10. Échanges
La chaleur douce du matin réveilla le village et les trois compagnons, qui commencèrent à rassembler leurs affaires. Comme les autres jours, Liebre les attendait et leur offrit un grand sourire quand ils le virent. Il se tenait droit au centre du cercle clair des huttes, un bras le long du corps au bout duquel son poing renfermait de petits objets.
- Il m'a dit que vous partiez, dit-il.
- Nous revenions, répondit Camille en se trompant de conjugaison.
- Je sais où vous allez.
Camille le regarda en silence.
- Prenez ça, dit Liebre en tendant le bras. Quand vous arriverez, enterrez les dans le sol. Elles vous donneront une protection.
Camille offrit sa paume et trois sphères de couleur y plurent. Il s'agissait de petites graines rondes, peintes avec les mêmes pigments que les gens d'ici mettaient sur leur visage et leur corps. Il laissa Charlie et Rebecca en choisir une chacune et referma sa main.
- Merci, Liebre.
- Peu de gens vont là-bas, dit le chef du village.
- Où est-il ? demanda Camille en regardant dans la direction de la hutte du chamane.
- Il ne viendra pas vous voir, aujourd'hui. Il n'est pas content que vous y alliez. Je crois que vous devriez l'écouter.
- On reviendra, répéta Camille.
- Oui.
Liebre s'éloigna un peu et disparut un instant dans l'ombre d'une ouverture. Il reparut avec de larges feuilles vertes pliées dans les bras.
- Ça sera assez si vous ne vous perdez pas. Venez, nous allons échanger les pirogues.
Rebecca s'empressa de l'aider à porter les emballages végétaux qui contenaient de la nourriture en quantité, et ils se dirigèrent vers les berges.
Tout était encore très calme. Quelques personnes s'affairaient le long du fleuve, mais seuls les bruits de la forêt accompagnaient le lent écoulement de l'eau. La rive baignait dans les reflets aquatiques de l'astre matinal sinuant entre les arbres. Une longue pirogue avait été préparée pour eux. Elle flottait là. Trois grandes pagaies en bois étaient posées à l'intérieur, et bientôt les paquets verts que Rebecca et Liebre déposèrent.
Sans ajouter du bruit à l'instant, ils vidèrent le canot et transvasèrent les diverses cordes et la caisse dans leur nouvelle embarcation. Puis les quatre s'assirent sur une pierre et gagnèrent la léthargie de la rive que le soleil chauffait.
Charlie observait les femmes et les hommes qui étaient là et certains l'observaient en retour. La vie s'éveillait au milieu d'échanges silencieux alors que Rebecca regagnait le sommeil tiède que la pierre lui offrait. Camille, lui, regardait à nouveau en direction de la hutte du chamane, ce qui n'échappait pas à Liebre, qui ne dit rien.
Quelques enfants qui arrivaient voulurent jouer avec eux, mais les abandonnèrent bien vite pour plonger dans l'eau.
- Pourquoi vous voulez comprendre de si vielles choses ? demanda Liebre.
Camille revint de ses pensées.
- Je ne sais pas... Peut-être qu'on y cherche des solutions.
- À quoi ?
- On fait n'importe quoi, d'où on vient. Personne comprend rien.
- Je ne te crois pas. Vous trois, vous comprenez des choses.
- Pas assez.
- Alors trouvez d'autres gens comme vous. Je pense qu'il y en a beaucoup.
Camille resta silencieux.
- Les veilles histoires disent beaucoup de choses, Camille. Mais il faut que certains en racontent de nouvelles.
L'homme aux cheveux lisses se leva et sourit à Camille. Ce dernier l'imita et lui sourit en retour.
- À bientôt, Liebre. Prend soin du village.
- Oui, Camille. Oui.
Le chef de village se tourna vers les deux jeunes femmes.
- ¡Hola! lanca-t-il en riant.
- ¡Hola! répondirent-elles en cœur.
Ils embarquèrent dans la pirogue, s'équipèrent des pagaies et poussèrent un grand coup, regardant Liebre qui leur souriait depuis la rive.
Alors que celui-ci devenait de plus en plus petit, un sifflement s'éleva du village. Plusieurs souffles se joignaient dans une mélodie très singulière. Le souffle coupé, les trois amis écoutaient les habitants de la forêt siffler le chant du vase.
*
* *
Sur le dos du grand serpent, les trois amis discutaient.
- Ça va, Rebecca ? demanda Charlie alors que celle-ci regardait l'eau qui passait.
- Ouais... Je repensais à la transe, à ce qu'on a vu.
- Ouais... C'était... fou.
- Tu as aussi vu des bateaux, toi ?
