Chapitre 3
SEVEN
J'étais serré contre Kane, étalé sur le matelas que nous avions réussi à charger dans la camionnette avant de fuir de chez nous. Des rais de lumière s'infiltraient par les voilages et les courbatures de mes jambes se rappelèrent à moi. Les mêmes que si j'avais couru des heures. Je n'avais pas le souvenir que conduire était aussi épuisant, et pour cause, c'était la première fois que je faisais autant de kilomètres d'une seule traite. J'avais traversé les USA et ensuite l'île avant d'arriver à destination. Mes nerfs à fleur de peau, la fatigue et l'adrénaline avaient ankylosé mes muscles.
Mais j'étais fier de moi, mon plan avait fonctionné. Nous le méritions après tout. Je croyais autant à la chance qu'à la malchance, mais j'étais persuadé que celui qui souffrait sans le mériter finissait par recevoir à un moment donné une récompense pour les souffrances endurées. Notre moment était arrivé, j'en étais sûr.
Quand je me permis enfin de prendre du repos, mon corps se relaxa et mes paupières se fermèrent toutes seules. J'avais besoin de dormir.
Je crois bien que ça faisait des années que nous n'avions pas aussi bien dormi quand je me réveillai quelques heures plus tard. La respiration de mon frère était paisible et profonde. Il était couché sur son bras gauche, du côté le plus proche de l'énorme fenêtre qu'avait la dernière chambre de la maison. La plus propre aussi. Cela pouvait paraitre bête, dit comme ça, mais ça ne l'était pas. Je souris et caressai son bras du bout des doigts, et son visage s'éclaira d'un merveilleux sourire avant de replonger dans les bras de Morphée.
Je souris aussi. Parce que Kane avait toujours dormi du côté de la porte à Savannah. Toujours. Au cas où il devrait sortir de sa chambre en courant pour échapper aux griffes de mon père.
C'était aussi triste que ça.
Je fermai inconsciemment les poings, me laissant envahir par la rage qui me bouffait de l'intérieur, sans parvenir à l'atténuer. Mes blessures internes étaient tellement profondes que rien ne pourrait les guérir. Des blessures qui ne cicatriseraient jamais parce que je ne voulais pas les oublier.
Ma mère nous disait toujours que la haine n'apportait rien de bon, que cela ne faisait du mal qu'à nous-mêmes. Mais comment était-il possible de ne pas haïr celui qui avait effacé à coups de poing son sourire et celui de Kane, les deux personnes qui m'importaient le plus ? Comment allai-je pouvoir laisser passer ça ?
Ressentir autant de rage et de rancœur était un sentiment normal, du moins, dans mon cas. Et même quand j'essayais de ne ressentir qu'indifférence à l'égard de mon géniteur, je ne faisais que penser au dégoût qu'il m'inspirait. J'imaginais dans ma tête des scènes dans lesquelles je le rouais de coups. Et pire encore. C'est pour cette raison que je m'étais suis juré de ne jamais user de violence envers personne, par crainte de devenir quelqu'un comme lui.
Moi, je n'étais pas un monstre.
Je tentai de balayer ces sentiments et me levai. Marcher sans but était une bonne façon de se libérer l'esprit. Le plancher était chaud sous mes pieds et grinçait à chacun de mes pas. La maison n'était pas bien grande, mais suffisante pour y vivre tous les deux. Peu nous importait que l'osier des meubles soit terni par le temps et fasse un peu vieillot. Elle était accueillante, c'était le principal. Quelques petites réparations, d'un bon nettoyage, quelques coussins fleuris et on serait au Paradis.
Le summum était le silence qui emplissait les murs et la paix qui se dégageait de l'endroit. Pouvoir se lever tôt le matin sans avoir peur de traverser le couloir. Même si j'avais regardé derrière moi en sortant de la chambre, comme si un monstre allait sortir de dessous le lit.
Dans mon cas, il ne s'agissait pas d'un monstre sous le lit, mais de bien pire. Le monstre était celui qui s'asseyait dessus. Celui aux phalanges bleuies et à l'haleine alcoolisée.
Je me regardai en passant dans l'imposant miroir qui se trouvait dans le couloir qui menait à l'escalier.
Même si je doutais de mes capacités, aujourd'hui, je me sentais différent, avec l'envie d'explorer et de connaitre tout ce que je n'avais pas pu voir jusqu'à maintenant.
« Un jour, tu boufferas le monde, Seven ».
Je répétai les paroles de ma mère avec l'impression d'entendre sa voix contre mon oreille. Elle avait raison, personne ne pourrait m'empêcher d'atteindre mes rêves. Plus maintenant.
J'allais tenter de le conquérir, ce monde, avec ma musique et mes chansons.
