11. Des histoires entre les feuilles


- Vous croyez qu'il y a un chullachaqui qui guette dans les arbres ? demanda Rebecca.

L'épaisseur de la forêt s'invitait jusque dans l'eau où d'organiques pans verts et brunis se laissaient mouiller, drainant le courant, comme de larges trompes. Les folioles trempées venaient parfois caresser et ralentir la pirogue qui continuait sa lente dérive sous la voûte palmée. Dans l'ombre émeraude, d'autres ombres dansaient silencieusement, accompagnés d'un air que Charlie fredonnait. Et du regard de Rebecca.

- Si ça se trouve, l'un de nous en est un, continua-t-elle.

- Montre-nous tes pieds ! s'exclama Camille.

Et ils rirent.

- C'était quoi, l'histoire ? demanda Charlie.

- Celle qu'on m'avait racontée au Pérou ?

- Oui, celle du chullachaqui.

Rebecca sourit et regarda un instant le bord du fleuve.

- Bon. Là-bas, dans les jungles de Madre de Dios et d'Ucayali, on dit qu'il y a une créature que les gens appellent le chullachaqui. Elle protège la forêt et peut changer d'apparence.

- Complètement ?

- Presque. Il peut se transformer en entier, mais il garde à chaque fois un pied de chèvre...

- Ah oui, c'est ça.

- Quand je suis arrivée au village où je séjournais, on rapportait l'histoire d'un jeune homme qui avait disparu depuis peu. C'était un garçon d'une quinzaine d'années qui était très ami avec un autre habitant du village. Ils allaient souvent ensemble en ville et se promenaient aussi parfois dans la forêt. Une nuit, ils étaient revenus de la ville à pied. Ils avaient expliqué qu'ils s'étaient fait voler la voiture. Les parents dirent que ce n'était pas grave, ce qui les étonna. Mais ils décidèrent tout de même de ne plus retourner en ville.

Charlie et Camille écoutaient attentivement l'histoire qu'ils avaient déjà entendue, et guettaient l'obscurité entre les troncs. Tout était calme. Seul le cri d'un animal venait parfois ponctuer l'histoire de leur amie.

- Mais les gens commençaient à les regarder bizarrement au village. Les habitants me disaient que ça leur faisait de la peine de voir de jeunes gens errer entre les maisons. Alors parfois ils allaient dans la forêt, et il arrivait qu'ils rentrent tard parce qu'ils s'étaient perdus.

- Et pourtant ils ont continué d'y aller..., ajouta Camille.

- Oui, ils ont continué. Pendant des mois, ils retournaient chaque jour en forêt, et revenaient toujours un peu plus tard. Si bien qu'un bout d'une année, ils ne rentraient jamais avant qu'il fasse nuit.

- Et ils n'ont pas racheté de voiture ? demanda Charlie.

- Non. Ils disaient qu'ils ne voulaient plus retourner en ville.

Les rayons du soleil percèrent pendant un instant le plafond végétal et éblouirent les trois amis dont la pirogue regagnait déjà les ombres.

- Et puis ?

- Et puis... une nuit ils ne sont pas rentrés. Et on ne les a jamais revus.

- Et le chullachaqui ? demanda Charlie.

- Tu te souviens que le chullachaqui peut changer de forme, et que souvent il prend l'apparence d'un ami ?

- Oui.

- Eh bien, plusieurs personnes du village expliquent que depuis cette soirée en ville durant laquelle ils se sont fait voler la voiture, l'ami du garçon boitait...

Les feuillages s'agitèrent au-dessus de leurs têtes ; un singe passait.

- Et le garçon ne l'avait pas remarqué ? demanda Camille.

- Si. Sa mère disait qu'il le lui avait dit, et qu'il trouvait ça bizarre. Mais il y a autre chose : un des habitants m'a dit qu'il s'était renseigné, et que cette nuit-là en ville, il y avait eu un mort. Une histoire de vol de voiture qui avait mal tourné...

- Mais comment le garçon a-t-il pu ne pas se rendre compte de ça ? demanda Charlie.

