Et tu ne fais rien qu'il ne faudrait pas faire. C'est à moi de me retrouver et de comprendre. Tu m'as toujours aidée quand je m'éloignais mais cette fois je suis allée un peu trop loin et je vais devoir retrouver le chemin toute seule. J'aimerais vraiment réussir à t'en dire plus. Je suis désolée de ne pas y arriver. Notre langue était une belle idée, mais je crois que je suis restée perdue dans cette pyramide. Et je suis encore trop loin en-dessous pour pouvoir te parler.
Jour 18
Hey Charlie. Je ne m'attendais pas à ce que tu écrives là-dedans. Tu n'as pas idée comme ça m'a fait du bien de te lire. En fait, si, tu sais très bien. Je ne sais pas si tu le rouvriras, mais je laisserai désormais ce carnet posé sur la table. Et tant pis pour notre langue. On a essayé les idées improbables, maintenant donnons sa chance au temps, comme tu le dis. Mais tâche de ne pas oublier ce qu'on a déjà créé ! J'avais même commencé un lexique. Bon, je sais, t'es pas du genre à oublier. C'était une remarque à ma propre attention. Plus sérieusement, si c'est d'un peu de temps et de silence dont tu as besoin, je peux te trouver ça. Mais continuons quand-même à nous appeler par nos noms sifflés. Je les aime bien ! Bon, et comme je ne sais pas si tu vas continuer à lire ce petit journal et que je ne veux pas écrire dans le vide, je vais quand même noter les nouvelles de la journée. Il semblerait que nous ne soyons pas les seules recherchées par les flics ! Tout le groupe qui vit ici – les anciens membres de l'association de défense de la forêt – doit faire profil bas. Leur dernière action n'était pas tout à fait légale (voir pas du tout) et comme ils étaient déjà connus des autorités, ils sont fichés. Et maintenant, ils sont comme nous dans cette cave aménagée, à ne pas trop pouvoir mettre le nez dehors. Bon, certains, comme Jorge, s'en foutent un peu ; ce n'est quand même pas au point où ils auraient volé, je ne sais pas, un avion... Mais Paola et Aureliano sont assez flippés par l'idée de sortir. Tout ça explique leurs tentatives de faire pousser des légumes sur le toit. Et on ne va pas s'en plaindre : la saison est un peu sèche, mais je n'avais jamais mangé d'aussi bonnes salades. Espérons qu'on ne se fasse pas griller par un plan de tomates qui dépasse. On s'en sort plutôt bien en tout cas. On a besoin de presque rien qui vienne de l'extérieur. Voilà pour l'actualité du jour. Et, Charlie : merci de m'avoir rassurée. J'en avais besoin.
Rebecca, je sais que tu ne veux pas croire ce que tu as toi-même vu, mais il y a quelque chose dans les volées d'oiseaux. Et j'arrive à les lire. Chaque oscillation a un sens. Je pense que personne ne le remarque parce que vous vous boucher tous les oreilles et qu'il faut écouter les sifflements des oiseaux pour mieux se concentrer. Si vous enleviez vos écouteurs ou vos bouchons, et que vous regardiez en l'air, vous comprendriez aussi. Je ne sais pas comment te l'expliquer, mais il faut que tu regardes. Il faut que tu essaies vraiment. Tu verras que ça parle de nous, Rebecca. De nous trois. Je me demande si je pourrais communiquer en retour... S'il-te-plait, ne flippe pas, je vais bien. J'aimerais juste que tu puisses le voir. Que tu acceptes d'écouter. C'est quelque chose de vrai. Quelque chose de plus... Quand je veux l'écrire, ça tombe en morceaux. Ne te bouche pas les oreilles comme les autres.
Jour 19
Bien sûr que j'ai peur ! Tu agis normalement toute la journée, et quand j'ouvre le carnet avant d'aller dormir, je trouve ça. Je ne te comprends pas. Tes délires sont censés me faire me sentir mieux ? Comment tu peux croire que tout va bien ? Je n'ai même pas envie de continuer à noter quoi que ce soit ici. J'essaie de t'aider, Charlie, mais il faut aussi que tu te bouges. Tu me fous les boules, là.
Et tu penses que c'est facile pour moi ? Quand je te dis que j'ai de plus en plus de mal à communiquer, ce n'est pas pour me plaindre ou pour m'excuser. Ça me prend des heures pour écrire quelques lignes dans ton journal. Il me faut toute mon énergie pour me concentrer. Et pour te parler, même te faire un geste, c'est la même chose. Quand je t'ai demandé cet après-midi de m'aider à attacher à ma cheville la plume bleue que j'ai ramenée, j'avais peut-être l'air d'être normale. Mais le simple fait de te demander ça en sifflant m'a tellement fait tourner la tête que j'ai dû aller dormir après. C'était un bon moment et je veux qu'on passe plus de temps comme ça. Je ne veux pas que tu croies le contraire. Mais non, je n'agis pas normalement. Et je suis désolée si je te fais peur. Ce que j'ai écrit hier, ce n'était pas un délire. Tu me connais depuis assez longtemps, tu as bossé avec moi : tu sais que je ne suis pas du genre à croire aux fantômes. Si toi, tu ne veux pas me croire, laisse-moi le luxe d'être celle qui a peur.
Jour 20
Bon, on dirait que je suis nulle pour tenir mes promesses. Le calme et l'attente, c'est pas mon truc. Mais je vais réessayer. Promis. Tu sais, il y a quelque chose en toi que j'ai toujours admiré et craint à la foi. Je t'ai toujours vue, en quelque sorte... flotter au-dessus de nous. Je ne parle pas uniquement de quand tu étais plus distante. Il y a quelque chose qui m'a toujours intimidée chez toi. Tu as cet éclat dans le regard qui semble parfois fixer un point invisible. Je ne te l'ai jamais dit, mais je t'ai souvent observée en cachette, quand tu avais l'air de regarder ce que je ne pouvais pas voir. J'essayais de percevoir dans tes yeux un reflet, une ombre, ou même quelque chose qui s'en évaderait. Et ces dernier temps, c'est comme si cette chose dont je soupçonnais l'existence luttait pour sortir. Malgré tout, tu as l'air invincible. Je sais que quelque part enfouie, tu restes celle que j'ai toujours suivie. Alors j'attends, dans l'angoisse, que tu réapparaisses et que tu redeviennes maîtresse de ta langue. Et ce moment n'arrive pas.
Moi je pensais que c'était toi qui étais invincible. Je n'arrive plus à écrire. Merci d'être là. Je ne suis pas moi si je suis seule. Et Rebecca, tu crois que Camille va bien ?
Jour 21
Alors n'écris plus et prend ton temps. On verra bien quand on se retrouvera. Camille va bien, j'en suis certaine. Je pensais qu'il aurait su que nous mentir était la chose la plus dégueulasse qu'il puisse nous faire. J'essaie de me dire qu'il est juste stupide, mais je peine à me convaincre qu'il ne se doutait pas que sa trahison aurait cet effet sur toi. J'espère qu'il finira par s'en rendre compte.
On ment tous. Tout le temps. Camille a fait au mieux et c'est notre ami. Le reste ne compte pas. Je crois que la langue est une bonne idée, Rebecca. Il faut qu'on puisse communiquer. Et si je n'y arrive plus, regarde dans les nuées. Avec elles, je peux. Mais on doit continuer de siffler.
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