13. Jeux d'ombres


Il n'y avait personne sur la rive. L'étendue verte jaunie découpée par l'eau ne portait pour mouvement que le balancement imperceptible de certaines herbes courtes. De fins troncs sur le sol avaient séché déjà et traçaient des lignes sur la brûlure matinale qui tombait du ciel. La forêt s'était réveillée dans le calme pour ne trouver qu'elle-même.

Mais une des lignes, parterre, se déplaçait. Un tronc pas plus grand que les autres. Au-dessus, dans les feuillages, on pouvait entendre le bruissement de quelques petits animaux qui partaient pour une journée de chasse. S'ils baissaient la tête, ils apercevaient le trait noir du tronc qui bousculait les angles en croisant ses semblables inanimés.

Le fleuve, un peu plus loin, stagnait presque et ne reflétait que les tâches de soleil. Il avait l'épaisseur et la placidité de l'huile. Sa limite avec la terre était trouble par endroit et plus nette à d'autres. Depuis ceux-ci, le ballottement du tronc paraissait d'avantage régulier.

Il y avait quelque chose de verticale sous le bois, semblant le soutenir. Cinq ou six formes, en fait, étaient dessous à le porter. Ça avançait et tournait parfois, toujours en direction du fleuve. Une même forme ne soutenait pas le tronc, mais était simplement là, de côté, à côté d'une autre. Et puis une autre là-bas, et quatre plus loin dans l'herbe. L'étendu était parsemée de figures droites de toutes parts. Elles se déplaçaient. Inexorablement, elles allaient vers le cours.

D'en-haut, les lignes se croisaient ; d'en-bas, aucune ne se rencontrait. Et très près, d'assez pour que les silhouettes prennent une apparence, tout se compliquait. Car il ne s'agissait plus de formes simples, mais de créatures aux couleurs impossibles.

Charlie, Rebecca et Camille étaient masqués. De pied en cap, leur corps était couvert du jus foncé de Genipa qui déjà bleutait. Ils étaient ornés en entier ; du tour du cou aux coiffes, des jambes aux autres membres qui portaient la pirogue. La manière qu'avait la lumière de se refléter sur leurs bras enserrés de perles, tirés en l'air pour soutenir l'embarcation, leur prêtait des gestes bien plus amples que ce qu'ils n'auraient dû être. Ces mêmes gestes que la lumière entre les feuilles saccadait, saccadait, saccadait, finirent par déposer le massif morceau de bois dans l'eau tiède. Sans plus de mots qu'à l'arrivée, trois silhouettes droites se détachèrent du bord et dérivèrent.

- On va pouvoir passer, maintenant ? demanda Charlie.

- Oui, répondit simplement Camille.

Ils jetèrent un dernier coup d'œil en arrière, vers l'étendue. Sur la rive, il n'y avait personne. Les trois aux visages figés la fixèrent longtemps. Sur leurs masques se reflétaient les ombres des bras, des jambes, des corps pliés de ceux qui dansaient là-bas.

*
*     *

- Je vois deux personnes étranges et une autre comme moi, dit Charlie, qui se sont posées sur le dos du Grand Serpent.

- Quoi ? demanda Rebecca, ne comprenant pas ce que son amie venait de dire.

- Je suis un oiseau, non ?

Le masque de Charlie était fait de plumes d'ara aux reflets violacés, parfois roses. Elles étaient disposées en rayons autour de ses yeux et recouvraient tout son visage jusqu'aux cheveux dans lesquels certaines étaient encore mêlées et descendaient la cascade lisse entre ses omoplates. Ses mains en étaient également recouvertes, toutes attachées à de fins bracelets. Ses bras étaient entourés de longs colliers de perles de bois où parfois encore une plume était coincée, et d'autres lourds colliers pendaient de son cou jusqu'à son ventre. Sur ses hanches, un bandeau soutenait des cordelettes colorées.

- Oui, tu as raison, intervint Camille.

- Ah d'accord, je suis la seule qui pige rien, observa Rebecca.

- Les masques servent à ça. Ils permettent de se transformer en un autre animal et de prendre son point de vue. Les gens d'ici pensent que les animaux sont d'autres humains, et qu'ils se déguisent quand ils sortent de leur village.

- C'est pour ça qu'ils ont voulu qu'on mette ces masques ? demanda Charlie.

- Oui, ils ont dû croire que nous les avions oubliés en partant de notre village. Ils pensent que c'est dangereux d'aller dans la forêt comme ça. Ils ont voulu nous protéger.

- Nous protéger de quoi ?