- D'après sa mère, répondit Rebecca, il savait qu'un chullachaqui avait pris la place de son ami. Mais peut-être qu'il avait peur de le lui faire remarquer. En tout cas, il a fait comme s'il l'ignorait, et il a préféré continuer de voir son ami comme avant.

Le silence regagna le lit du fleuve, et les gargouillis de l'eau emplirent l'humidité de l'air de notes équivoques.

- Je me demande pourquoi on se crée des monstres, dit Camille.

- Peut-être pour donner des formes à l'inconnu, répondit Charlie.

- Drôles de formes... Elles nous ressemblent beaucoup. Enfin, sauf pour le pied de chèvre.

- Je me demande si le chupacabras le croquerait..., blagua Rebecca.

Camille sourit avant d'ajouter :

- En fait, ça me rappelle justement une histoire de chupacabras. Ça se passait dans la région du Bajo Aguán. Dans un village d'éleveurs, on rapportait de plus en plus de cas de chèvres et de poules tuées pendant la nuit. Les chèvres retrouvées mortes avaient à chaque fois des trous bien ronds derrière les cornes.

- Un chupacabras, donc, fit Rebecca.

- C'est la conclusion à laquelle étaient arrivés les habitants. Bien sûr, ce n'était pas les premiers à rapporter la présence de chupacabras. Mais là où c'est différent, c'est que là-bas, un éleveur de poules disait en avoir capturé un. Quand il a expliqué qu'il l'avait enfermé dans son poulailler, personne ne voulait le croire. Mais certains sont quand même aller voir. Et quand ils sont revenus, ils ont affirmé aux autres que l'éleveur de poule avait bien capturé une créature étrange. Il la décrivait comme un petit monstre blanchâtre et gluant, aux longues griffes et avec des yeux ronds qui ressortaient de leurs orbites.

- Attends, intervint Rebecca. Il n'y a pas une vidéo de ce truc ? Enfin, je veux dire comme il y en a des tas sur Internet.

- Oui, je crois qu'il y a une vidéo, c'est vrai.

Un plouf se fit entendre ; sans doute un poisson perçant la surface.

- En tout cas, les jours passaient et plusieurs personnes rapportaient avoir aperçus d'autres chupacabras aux alentours. C'est là que ça a commencé à devenir bizarre. Le village a été frappé d'une sorte d'hystérie collective, et les habitants se sont mis à croire qu'il fallait protéger leurs maisons. Alors, ils ont commencé à tuer les animaux d'élevage pour pouvoir les accrocher à leur porte. Partout, on avait accroché soit une poule soit une patte de chèvre.

- Ouah c'est glauque, fit Rebecca. Mais ça devait être infesté d'insectes !

- En fait, non, parce que le matin, tout avait disparu. Pendant plusieurs jours ça a continué comme ça. Chaque matin les cadavres d'animaux avaient disparu, et chaque après-midi, les mêmes personnes allaient voir le chupacabras dans le poulailler et disaient ne pas parvenir à comprendre ce qu'ils avaient sous les yeux. Ils étaient pourtant comme fascinés par cette chose blanche et luisante qui rampait là-dedans. Ils disaient que ça ne pouvait pas venir de la Terre.

Camille fit une pause.

- Et puis un jour, elle est morte.

- Oh. Et qu'est-ce qu'ils ont fait ?

- D'abord rien. Ils ont continué d'accrocher des animaux morts à leurs portes. Certains allaient plus loin encore et commençaient à clamer que le village était visité par des extra-terrestres. Puis ils ont fini par appeler un professeur de biologie de l'université proche. Celui-ci ayant vu la créature est revenue quelques jours plus tard avec une équipe et ils sont restés au village deux jours, prospectant les plantations qui l'entouraient.

- Ils n'ont rien trouvé ? demanda Charlie.

