25.
- C'est tellement silencieux ici, murmura Charlie.
Ils descendaient dans le noir, épaule contre épaule, et osaient à peine parler.
- On y est, lâcha Camille.
- Comment tu le sais ? demanda Charlie. Comment tu peux être sûr qu'on ne s'est pas trompé quelque part, qu'on a pris le bon chemin ?
Leurs lampes-torches pendaient à leurs poignets. Elles faisaient balancer les ronds de lumière en venant heurter quelques fois leurs cuisses, pavant le sol de furtifs éclats.
- Parce que c'est celui qu'on a choisi. C'est peut-être pas le plus important, que ce soit le bon.
Les ténèbres devant eux semblèrent tout à coup immensément vides. Leurs souffles ne résonnaient plus.
Ils levèrent leurs lampes dans l'abîme. Et l'abîme se remplit. Des surfaces lisses se refermèrent sur eux, les isolèrent dans un espace gigantesque. Des dizaines d'arêtes formant un volume circulaire les enserrèrent. Le vide s'était replié sur lui-même et ils se trouvaient maintenant au centre, entourés de quatre monolithes.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Rebecca en contemplant les courbes des quatre grandes pierres qui se tendaient vers le centre.
- Reculez ! cria Charlie en attrapant les deux autres afin de les entrainer en arrière.
Ils se rattrapèrent en dehors du carré que formaient les monolithes. Ils attendirent, un peu hébétés, qu'il se passe quelque chose.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Camille.
- Je... Rien. J'ai cru entendre un br...
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase. Un bruit sourd résonna dans toute la salle pendant plusieurs secondes : celui d'une lourde pierre qui tombait.
- L'entrée ! hurla Rebecca. Elle a été refermée !
- Vite, il faut en trouver une autre ! ordonna Charlie.
Ils se précipitèrent vers les autres extrémités de la salle, espérant trouver une sortie à temps, avant qu'elle ne soit aussi refermée. Mais leurs mains avaient beau palper la pierre froide, ils ne trouvaient rien. Il n'y avait aucun autre passage.
- On est bloqués ici, lâcha Rebecca. Merde !
- Il y a forcément une autre sortie, tenta de la calmer Charlie. On va la trouver.
Une heure passa. Une heure durant laquelle ils tâtèrent chaque interstice dans les murs, guettèrent chaque courant d'air. Et puis Rebecca demanda :
- Vous avez regardé s'il y avait des dessins ?
Et ils comprirent ce qu'ils avaient loupé. Depuis que Charlie les avait tirés des monolithes, ils les contournaient consciencieusement, au point de ne pas avoir cherché au milieu.
Ils se retrouvèrent donc vers les imposants pics, et hésitèrent un instant avant de pénétrer dans l'enceinte qu'ils formaient.
- C'est bien là, dit Camille.
Il y avait un seul grand dessin. Il représentait un gigantesque serpent qui avait la gueule grande ouverte. Son corps s'enroulait encore et encore et sur ses plis gisaient des plumes et des poils, et des morceaux de feuilles déchirés.
- Il doit avoir gobé les silhouettes, murmura Charlie.
- C'est quoi au-dessus de lui, regardez, montra Rebecca.
- Des oiseaux, dit Camille. Ils doivent attendre pour manger les restes...
Ils fixèrent le dessin, pétrifiés par ce qu'il signifiait.
- Vous avez remarqué ce que sont ces monolithes, chuchota Rebecca.
Les deux autres hochèrent la tête, interdits. Sillonnant le sol de la salle, des gravures s'imbriquaient les unes dans les autres comme tant d'anneaux d'un long corps. Celui-ci zigzaguait dans tous les sens pour se terminer au centre. Là, le corps onduleux se faisait pousser une tête et ouvrait si grand la gueule que ses crochets sortaient du sol.
Ils étaient pris dans la mâchoire désarticulée du serpent.
- Je sais quoi faire, déclara Camille.
- Quoi ?
Il s'assit et tendit les mains pour enjoindre ses deux amies à faire de même. Elles acceptèrent, s'assirent en face de lui et le regardèrent.
Camille ferma les yeux. Après une hésitation, Charlie l'imita. Rebecca préféra garder les siens ouverts.
Il prit une longue inspiration. Ils y étaient. Ils avaient rapporté le chant au cœur de la jungle et là, à ce point précis où convergeaient les chemins de la forêt, ils allaient le relâcher.
Il expira, et son soupire se compressa derrière ses lèvres et se transforma en une puissante vibration.
Le chant s'envola dans la salle. Les trois eurent un creux au ventre en l'entendant résonner entre ces murs polis. Il n'avait probablement plus été sifflé dans ce temple depuis des centaines d'années.
Il monta dans les airs comme affolé, rebondit quelques fois sur les parois, tournoya au-dessus de leurs têtes. Il s'enfila dans chaque couloir, dans chaque conduit, emplit les salles poussiéreuses et les salles vides, l'eau des vieilles rigoles et les endroits secs. Quelque part, des enfants sans visage l'écoutèrent.
Il y décrivit des vrilles, des arabesques, tourna encore et encore et encore. Trop vite.
Il paniquait. Le chant était trop rapide, il s'emballait. Les notes se firent dissonantes, le souffle court. Le sifflement grinça, devint une plainte.
Et soudain, ce fut le silence.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Rebecca.