- Dur à dire. Des esprits, ou peut-être simplement des autres animaux. C'est une pratique qui fait partie d'un système de croyances complexe. Liebre m'a parlé plusieurs fois des villages des animaux dans les profondeurs de la jungle. Pour lui, chaque être vivant rentre le soir dans son village, et se débarrasse de son costume pour redevenir un humain.

- Alors tous ce qui est vivant est humain, pour eux ? demanda Charlie.

- Et cette peinture, c'est pourquoi ? ajouta Rebecca.

- Oui, en quelque sorte, répondit Camille en direction de Charlie. Chaque être vivant, et même mort, est une personne et voit le monde selon le même référentiel. Par exemple, si un homme chasse un singe, le singe se verra comme un homme, et il verra l'homme comme une panthère.

- Et donc, la peinture ? réessaya Rebecca.

- C'est là que ça devient un poil technique. La peinture permet aux humains de devenir des esprits, et d'ainsi pouvoir se transformer en d'autres êtres.

- Et donc, on est quoi, nous ?

- J'en sais pas plus que vous. Toujours des humains, mais un peu d'autre chose aussi. Comment tu te ressens, toi ?

- Je...

- C'est quoi, ça ? interrompit Charlie.

Quelque chose dans le demi-jour avait bougé, à quelques mètres sur le large du fleuve. Les feuillages étaient si denses depuis qu'ils étaient repartis, qu'il était difficile de voir nettement ce qui les entourait. Les mouvements dans les branchages brouillaient les ombres en permanence.

- Qu'est-ce que tu as vu ? demanda Rebecca.

- Il y a quelque chose qui se déplace avec nous.

- Un caïman ou quelque chose comme ça ? proposa Camille.

- Non, c'était beaucoup plus gros... Là, regardez ! cria Charlie.

De là où ils se trouvaient, on aurait pu croire à un simple tronc qui dérivait. Mais des choses bougeaient à sa surface. Il était difficile de discerner correctement les formes, mais la succession des mouvements laissait penser que de petits êtres mobiles y étaient accroupis et s'échangeaient continuellement de place.

- C'est une pirogue, constata Rebecca.

Ils ne bougèrent plus. Ils n'arrivaient toujours pas à voir ceux qui étaient à l'intérieur, ni combien ils étaient. Mais des déplacements semblaient courir sur tout son long. Puis ce fut la pirogue elle-même qui se déplaça. Un peu. Juste d'assez pour que ceux qu'elle portait deviennent visibles.

Sous la pénombre, plusieurs minuscules êtres sans visages s'agitaient. Ceux-ci avaient vu les trois amis. Ils les observaient. Les déplacements sur le tronc avaient désormais cessés. Les petits êtres s'étaient alignés et fixaient leur direction.

- Je crois que ce sont des enfants, dit Charlie.

- Non, répondit Camille. Ils portent des masques. Ce ne sont plus tout à fait des enfants. Plus uniquement.

Le silence s'installa, laissant le bourdonnement des voix de la forêt combler le vide. Les deux pirogues avançaient en parallèle, chacun des passagers observant ceux d'en face à travers la vingtaine de mètres qui les séparaient.

Cela dura longtemps sans que personne ne bouge. Puis comme rien ne se passait, les mouvements reprirent prudemment des deux côtés.

- Qu'est-ce qu'ils font ?

- Je ne sais pas.

- Est-ce qu'il faudrait s'approcher d'eux ?

- Non, je ne crois pas.

*
*     *

Le cri d'un perroquet jaillit de la canopée hermétique et vint rebondir contre la longue surface de l'eau qui copiait parfaitement sa voûte. Un chuchotement y couru.

- Je bois discrètement la bière de manioc, mais il y a des choses qui flottent dessus.

Le masque de Rebecca était allongé verticalement et rectangulaire. Dessus était imprimés, avec une colle, des feuilles de fougère. Deux fentes laissaient passer son regard. Comme celui des deux autres, son corps était enduit d'une peinture noire que les heures avaient commencé à transformer en bleu nuit. Mais cette peinture cédait sa place par endroit et découpait des ouvertures dans lesquels se trouvaient de tortueux dessins. Autours de ses bras et de ses jambes, des osselets étaient noués avec de la liane.

- Tu es une plante ?

- Oui, et il y a de drôles de bêtes sur ma boisson. Ils passent sur deux poussières. Sur l'une d'elle, il y a une humaine. Elle et ses compagnons poursuivent des créatures blanches qui ont flotté dans la bière il y a très longtemps.

- Et eux ? demanda doucement Charlie en désignant l'autre pirogue. Qu'est-ce qu'ils voient ?