- Si. Ils ont découvert ce qu'étaient ces créatures et même ce qui les avait amenées jusqu'au village. La vérité est malheureusement un peu plus tragique que l'histoire : il s'agissait d'une population de chiens sauvages dont l'environnement avait été détruit par les plantations de palmiers à huile. Le manque de nourriture les avait exposés à une maladie qui leur faisait perdre leurs poils.

Le fleuve sembla soupirer alors qu'un vent faible et chaud s'était immiscé sur son long. Glissant sous le tunnel de végétation, ils étaient comme dans sa gorge.

- Et est-ce que quelque chose a changé ? demanda Charlie. Une protection pour ces animaux a été mise en place ?

- Non, rien n'a changé, répondit Camille. Enfin, si, une chose : depuis cette histoire, le village est connu pour une coutume atypique. Quand on y passe, on peut toujours voir, accrochés aux portes des maisons, des pattes de chèvres et des poules fraîchement tuées...

Après un moment à regarder défiler les ouvertures sombres trouant les parois de la jungle, Rebecca et Camille se tournèrent vers Charlie. Attendant.

- Je veux que vous fermiez les yeux, dit-elle. Je veux que vous vous rappeliez de ce que je vais vous raconter comme si ça s'était vraiment passé. Comme si c'était vrai.

Camille, Rebecca, et Charlie fermèrent leurs yeux.

- C'est l'histoire de trois gamins qui vivaient ensemble de grandes choses. Ils traversaient des marécages, des champs de lave à cloche-pied. Ils combattaient des dragons. Mais un jour, ils s'aventurèrent un peu trop loin dans les coins inconnus de la forêt. Là-bas, dans l'ombre chaude du dessous des feuilles, ils découvrirent une déchirure dans la terre ; une crevasse menant vers un autre et profond monde.

Pas un bruit ne venait déranger la pirogue qui passait entre les arbres serrés. Les trois ami, dessus, s'étaient donné la main et tenaient leurs yeux clos.

- Ils savaient qu'il ne fallait pas y descendre. Mais il y avait parmi eux une petite fille qui était très têtue. Les deux autres ont bien essayé de lui dire de rebrousser chemin, mais non seulement elle ne voulait pas ; elle voulait en plus qu'ils la suivent. Elle disait qu'elle avait entendu quelque chose à l'intérieur : le cri d'un oiseau. Peut-être parce qu'ils ne voulaient pas la décevoir, ou par simple gentillesse, ils finirent par accepter. Ils passèrent le portail.

Rebecca avait froncé ses sourcils au-dessus de ses paupières baissées. Elle sentait un courant d'air venir du bas.

- À l'intérieur, c'était d'abord très étroit. Les trois enfants se rappèrent un peu la peau sur les parois et chacun des mouvements qu'ils faisaient résonnait en contre-bas, dans l'infini. Ils se demandaient si les bruits continueraient de rebondir quand ils seraient partis. Et puis, ils finirent par arriver dans une poche plus large et au bout du promontoire sur lequel ils se trouvaient, ils virent le début de leur nouveau monde. D'abord tout était très noir. Mais ils possédaient des pierres de lumière et quand ils les brandirent, ils découvrirent un long escalier qui rampait à côté d'une chute d'eau. Du haut de celui-ci, se penchant pour tenter d'apercevoir le fond, ils contemplèrent de petites lumières loin en-dessous. Ils pensèrent d'abord aux habitants de ce nouveau monde, mais ils se trompaient.

La respiration de Camille s'accéléra un peu. Charlie souriait légèrement. Tous leurs yeux étaient fermés.

- Au fur et à mesure qu'ils descendaient, les êtres de lumière au fond des profondeurs s'élargissaient, s'aplatissaient. L'eau de la chute venait éclabousser les marches de pierre par endroit, et quand parfois leurs pieds glissaient, les êtres semblaient s'étirer vers eux.

Les mains se resserrèrent. Toujours, la pirogue avançait.