- Ça ne va pas marcher, haleta Camille.
- Quoi ? Mais si, t'inquiète, détends-...
- Non ! cria-t-il. Je te dis que ça marche pas. Ça sert à rien. On est bloqués ici !
Rebecca allait répliquer, mais Charlie posa la main sur son bras pour l'en empêcher.
Camille s'éloigna un peu, et Charlie et Rebecca restèrent seules, assises face au vide.
*
* *
Charlie contemplait le dessin, essayant de lui trouver du sens. Elle visualisa les autres qu'ils avaient vus. Était-ce une histoire ? Y avait-il un ordre ? Les trois créatures les représentant finissaient par disparaître. Les morceaux de leur corps jonchaient les dernières salles.
Elle ne comprenait pas pourquoi. Elle ne comprenait pas ce qu'étaient ces oiseaux qui attendaient pour dévorer leurs restes. Il n'y en avait eu nulle part d'autre dans la pyramide.
À part elle.
Cette histoire n'avait pas de sens. Ils avaient dû se tromper. Et qu'étaient-il sensés trouver ici ? Il n'y avait aucune trace des vases, pas de chant d'oiseaux. Pas un bruit. Même Camille restait silencieux.
Ils avaient été pris au piège en suivant des enfants qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient et qui s'amusaient à les faire tourner en rond.
Ils s'étaient imaginés que les dessins racontaient quelque chose parce qu'ils trouvaient l'idée belle et qu'ils avaient envie d'y croire, mais ce n'étaient que des graffitis sur les murs. Ils s'étaient perdus.
Rien de tout ça n'avait de sens.
- Ils ne tournoient pas..., murmura-t-elle.
Ses mots venaient de percer le silence dans lequel ils étaient tous plongés depuis que le chant de Camille s'était tu.
- Quoi ? demanda Rebecca.
- Les oiseaux..., répondit Charlie avec cette fois plus d'assurance et même d'excitation dans la voix. Les oiseaux ne tournoient pas comme des charognards. Ils s'enfuient ! Ils s'envolent !
Camille se rapprocha lentement.
- Ce ne sont pas les restes de leur corps sur le serpent, ce sont leurs peaux ! s'exclama-t-elle.
Alors qu'elle disait cela, elle arracha les plumes qui ornaient sa peau bleutée, les colliers qui alourdissaient son cou. Et enfin, elle se défit du masque qui cachait son visage.
Elle leva les yeux alors que les deux autres la regardaient.
- C'est ça ! cria-t-elle. Les masques nous empêchaient de regarder au-dessus de nous ! Il y a une ouverture, là !
De nouvelles peaux et de nouvelles têtes vinrent bientôt remplir la gueule du serpent. Ils se les étaient enfin arrachées.
- Aidez-moi, demanda Charlie. Faites-moi la courte-échelle.
Elle grimpa sur un des crochets de pierre et atteignit l'ouverture qui entaillait le plafond au-dessus. Elle s'y introduisit et aida ses amis à la rejoindre.
C'était un conduit qui remontait de manière très abrupte en décrivant des spires sous terre. Ils le parcoururent en rampant aussi vite qu'ils les pouvaient, étouffant après avoir passé tant de temps sans voir le ciel.
Enfin, Charlie poussa une plaque au-dessus d'elle et le tunnel entier fut inondé d'air et de lumière. Elle s'en extirpa, toussant, et attrapa les bras de ses amis pour les tirer dehors.
Ils restèrent couchés sur le sol, reprenant leur souffle, remplissant leurs poumons de l'air pur qui leur avait manqué.
Et puis Camille se releva le premier, et recula de deux pas.
Charlie et Rebecca l'observèrent d'abord sans comprendre ce qu'il regardait, puis elles virent.
Tout autour d'eux, il y avait des barrières, des panneaux, des spots électriques. Des appareils étaient fixés sur des trépieds. La ruine entière était parcourue de câbles et délimitée par des marques.
Elles se retournèrent vers Camille qui semblaient à peine prêté attention à tout ça, les regardant simplement avec un air qu'elles ne lui connaissaient pas.
Il se rapprocha et déclara, la voix hésitante :
- Je vous ai menti.
____________________________________________________________Pour la petite histoire...
En maya yucatèque, serpent se dit kan. Le mot K'uk'ulkan signifie littéralement Serpent à plumes, une des nombreuses variations de la divinité. Ce nom désigne également une pyramide de la cité de Chi'ch'èen Ìitsha' (littéralement : « À la bouche du puit des sorciers de l'eau »), ville maya bâtie autour de cinq cénotes (du maya dz'onot signifiant puits sacré) dans la péninsule du Yucatán.
Cette pyramide possède quelques particularités. Si on applaudit à un endroit précis, l'écho ressemble au battement des ailes du quetzal. Mais c'est surtout son escalier nord qui lui doit sa réputation. À son pied, des têtes de serpent sont sculptées, ouvrant la gueule et tirant la langue. Et durant les équinoxes et le solstice d'été, le soleil projette l'ombre des degrés de la pyramide sur l'escalier, ce qui dessine le corps onduleux du serpent descendant lentement du haut du temple.
Depuis des centaines d'années, il rampe sur la pyramide, et aujourd'hui encore, si l'on s'y trouve le jour exact, on peut apercevoir ses jeux d'ombres.
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