Ils observèrent de nouveau les passagers d'en face qui avaient conservé la distance les séparant, et qui semblaient les surveiller tandis qu'ils traversaient l'immense cathédrale de végétation.

- Je ne sais pas, dit Camille au bout d'un moment. Et vous ?

- Moi non plus, répondit Rebecca.

- Je... Je n'y arrive pas, lâcha Charlie.

Soudain, la pirogue se rapprocha. Les trois amis restèrent pétrifiés, retenant leur souffle. Les petits passagers se levèrent. Il était toujours difficile de distinguer leur nombre, mais ceux que les trois parvenaient à voir se tenaient droits, jambes et bras écartés en forme de croix. Ils restèrent ainsi sans bouger malgré les ombres qui n'avaient de cesse de redessiner leurs silhouettes.

Charlie comprit et se leva à son tour. Elle écarta les bras pour se tenir dans la même position. Après une hésitation, les deux autres l'imitèrent.

À peine furent-ils tous dans cette position que toutes les petites figures ployèrent, leurs bras droits pointant en direction de leurs pieds. Rapidement, les trois les accompagnèrent, obéissant à une symétrie invisible que coupait la distance séparant les deux pirogues en son milieu.

Les pirogues entamèrent un virage sur le fleuve émeraude, restant tout à fait parallèle l'une par rapport à l'autre. Elles glissaient à présent en direction de lourdes pierres et bien que leur vitesse restait raisonnable, la collision abîmerait certainement les embarcations. Mais les petites créatures masquées ne bougeaient toujours pas.

- En arrière ! cria Rebecca, tirant son bras droit derrière elle.

Aussitôt, tous suivirent son geste, à la différence que ceux d'en face portèrent leurs bras gauches vers l'avant.

Les pirogues se redressèrent et évitèrent les rochers. Immédiatement, les petits êtres firent basculer leurs bras vers l'arrière, et les trois amis vers l'avant.

Les pirogues reprirent la direction des rochers, mais ceux-ci étaient passés. Cependant, elles s'engouffrèrent dans un bras très étroit du fleuve que les masses de pierre avaient masqué.

Ici, les branchages étaient si bas qu'ils trempaient dans l'eau et obstruaient la visibilité à plus de quelques mètres. Les trois amis durent se baisser et ceux de l'autre pirogue, qui maintenant touchait presque la leur, s'accroupirent également. Puis le bras d'eau se resserra encore et ceux-ci se mirent à plat-ventre, et très vite plus personne ne dépassa du dessus des longues tiges de bois.

Bientôt on ne vit plus le fleuve. Tout était recouvert, écrasé par la voûte de la jungle qui était rentrée dans l'eau. Charlie, Rebecca et Camille ne pouvaient plus interroger leurs sens pour savoir où ils étaient maintenant. Ils ne voyaient plus rien, ne sentaient plus que l'odeur du bois humide contre leurs visages, n'entendaient plus que le râle de l'eau. Seul le frottement des feuilles et des branches dans leurs dos leur indiquait qu'ils avançaient toujours.

Et le frottement cessa. Leurs dos étaient complètement griffés. Ils pouvaient maintenant sentir de l'air qui s'enfilait dans les traits qui leur vrillaient la nuque.

Ils redressèrent la tête. Plus d'enfants. Plus personne.

Ils étaient dans un cocon de lianes. Plus rien autours ne se laissait percer par le regard. Et le cocon était long, très long. Un tunnel vert entourant un point sombre. Une fin insondable, si elle existait.

*
*     *

Une heure s'écoula. Puis une autre. Rien autours d'eux ne changeait. La végétation, de côté et dessus, était si serrée qu'on aurait dit une sorte de membrane. Et le point sombre, devant, était toujours aussi lointain.

*
*     *

- Et toi, Camille, qu'est-ce que tu vois ? chuchota Charlie.

Il resta un moment silencieux. Sous son masque, il ouvrit plusieurs fois les lèvres, pour finir par les refermer. Puis il dit finalement quelque chose.

- Je vois d'étranges créatures qui flottent dans un étrange endroit. Des lianes entre lesquelles je suis, je les vois glisser.

Sur son visage, un masque rond était posé. Des fétus de paille partaient d'entre les embrasures creusées pour ses yeux, et rejoignaient les bords arrondis de la surface en bois. De fines cordes rouges et jaunes entouraient tout son corps, nouées en zigzag, et certaines retombaient jusqu'au sol. Des coquillages clairs ornaient la plupart d'entre elles.