- Mais quand ils finirent par arriver en-bas, ils constatèrent que les habitants du fond n'existaient pas. À leur place, il y avait sur le sol un gigantesque miroir dans lequel la chute tombait. Ils s'y regardèrent, et se virent au milieu d'un grand vide. Ils restèrent là un moment, flottant dans cet espace entre les mondes, puis l'un d'entre eux trouva un petit passage qui continuait dans l'inconnu. Ils l'empruntèrent, et puis en prirent beaucoup d'autres encore. Tellement qu'ils pensaient arriver dans leur nouveau monde à tout moment. Mais il se passa quelque chose.

Camille ouvrit les yeux un instant pour regarder Charlie. Elle les avait ouvert elle aussi et ils s'échangèrent un regard. Puis il les referma.

- La petite fille qui les avait forcés à la suivre tomba dans un trou. Elle crut qu'elle pourrait vite en remonter, mais elle n'y parvint pas parce que les parois étaient trop glissantes. Elle ne voulait pas pleurer, elle se disait que c'était une épreuve pour entrer dans le nouveau monde. Mais en réalité, elle avait très peur. Ses amis l'appelèrent et le garçon lui dit de ne pas bouger parce qu'il allait chercher une corde, et que son amie resterait là avec elle. Il s'en alla tout seul dans le noir et les deux amies restèrent là longtemps, sans pouvoir se voir.

- Je m'étais perdu, dit Camille. Il y avait tellement de petits tunnels que je ne parvenais plus à retrouver notre chemin.

Charlie esquissa un sourire.

- Tu te souviens de ces heures que nous avons passé à attendre en bas, Rebecca ? demanda-t-elle.

- Oui. J'étais terrifiée. Mais... Il y avait un oiseau, non ?

- Oui. J'avais trouvé l'oiseau que j'avais entendu.

- Je m'en souviens. Tu me racontais comment tu jouais avec lui et tu me disais qu'il était plein de couleurs. Ça me rassurait, j'avais moins peur.

- Et puis Camille a fini par revenir, continua Charlie. Et avec une corde.

- C'est vrai, dit Rebecca. Je ne comprends toujours pas comment tu avais retrouvé le chemin et comment tu as réussi à nous guider vers la sortie.

- Moi non plus, ria-t-il.

Les trois avaient maintenant les yeux ouverts mais se donnaient toujours la main. Après quelques instants, ils les refermèrent.

- Il n'y avait pas d'oiseau, hein, demanda Rebecca.

- Si, répondit Charlie. Il était bien là. Et je crois qu'il avait vraiment de belles couleurs. Mais j'avais très peur, et je crois que quand je l'ai attrapé, je l'ai serré trop fort.

Rebecca rouvrit les yeux mais ne dit d'abord rien, puis :

- Alors tu étais aussi terrifiée que moi ?

- Oui, je crois.

Tout était plus sombre quand ils relevèrent le regard. La journée laissait place au soir.

- Peut-être que les mensonges, c'est tout ce qui compte, en fait, dit Camille.

- Vous savez, ajouta Charlie. Moi je crois qu'on a vraiment combattu des dragons.

À l'ombre des feuilles, le grand serpent continuait de les emmener dans les profondeurs du monde. Glissant dans sa longue gorge, les trois enfants se regardaient, silencieux. 






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Pour la petite histoire...

Beaucoup de chercheurs se sont demandé pourquoi les humains se racontaient des histoires.

Le psychologue J. Bruner expliquait qu'elles pouvaient permettre de se projeter dans des scénarios afin d'expérimenter non pas une unique situation, mais plusieurs configurations possibles.

Le sociologue E. Durkheim observait de son côté, que les histoires transmettaient des apprentissages et des valeurs formant les individus à la vie dans le groupe.

L'anthropologue J. G. Frazer y voyait, lui, une tentative d'expliquer le monde de la nature.

C'est sans doute d'un peu de tout cela que sont faites les histoires, et peut-être d'un peu plus encore. Elles s'échangent, se partagent, nous protègent, nous font mentir, et se transforment. Qu'elles prennent les traits d'un chien mangeur de devoirs, d'une forme dans un nuage, d'une réflexion, ou d'une tragédie grecque ; nous vivons perpétuellement dans des histoires.

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