Chapitre 9
SEVEN
Je revis Makai deux ou trois fois après ça, au cours de la semaine.
Il apparaissait à des moments imprévisibles, quand je m'y attendais le moins. Dans les endroits les plus surprenants, mais jamais à la boutique. J'arrivais même à le voir à travers les rétroviseurs dans la rue et je sursautais quand je croyais le distinguer au milieu des gens. Même au marché de la place où les vendeurs de différents stands se réunissaient pour proposer leurs produits et discuter.
Ce matin, il était là et attendait devant un stand tandis que je faisais les courses avec Kane. C'était celui de Monsieur Lawson qui vendait des légumes, et qui, comme moi, avait trouvé refuge dans cette île. Il était tellement heureux ici, qu'il n'avait jamais songé à repartir, d'après ce qu'il m'avait raconté.
Il faisait vraiment des efforts.
Makai ne m'avait pas encore vu et je ne pouvais pas m'empêcher de le regarder. Il était mignon et attendait son tour, un peu distrait, mais sa nervosité transparaissait clairement à travers le mouvement de ses doigts qui serraient son portefeuille avec une telle force que j'avais l'impression qu'il pouvait le déchirer. Il portait un polo couleur crème et un short en jean. Moi, je portais toujours un short de bain. Après tout, je vivais sur une île où les vêtements n'étaient pas le principal souci.
— Tu regardes quelqu'un ?
Kane me sortit de mes pensées.
— Mais non, je regarde les fruits.
— Mais oui, c'est ça ! m'asséna-t-il en me donnant un coup de coude.
— Bon, OK, tu vois le garçon, là-bas ? répondis-je, priant pour qu'il se contente de ma réponse. C'est Makai, le petit fils de Monsieur Makan.
— Oh, tu vas me le présenter ?
Voilà, là, j'étais un peu dans la panade, je devais trouver le moyen de me sortir de là.
— Euh... non, pas aujourd'hui, Kane. Il est un peu spécial, tu sais.
— Spécial, comment ? Comme moi ?
— Ah non ! personne n'est aussi spécial que toi à mes yeux. Lui, c'est autre chose... Euh... il est bizarre, voilà.
Il éclata de rire et j'en fis de même, parce que plus je cherchais d'explications, plus je m'empêtrais. Et il y avait quelque chose que je ne devais jamais oublier, c'est que Kane était autiste, mais bien plus intelligent que moi.
— Bon, on s'approche de lui, mais tu ne dis rien, d'accord ?
Il m'adressa un clin d'œil et me sourit.
— Promis.
Je savais qu'il ne broncherait pas, et ça me suffisait. Il était hors de question qu'il adresse la parole à Makai et que celui-ci parte en courant. Kane était une personne sensible. Beaucoup trop pour ne pas souffrir d'un rejet.
Le regard de Makai allait et venait sur les personnes qui l'entouraient et sa poitrine se levait et se baissait avec difficulté. C'était un véritable défi pour lui d'être là, c'est certain. Il devait le faire pour rendre service à son grand-père, mais il vivait un moment compliqué. Alors je décidai de m'approcher. Je me faufilai et avançai au milieu de la foule qui m'empêchait de passer, faisant attention de ne pas marcher sur l'un des chats qui avaient l'habitude d'errer dans la rue en attente de quelque chose à manger.
Quand je parvins à ses côtés et lui donnai un petit coup de coude pour annoncer ma présence, pensant qu'il serait content de me voir, ça ne se passa pas comme ça.
Il se tourna vers moi et balbutia quelque chose d'inintelligible. Tandis que le vendeur choisissait un ananas sur l'étalage, j'agitai la main devant ses yeux, machinalement.
— Salut, comment tu vas ? m'exclamai-je. Ça fait quelques jours que je ne t'ai pas vu, et dire que cette île est toute petite, hein !