Mais là, tout de suite, je voulais entendre le bruit des vagues de l'Océan Pacifique qui s'étalait devant mes yeux tandis que je dévalais les escaliers pour sortir sous le porche contempler ce panorama merveilleux. Parce que celui qui disait que Kailua n'était pas une île de rêve était un menteur. J'étais certain que cet endroit nous réservait de belles surprises. Des bonnes, d'autres, un peu moins peut-être, mais elles seraient toujours les bienvenues.
Parce que nous étions arrivés dans cette nouvelle vie, les bras grand ouverts et sans peur de sauter dans le vide.
- Je suis prêt, affirmai-je.
Oui, je l'étais, à rencontrer des gens pour commencer et créer des amitiés, si possible.
Je me posai sur un transat en osier en forme de demi-lune suspendu à un arbre devant la véranda et regardai l'Océan comme quelqu'un qui le voyait pour la première fois. Pourtant je l'avais vu tous les jours en Géorgie quand je longeais la côte en voiture après le travail pour rentrer chez moi, mais rien à voir avec celui-ci.
J'appréciai les différents tons de bleus et les traces de mousse blanche que laissaient les vagues en se retirant. Tout me paraissait plus beau, plus intense. L'Océan était infini.
C'était tellement beau que s'il existait plusieurs vies, je voudrais être un Océan. Je m'étalerais avec ma démesure, laisserais que toutes les personnes du monde s'approchent de moi et je les bercerais avec douceur. Je leur promettrais que tout irait bien et je serais le témoin de premières rencontres, de premiers baisers et de carambolages sur le sable. Des clapotements des enfants petits et les larmes de ceux qui auraient perdu quelque chose sur le sable. Je prendrais soin des cendres des âmes consumées auxquelles la mort n'aurait plus laissé de délai et je saluerais aussi les nouvelles vies qui pousseraient dans le ventre des mères et ce serait une vie parfaite.
Je ris devant ces pensées idiotes. Ça ne tournait pas rond, parfois dans mon cerveau.
Une inspiration me revint et une envie soudaine de jouer s'empara de moi. D'un bond, je descendis du hamac, remontai les marches du porche pour prendre les clés et revins pour m'approcher du Van. J'ouvris les deux portes à l'arrière où j'avais rangé ma possession la plus précieuse. Ma guitare. Un cadeau de ma mère pour mon neuvième anniversaire. La même qui m'avait accompagné toutes ces années et qui parvenait à atténuer la douleur de toutes mes blessures.
Je l'emportais partout et en prenais soin comme s'il s'agissait d'une extension de mon propre bras.
Je m'installai sous l'auvent, hésitant à la sortir de son étui, vieux et abîmé par les années. Quand je sentis sous la pulpe de mes doigts la rugosité des cordes, un frisson me parcourut.
La guitare épousait ma poitrine comme si elle était faite sur mesure et après l'avoir accordée, je commençai à jouer.
Je ne savais pas lire les partitions et ne transcrivais jamais mes chansons. Je les laissais simplement prendre vie et, s'il en sortait quelque chose qui me plaisait, je les répétais des centaines de fois jusqu'à les apprendre par cœur.
Je jouais toujours différemment. Même si ce n'était qu'un seul accord, ça changeait tout et c'était magique. J'aimais m'amuser avec les sons et les paroles venaient toutes seules, comme une évidence, sans effort, fusionnant avec la musique qui sortait sous le mouvement de mes doigts.
Pour moi, la musique était synonyme de vie. Parce que ça parlait une langue que tout le monde pouvait comprendre. Celle des émotions.
Ce matin, je dédiai ma chanson à la liberté, mais aussi à mon frère.
Et pour la première fois de ma vie, je sentis que ma mère avait raison quand elle m'avait dit que je devais essayer de gagner ma vie avec ma musique.
Parfois, il suffisait de le vouloir et de persévérer pour réaliser ses rêves !
***
Je pouvais passer des heures à chanter sans me lasser. Tandis que je rangeais ma guitare avec soin dans son étui, je me rendis compte que Kane était là, appuyé contre le chambranle de la porte à m'écouter. Quand j'entrais dans ma bulle, j'étais tellement absorbé que tout cessait d'exister autour de moi. Les sons m'enveloppaient, me faisaient sentir vivant, me libérant par la même occasion de l'ouragan d'émotions qui me possédaient, transformant ma rage en chanson et ma douleur en musique.
J'allais avoir un sacré répertoire, parce que du coup, ce n'étaient pas des casseroles que je trimballais, c'était des batteries entières.
Je posai mon instrument contre le mur et levai les yeux vers lui. Il souriait, et un sourire de mon frère valait tout l'or du monde. Il semblait heureux, apaisé. Ses cheveux courts brillaient un peu plus sous la lumière du soleil qui se levait et la lueur dans ses yeux semblait moins terne. Je n'avais jamais décelé une telle tranquillité sur son visage. Il semblait différent, comme si, enfin, le poids qui lui plombait les épaules depuis si longtemps s'était allégé et le laissait respirer à nouveau.