- Elles font des sons que je ne comprends pas, continua Camille en regardant un rongeur qui était parvenu à trouer le boyau végétal pour s'y faufiler. Mais je vois bien où vont leurs yeux. Ses centaines de sons leurs permettent de les jeter de tous les côtés de la rivière, et de voler ceux des personnes qui passent par-là.

- De les emprunter, je dirais plutôt, objecta Rebecca dont la voix trahissait un certain étonnement.

- De les emprunter, oui. Tu as raison, répondit Camille. Et ainsi, grâce à leurs quelques sons, ils voient des mondes qu'ils ne soupçonnaient pas.

- Si je peux emprunter tes mots..., demanda Charlie, et Camille hocha la tête. Ils voient le monde qu'ils ne soupçonnaient pas.

Camille tourna une dernière fois la tête vers le rongeur qui disparaissait derrière eux.

- L'un d'eux est un humain, ajouta-t-il. Et les deux autres l'ont suivi jusqu'ici parce qu'il raconte un peu trop d'histoires.

- Et aussi parce qu'ils vont trouver un moyen d'en ramener d'assez belles pour qu'on foute la paix à la forêt ! s'exclama Rebecca.

Charlie lâcha un petit rire soufflé.

- Vous savez, dit-elle, ce matin, comme la jungle nous avalait, pendant un instant, j'en ai oublié notre but.

Les lianes s'étaient un peu desserrées depuis quelques mots. La tâche noire se faisait moins nette. Des masses mouillées recommençaient à plonger dans l'eau, rayant le peu de vision qu'ils avaient. Ils évitaient les branches comme ils le pouvaient, mais des rayons de soleil emplissaient de plus en plus le tunnel et vinrent strier avec une fréquence soutenue, leurs yeux.

Un trait. Le blanc. Un trait. Le blanc. Un trait. Le rouge. Le pourpre. Le rouge.

Et puis la lumière stroboscopique s'arrêta, et quand ils rouvrirent les yeux, ils la virent.

Elle ne faisait que quelques mètres de haut, mais elle semblait immense. Elle était entièrement enserrée dans les lianes qui semblaient vouloir l'étouffer, et pourtant elle paraissait écrasante, comme flottant de toute sa masse sur les marais où mourrait le fleuve.

Devant les trois amis, se dressait une pyramide depuis longtemps perdue.

Ils descendirent de la pirogue et l'eau aux reflets métallisés ne leur arriva guère plus haut qu'aux genoux. Ils se redressèrent enfin mais parurent minuscules face aux degrés millénaires protégés d'une coque de filaments verts sur laquelle poussaient certaines fleures.

Ils étaient trois grains de poussière déposés sur les bassins marécageux, et ils avançaient lentement en direction du monument que la jungle effaçait. Mais malgré la terre qui l'engloutissait, la pyramide paraissait posée sur l'eau, et rapetissait tout ce qui l'entourait.

- La tête du serpent, murmura Charlie.

Arrivés devant, ils virent une multitude de petits mouvements au milieu de la face qui leur faisait front. À peine s'étaient-ils approchés assez pour que le bruit de leurs jambes dans l'eau puisse être entendus, que les mouvements prirent la forme de petits êtres qui s'enfuirent aussitôt et disparurent derrière les autres versants, laissant béante une ouverture noire.

Ils grimpèrent les premiers degrés et sous leurs pieds, ils virent de drôles de dessins qui décoraient les marches, de plus en plus nombreux au fur et à mesure de l'ascension.

- Ce sont tes tatouages, lâcha Camille dans un semi-chuchotement.

Rebecca hocha la tête, mal à l'aise.

Ils arrivèrent enfin devant l'ouverture. Ils se trouvaient aux portes d'un impénétrable abîme, et tout autour d'eux, comme si elles s'en échappaient, des vrilles avaient été gribouillées sur les pierres à l'aide de charbon.






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Pour la petite histoire...

Les peuples amérindiens, selon les variations qui leur sont propres, envisagent le monde du point de vue de l'humain et pensent qu'il en va de même pour tout ce qui l'habite. Ainsi, la diversité ne réside pas dans la nature elle-même, mais dans les points de vue qu'on lui porte. Chacun est régi par le même paradigme, mais verra ce qui l'entoure en fonction de sa propre position. Cette ontologie est appelée « perspectivisme ».

P. Descola parle d'un même régime culturel qui est envisagé pour le cosmos tout entier. Il décrit cette vision ainsi : « Le référent commun aux entités qui habitent le monde n'est donc pas l'homme en tant qu'espèce, mais l'humanité en tant que condition. ».

Les êtres seraient donc fondamentalement pareils, et la diversité de la nature naîtrait des différents regards qu'ils ont les uns sur les autres.

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