- Je crois, oui.
- J'ai jamais eu aussi peur qu'en voyant ces bateaux. Ils étaient immenses. Comme s'ils venaient d'ailleurs.
Les deux contemplaient maintenant la fuite du liquide.
- Et si c'était quand même les vikings ? demanda Charlie.
- Quoi ?
- Ceux de l'histoire. Si c'était ça ?
- Bah, je sais pas, répondit Rebecca. Ça y ressemble, et ce n'est peut-être pas si improbable. Mais il y a un truc qui colle pas.
- Le vase ? fit Charlie.
- Ouais... Ce peuple pâle serait venu ici pour enfermer les chants. C'est donc que ces vases capables de capturer le son viennent d'ici. Mais regarde la gueule qu'à celui qu'on a trouvé. Il n'y a pas de doute, c'est viking.
- Peut-être qu'ils l'ont apporté, et qu'ils sont venu pour autre chose.
- Il y a une autre possibilité, fit remarquer Camille.
- Laquelle ?
- Eh bien, que ce soit un faux.
- Il a été daté, ça vient bien du Haut Moyen Âge.
- Quelqu'un a pu le déposer dans cette grotte.
- T'es pas sérieux ? s'exclama Rebecca. Tu as vu comme nous, le machin croulait sous la vase et était à moitié bouffé par les coraux.
- Même s'il avait été placé là, intervint Charlie, ça serait il y a assez longtemps pour que ce soit quand même intéressant. Et puis les vikings et l'ancien peuple de la Mosquitia ont sûrement fait ça ensemble.
Ils laissèrent un instant la jungle parler.
- Ça n'a toujours pas de sens, continua Rebecca. Les types auraient traversé les mers et longé les Amériques dans l'espoir de trouver quelqu'un qui, par le plus grand des hasards, savaient fabriquer des vases magiques ?
- C'était des explorateurs. Ils ne savaient sûrement pas ce qu'ils cherchaient, mais ils cherchaient quand même.
- Je pense qu'il y a autre chose, répondit-elle.
- Quoi ?
- Je ne sais pas. On traverse pas le monde sans raison...
Ils glissaient le long des arbres, lentement, cachés par la végétation toujours plus dense. Ils avançaient comme un vaisseau qui s'enroule autour d'alvéoles pleines d'un air lourd.
- Des fois, j'ai l'impression que c'est ce qu'on fait, répondit Charlie.
La forêt les avalait un peu plus à chaque mètre que la pirogue passait dans son inexorable mouvement horizontal.
- Ils ne venaient pas sans but, ajouta Camille. Ils apportaient les chants.
Les chants des oiseaux se faisaient plus insistants ; ils coloraient l'air d'un puissant camaïeu. On n'entendait bientôt plus le bruit du fleuve qui coulait sous la coque de bois.
- Il y a tellement d'oiseaux. Qu'est-ce qu'un chant peut changer ? Pourquoi ceux-là ?
Le ciel était couvert de feuilles. Les méandres qu'ils empruntaient s'éloignaient du grand lit du fleuve et devenaient plus étroits. Les branches des arbres se rejoignaient au-dessus de leurs têtes pour s'étreindre et cacher les nuages. Devant, il n'y avait plus que le vert sombre d'épais feuillages et les silhouettes des racines qui plongeait dans l'eau brune. L'air humide et l'odeur forte des végétaux. Et puis le bruit. La forêt assourdissante des cris des oiseaux.
- J'ai l'impression de toujours l'entendre siffler, dit Charlie.
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Pour la petite histoire...
L'échange et le commerce de graines, de denrées, d'animaux ou d'autres espèces biologiques existe depuis longtemps. Plus les humains ont commercé sur de grandes distances, plus certaines espèces ont pu voir leur présence géographique s'étaler.
Mais alors que les distances sur lesquelles elles étaient échangées se faisaient plus grandes, les environnements dans lesquelles elles étaient implantées voyait leur équilibre être perturbé par des espèces parfois bien plus résistantes que les spécimens indigènes.
Ces espèces envahissantes que le commerce international, entre autre, a aujourd'hui beaucoup propagées, sont considérées comme l'une des causes principales de la régression de la biodiversité.
Depuis quelques années, de nombreux organismes nationaux et internationaux sont créés pour sauvegarder cette biodiversité dont toutes les sociétés humaines dépendent.
Cette biodiversité qui se définit aussi par l'ensemble des interactions entre les êtres vivants, doit aujourd'hui retrouver un équilibre dans lequel les êtres humains s'inscriront et auront – le Sommet de la Terre de Rio l'a érigé en principe – « le droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature ».
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