Il me tendit le bras me faisant un geste de la tête pour m'inviter à m'approcher de lui. Il portait son vieux pyjama blanc, et j'eus l'impression d'avoir devant moi un ange tombé du ciel qui aurait atterri dans la terrasse. J'éclatai de rire à cette pensée idiote, mais personne ne pouvait imaginer à quel point j'aimais mon frère et combien j'étais heureux de le voir comme ça.
Comment avait pu ce misérable lui ôter l'envie de sourire... ?
- Tu te moques de mon pyjama ? Me demanda-t-il en haussant un sourcil.
- Ben, je me disais juste qu'il est très... seyant.
- Il est très confortable, c'est ce qui importe, non ?
Il me serra dans ses bras en riant. Son odeur à menthe m'envahit et je le serrai encore plus fort. Il était tellement mince et semblait tellement fragile. Et pourtant, il ne l'était pas, fragile, c'était le jeune homme le plus fort du monde. Il était juste humain. Un homme qui avait trop supporté sans se plaindre.
- Salut, Kane, murmurai-je à son oreille après l'avoir embrassé sur la joue.
Il m'ébouriffa les cheveux et sourit encore davantage si c'était possible.
- Seven, qu'est-ce qu'elle était belle cette chanson ! Je sais que je te dis ça tout le temps, mais tu as un talent incroyable. Un jour tu seras quelqu'un, j'en suis sûr !
Il attrapa mon visage et me le répéta en me fixant dans les yeux, s'assurant que j'écoutais bien ce qu'il me disait.
- Ça, je n'en sais rien, j'aimerais simplement être aussi fort que toi, ce serait déjà pas mal.
Je le pensais vraiment. Mon frère était mon exemple à suivre, celui qui éclairait tout quand la vie devenait trop obscure. Ce n'était pas moi, le plus solide des deux.
Il secoua la tête.
- Non, Seven, tu te trompes. Tu dois juste être toi, dit-il en enfonçant son index sur ma poitrine. Parce que tu es quelqu'un d'extraordinaire.
Je baissai les épaules sans répondre et serrai ses mains dans les miennes.
- Tu veux qu'on aille faire un tour ? Je veux visiter un peu le quartier. Quand tu es parti d'ici avec maman, tu étais petit, mais ça a certainement pas mal changé en vingt ans, lui proposai-je en désignant la plage.
Il n'avait que deux ans quand notre mère fit la connaissance de notre père sur le continent. Elle avait quitté l'île avec Kane sous le bras pour occuper un emploi dans un salon de coiffure à Savannah. Malgré son jeune âge, il avait certainement quelques souvenirs de sa vie ici et de nos grands-parents.
- J'ai presque tout oublié, Seven, mais aujourd'hui, je ne sors pas, tu n'as qu'à y aller toi, pendant ce temps, je vais commencer à nettoyer.
J'acquiesçai, m'obligeant à penser que sa fatigue était normale. Le voyage avait été long et se libérer de chaines aussi lourdes serait un processus complexe pour lui, plus que pour moi, sans doute. Mais il n'y avait pas que ça. Depuis quelque temps, il se plaignait de douleurs dans les reins qui devenaient chaque fois plus intenses et ça me préoccupait.
- D'accord, je vais en profiter pour faire des courses, répondis-je en passant mes doigts dans ses cheveux. Puis, je pris ses mains entre les miennes et la différence entre ma peau bronzée et la sienne, beaucoup trop pâle, me retourna les tripes. Avant je vais nous préparer un bon petit déjeuner et c'est moi qui ferai le ménage en rentrant, tu as besoin de repos.
Il me coupa la parole.
- Je t'attends, mais nous nettoierons tous les deux. Je veux que tu en profites pour faire tout ce qui te fait envie, voir si tout est aussi joli que tu l'imaginais. Tu es jeune et prendre un nouveau départ n'est jamais facile, alors vas-y, je suis sûr que tu vas trouver des jeunes à la plage et te faire des amis. Allez, oust !
- Mais...
- Je ne veux plus rien entendre ! me prévint-il.
Ça me coûta de ne pas répondre que je voulais le faire avec lui, que je ne voulais pas le laisser seul dès le premier jour de notre nouvelle liberté sur l'île. Mais après, je me souvins que Kane avait besoin d'être un peu seul, par moments. Je ne devais pas oublier de lui laisser de l'espace, parce que c'était sa façon à lui de tourner le dos à la peur et de calmer ses angoisses.
- D'accord, soupirai-je tandis qu'il hochait la tête, satisfait d'avoir gagné. Je reviens vite.
- Prends ton temps, et n'oublie pas les courses pour le repas de midi, hein !
Je partis, me retenant de jeter un coup d'œil derrière moi. Je devais cesser d'être aussi protecteur avec lui. Il n'y avait plus de danger. Pas ici.
Plus jamais !
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