Il me regarda perplexe et pinça les lèvres d'une manière qui n'inaugurait rien de bon. La matinée commençait mal. Peut-être que ma présence à ses côtés n'était pas aussi vitale que je l'avais imaginé. Il ne dit rien. De fait, il se retourna vers le stand. Et ça me fit rager, beaucoup.
— On peut savoir ce que tu as ? insistai-je, indigné. Je suis venu attendre avec toi et te tenir compagnie, je ne fais rien de mal que je sache !
Mon ton était plus sec que je ne l'aurais voulu et la situation empira.
— Je t'ai demandé de venir ? cracha-t-il d'un coup à voix basse.
Je crois que je ne l'avais jamais entendu articuler autant de mots réunis. Aucun, à vrai dire. Et c'était presque marrant. Donc, quand il était fâché, il oublierait son problème ? C'était une manière comme une autre de l'aider après tout, même si, à mon avis, ce n'était pas la meilleure du monde.
— Tu aurais pu le faire, suggérai-je, m'approchant un peu plus de lui.
Il recula comme si je l'avais brûlé et le vis serrer les poings. Il ressemblait à un animal acculé sur le point de perdre la tête. Je vis une lueur de colère démesurée apparaitre au fond de ses yeux alors que la situation n'était pas si grave que ça.
— Laisse-moi en paix, s'il te plait.
— Pourquoi, mec ? Je voulais juste être poli.
— Eh ben, c'est le moment de jouer le héros ailleurs !
— Excusez-moi... L'ananas, tu le veux coupé, ou entier ? intervint le vendeur de l'autre côté de l'étalage en nous regardant d'un air taquin.
— Entier !
Génial, nous étions en train de nous donner en spectacle ! Rien à faire en ce qui me concernait. Tant pis pour lui.
— Pas moyen de te comprendre, murmurai-je entre mes dents.
— Pourquoi tu ne le comprends pas ? tu arrives bien à me comprendre, moi ! Réagit Kane en se mêlant à la conversation.
Makai le regarda du coin de l'œil, baissa la tête et entra une fois de plus dans son silence habituel. Il attendit que le vendeur lui donne le sac avec le fruit et lui tendit l'argent, s'étouffant presque en prononçant un « merci ».
— Aloha ! s'exclama Monsieur Lawson en riant.
— Aloha, répéta Kane en lui faisant un signe de la main.
— Aloha, répondit Makai d'un ton coupant, avant de décamper.
Je faillis le suivre, mais je me retins, je ne voulais pas envenimer les choses. Je levai les yeux au ciel et comptai jusqu'à dix pour me calmer. C'était la première fois que Makai m'adressait la parole sans écrire sur un cahier. Rien d'anormal, je ne l'avais approché qu'une seule fois et j'étais loin de savoir jusqu'où il pouvait aller. Quelque chose semblait avoir changé chez lui, mais la déception m'aveuglait un peu, tellement bien que j'étais incapable de me réjouir pour lui.
J'étais vexé.
Marre de penser à lui sans arrêt !
— Il a peur de toi, on dirait.
Comment mon frère pouvait-il être aussi perspicace ?
— Il a peur de tout le monde, Kane, lui répondis-je en caressant son épaule.
— Il est peut-être comme nous ? peut-être que quelqu'un lui fait peur chez lui. Tu crois que quelqu'un lui fait du mal ? Insista-t-il avec frénésie. Parce que tu devrais lui dire de venir chez nous. Allez, Seven, viens, on va lui dire de venir chez nous !
— Kane, Kane, du calme, Makai est très heureux avec son grand-père, hein. Ne t'inquiète pas.
— D'accord, répondit-il en s'intéressant au morceau d'ananas que Monsieur Lawson nous tendit en souriant.
— Tiens, goûte-moi ça, dit-il en s'adressant à moi en me faisant un clin d'œil. Tu vas voir qu'un peu de sucre adoucit les mœurs !
— Non, c'est la musique qui fait ça, le contredit Kane.
— Et les ananas bien sucrés ! s'esclaffa le primeur.
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